Charles se trouvait enfin étendu sur son lit, le regard plongé dans la tenture vermeille de son baldaquin. Le rouge étincelant de la pièce semblait le noyer dans un océan de sang. Il suffoquait à cette seule idée. Amenant une main à sa poitrine, il sentait son cœur se serrer et battre la chamade. Fermer les yeux s’avérait plus inquiétant encore. Réchapperait-il jamais de cette sourde peur qui le tenaillait depuis son retour ? Réapprendrait-il jamais à vivre dans l’insouciance de mener une palpitante vie mondaine et d’exaltantes campagnes militaires ? Songer un seul instant à fouler de nouveau le sol d’un champ de bataille lui faisait d’ailleurs honteusement horreur. Là-bas, tout était possible ; et la mort demeurait la plus terrible des éventualités. Ceux qui semblaient s’en relever paraissaient à juste titre plus épouvantables encore. Mais que pouvait-il savoir d’eux, sinon qu’ils existaient ? Il n’avait jamais cru aux contes, et moins encore au reste. Jamais il n’avait croisé Dieu, ou le Diable, sur les champs de bataille. Mais des hommes, des pauvres bougres à peine aguerris au combat, se battant sans solde ; des mercenaires dont le salaire les contentait moins que la somme sanglante de tous leurs actes de barbarie ; des officiers sanguinaires ou timorés, propulsés au sommet de la hiérarchie par népotisme, et inaptes à leur devoir, offrant à la mort le nombre de leurs hommes sans parvenir à reconnaître leurs propres torts, imputés à leur fatuité ou la dangerosité flagrante de leur impéritie ; le capitaine de Saint-Adour avait vu tout cela, et toutes ces choses l’avaient écœuré. Il en était revenu, cette fois encore, sa gloire à peine ternie par le fléau qui l’avait frappé en pleine guerre, « un malencontreux incident » qui avait failli le perdre sans honneur et sans gloire. Plus que par simple fatuité, il croyait encore en son devoir ; il croyait en la grandeur de sa cause, et par orgueil il aurait bravé maints affrontements ; cependant, il n’avait plus le cœur de s’investir dans sa mission. La peur le tenaillait comme un enfant ; et tel un enfant il se cachait, se plongeant dans le mutisme, se dérobant à la moindre occasion de se mêler aux siens. Mais comment échapper à ses propres pensées ? Comment éviter de songer, la nuit, à l’horreur qui l’étreignait dans le noir ? Il avait essayé les femmes ; mais leurs tendres bras ne le réconfortaient pas assez vigoureusement. Venait toujours l’instant où ses paupières se fermaient, et où il se retrouvait seul et vulnérable face aux démons de son imagination. Seulement, il ne discernait plus distinctement les limites du réel et de l’imaginaire. Telle était hélas la raison de sa détresse ; et dans la fantaisie mêlée à son monde, il se sentait perdu, et incompris de tous. Pouvait-il seulement tenter d’exprimer à ses plus proches amis ce qu’il ressentait ? Personne ne pouvait comprendre ; personne ne pouvait entendre l’étendue de son désespoir. Il fallait qu’ils aient vécu ce qu’il avait subi pour prendre conscience de la vulnérabilité qu’il avait ressenti, pour la toute première fois.
Il entra fougueusement dans les appartements de sa mère, et conserva le pas de charge tant qu’il n’eût pas atteint le bureau où, se référant aux habitudes de la dame, il savait qu’elle se trouvait en train d’entretenir sa correspondance. Lorsqu’il entra dans la pièce, sans avoir précédé sa venue d’un coup bref donné sur la porte, il trouva bien madame de Saint-Adour vaquant à son occupation favorite. Mais cette fois, loin de s’égarer en badineries et en mondanités, la duchesse maniait la diplomatie la plus subtile afin de contenter ses interlocuteurs soucieux de l’état de son fils, de son patrimoine, et de sa situation de célibat, qui de l’accord général n’avait que trop duré. Il fallait bien en effet s’avérer rassurante malgré les faits, qui ne laissaient pas de provoquer son inquiétude. De plus, ses obligés, très attachés à lui rendre la vie des plus agréables, menaçaient de provoquer le contraire en essayant de s’immiscer dans ses desseins, en pressant les meilleurs médecins et les plus belles jeunes filles de rencontrer la duchesse. Il fallait bien calmer leur ardeur sans mentir au sujet de son fils. Mais le maniement de la plume était le jeu favori de cette courtisane rôdée.
— Quel vent tempétueux vous fait entrer si promptement, mon cher fils ? persifla-t-elle en continuant d’écrire.
— Je voulais vous faire part de mon intention de réintégrer mon corps d’armée, affirma-t-il avec aplomb. Je n’ai que trop perdu de temps en oisiveté ; aujourd’hui, je suis rétabli. Je compte auparavant me marier, afin d’accomplir le second de mes devoirs envers notre maison. Il me semble judicieux que nous réglions la question de mon mariage avant que de reprendre le chemin des champs de bataille.
— D’autant que vous n’en reviendrez peut-être pas cette fois, l’interrompit froidement la Saint-Adour en le considérant, paraissant désormais s’intéresser à la présence de son fils qui, malgré sa volonté, chancelait encore quelque peu, s’appuyant sur une jambe puis sur l’autre afin de pallier son déséquilibre, d’autant que la hargne l’avait poussé à courir, tandis qu’il n’en était plus rééllement capable. Qui songez-vous donc épouser, demanda-t-elle avec un réel intérêt, sachant son fils d’habitude peu enclin à envisager l’hymen.
— Sans vouloir offenser l’homme de guerre que vous êtes, et le courageux fils dont le Ciel m’ait doué, dit-elle, il se pourrait bien qu’un jour vous ne rentriez jamais. Si cela venait à se produire, vous causeriez en surcroît de mon inconsolable chagrin la perte de notre patrimoine. Votre beau-frère est ce qu’il est, il n’en est pas davantage Artignac. Notre nom est trop grand, trop noble pour que notre famille ait défaut de votre descendance. Songez de plus à la fierté que vous pourriez vous faire d’un fils ; et de la belle alliance que vous feriez d’une fille ! Ce bonheur suffirait-il peut-être à vous contenter, se prit-elle à dire avec espoir ; peut-être trouveriez-vous là une source de fierté plus profonde que tout ce que vous avez connu jusqu’alors…
— Ce serait condamner ces enfants à la splendide errance que nous subissons nous-mêmes chaque instant de notre vie, soupira-t-il pour lui-même, murmurant suffisamment bas ce qu’il se refusait à taire, afin que sa mère ne puisse saisir la teneur de ses paroles.
— De quoi parlez-vous ? J’ai peur de ne pas comprendre, lui répondit la duchesse en devinant aisément que ce qu’avait murmuré son fils n’aurait pas été pour lui plaire.
— Rassurez-vous, ma mère, concéda-t-il enfin en se redressant contre le dossier de sa chaise ; j’honorerai ma mission. Il me tarderait presque d’accomplir tous ces faits, avoua-t-il avec quelque soulagement, afin d’être en paix avec mon devoir, et de mériter bientôt le repos que je sollicite.
— Vous parlez comme un homme vaincu par les âges, soupira la duchesse, vaincue elle-même par cette manifestation prononcée de tant de lassitude. C’est ce que je redoute, parfois : que vous soyez tant alangui de vivre que vous vous éteigniez tout à fait. J’avais de grands desseins pour vous, et il vous reste encore tant à accomplir ! L’assura-t-elle en se penchant vers lui, afin de lui étreindre les mains et de les serrer dans les siennes. Songez seulement au bonheur que vous pourriez connaître ! Il me tarde de vous voir heureux, mon fils, de quelque façon que ce soit ! Je me refuse à quitter cette terre tant que je ne vous saurai pas sur cette voie.
— Ah ! Mère ! Que je me sens vieillir ! Soupira-t-il en lui livrant toute sa maussaderie, incapable de la retenir après un discours si poignant, un discours idéaliste, presque cruel, tant Charles se savait voué à l’échec dans cette entreprise à laquelle il se sentait trop las pour s’y engager et y connaître quelque réussite. Au risque de vous décevoir, je dois vous avouer que je sens la vigueur de la jeunesse me quitter peu à peu ; chaque souffle me paraît d’autant plus vital que je le sollicite avec peine ! Et si la mort déjà se saisissait de moi ? murmura-t-il, tout ému, en portant sa main, fébrile, à son cœur. Savez-vous que je crains la mort, malgré ce que j’ai vécu ? Savez-vous qu’un duc n’est pas exempt de veulerie au regard du sort qu’il partage avec le commun ? La mort est ce qui nous attend tous ; et pourtant, nul n’en sait rien. Cette ignorance me désespère ! Elle me tourmente, m’obsède !
— Vous parlez à une femme dont la vie appartient au passé, répondit la duchesse, à son tour émue de tant de désarroi. Cette peur, avoua-t-elle avec autant de sincérité, je la partage, car je me sais vouée à l’affronter tôt ou tard. Vous avez encore du temps, l’assura-t-elle, prenant le soin d’esquisser un sourire doux, qu’accentuait la fébrilité de son état. Tout le monde vous en donne ! Nous nous accordons tous à dire que votre intérêt se trouve désormais davantage dans votre famille et dans sa fondation que sur un champ de bataille. Pour l’heure, il serait souhaitable de vous glorifier d’une belle alliance. Ne repartez pas en guerre ; cela n’est point utile.
— Je vous prie, mère, de bien vouloir accepter que je demande la main de Catherine d’Aubressac à son père, votre très estimé ami, glorieux capitaine en son temps des troupes royales, fidèle à la Couronne autant qu’en ses amis, respectueux envers ses débiteurs comme il l’est envers les plus grands seigneurs.
— Etes-vous sérieux ou s’agit-il d’une foucade ?
— Je suis sérieux, mère.
— Pourquoi l’aînée d’Aubressac ? Elle passe pour une effrontée, une excessive ; je jurerais que son père la renverra au couvent lorsqu’il aura compris qu’aucun prétendant sérieux ne voudra lui demander sa main. Si on la retrouve ; car depuis sa dernière chevauchée elle demeure introuvable !
— Dois-je entendre que vous refusez que je tente d’obtenir l’approbation de son père ?
— Il me faudrait auparavant de m’opposer que je comprenne pourquoi vous songez à elle pour une union aussi importante que la vôtre !
— Vous n’ignorez point que son frère Thibault d’Aubressac est l’un de mes meilleurs amis. Il se trouve qu’il me siérait de devenir son frère. La maison d’Aubressac n’a pas perdu tout son prestige et je ne vois guère de raison de penser qu’il s’agirait d’une mésalliance.
— Certes, même si cela est plus avantageux pour Aubressac que pour vous.
— Il semblerait que cela soit moins avantageux pour vous, mère ; quant à moi, je suis tout disposé à me satisfaire d’une femme de caractère, avec une force et une volonté communes à nulle autre, qui saura s’arranger de mes déboires d’autrefois et de mon tempérament quelquefois ombrageux. Elle sera probablement la mieux disposée à me pardonner mes défauts, étant donné que les siens ne sont pas dissemblables.
— Je voyais pour vous une épouse plus conciliante, effacée…
— Terne, soumise, que vous puissiez modeler afin qu’elle ne vous cause aucun tort, qu’elle vous laisse la place de briller encore dans le monde, auprès de votre glorieux fils.
— Prenez garde, mon fils, vous devenez insolent.
— Pardonnez-moi, mère, mais souffrez que j’insiste : Catherine d’Aubressac est la personne à laquelle je souhaite être uni.
— Je sais pourquoi vous l’avez choisie. Par pitié pour le chagrin que cette situation inflige à votre ami. Mais une union de deux maisons ne peut se faire au nom de l’amitié.
— Quant à moi, j’ai décidé que si, pour cette seule raison je consens à épouser une femme ; cette femme. Je n’en épouserais aucune s’il n’était pas question d’extirper cette jeune femme d’une issue plus malheureuse encore que de se trouver liée à moi jusqu’à la mort, qui ne saurait de toute façon tarder à m’emporter pour le dernier voyage.
— Ne soyez pas idiot ! Elle a disparu ! Je parierais que redoutant par trop le couvent, elle ait eu l’imprudence de s’enfuir, pour aller où ne sait où, terminer plus tristement sa vie que si elle avait pris le voile. Nous ne la reverrons jamais, Charles ! Tâchez de trouver une autre prétendante, ou je déciderai moi-même de celle qui devra porter votre nom, partager notre titre, et hériter de tous nos biens !
— Non seulement je maintiens ma décision, mais vous ne tenterez rien pour m’imposer une autre créature.
— Et comment allez-vous m’en empêcher ?
— Vous avancez que Catherine d’Aubressac se serait enfuie. Vous n’imaginez point cependant que ce soit moi qui l’ait ravie et qu’elle m’attende dans une chapelle afin que nous soyions unis.
— Vous mentez ! Vous ne risqueriez jamais de semer le discrédit sur notre famille ! rétorqua la duchesse au seuil de l’épouvante, car elle savait la chose possible.
— J’ai failli y parvenir plus d’une fois. Prendrez-vous le risque de ne pas me croire ?
Madame la duchesse savait toujours s’esquiver par un sourire angélique. Cette fois, il lui fallut un temps avant de quitter une posture d’effarement pour reprendre tout son flegme. Mais la sérénité retrouvée de ses traits était trompeuse, et n’était pas pour rassurer Charles, qui savait interpréter mieux que quiconque chaque mouvement, même le plus subtil, qui pouvait animer sa mère. Il sourit à son tour, entre défi et désespoir.
— En somme, répondit-elle avec agacement, vous l’épouserez, quoi qu’il arrive.
— En effet. Il n’appartient qu’à vous de prendre le risque que cet hymen soit honteusement célébré en secret, suite à cet enlèvement, ou de consentir de bonne grâce à mon désir et que le mariage ait lieu dans le faste dû à notre condition, avec la bénédiction des grands de ce monde et en compagnie de nos chers alliés.
La duchesse se leva pour poser sa main sur l’épaule du jeune homme ; puis elle se retira du salon, d’un pas si léger que Charles, absorbé par sa lassitude, entendit à peine avant de réaliser qu’il se trouvait seul, et passablement soulagé de savoir désormais à quoi s’en tenir. Il se demandait bien si son jeu avait fait mouche, ou si sa mère n’était pas dupe. Il se sentait honteux d’avoir profité de la disparition de la demoiselle, ayant fait fi pour l’occasion du désaroi de son ami Thibault ; néanmoins, il lui semblait avoir agi dans le meilleur intérêt pour la jeune femme. Désormais, il lui faudrait la ramener.
Sans plus attendre, il regagna le cabinet des mignardises, et se servit un verre de vin avant de tomber lourdement sur son divan vermeil. Il s’écoula peu de longtemps avant que Boissec ne fasse son apparition, accompagné de Layemars et Vielly, bras dessus-bras dessous, et qu’Houdanville ne surgisse en compagnie d’une bouteille de vin presque vide. Chacun se servit un verre et s’assit dans une chaise qu’ils ôtèrent tous à la table pour les disposer en face du divan où s’était écroulé le duc, visiblement alangui.
— Mes amis, pour l’heure, nous avons échoué à retrouver Catherine d’Aubressac ; cependant, j’ai instruit ma mère de mon intention de l’épouser dès que nous l’aurons retrouvée.
— J’admire votre confiance, répondit Layemars ; mais en quatre jours de recherches, personne ne l’a retrouvée. Elle se sera probablement enfuie pour échapper au couvent.
— Ou au mariage, intervint Boissec ; car on la sait hostile à l’hymen.
— Cela vous paraît insensé, mais je vous saurai gré de me faire confiance, répondit sobrement Saint-Adour.
Les trois comparses allaient lui demander quelles raisons il avait de croire qu’il la retrouverait, saine et sauve de sucroît, mais l’assistance fut interrompue par Houdanville, qui semblait prompt à parler fort et longtemps, tellement il était ivre. Ce gentilhomme aimable et discret semblait être en train de se muer en un ivrogne dégoûté de son épouse et insatisfait de sa vie. Il se sentait constamment brimé, méprisé, malheureux. Il devenait peu à peu le rustre qu’il n’aurait jamais dû être, seulement parce qu’il avait été uni à une personne qui lui correspondait si peu qu’il se sentait de plus en plus étranger à sa vie de couple, de plus en plus étranger à son monde également. Il sombrait, inéluctablement ; et jusqu’alors personne dans son entourage, pas même ses plus proches amis, n’en avait fait grand cas ; par incompréhension, par impuissance à éprouver de l’empathie. En effet, malgré leur mariage de convenance, ils ne ressentaient pas leur union à une parfaite inconnue, avec laquelle ils ne partageaient rien d’autre qu’un titre de noblesse et une renommée dans le monde, comme une vive douleur et un terrible sentiment de gâchis. Ils prenaient leurs aises avec d’autres, s’occupaient à guerroyer pour la Couronne de France et deviser à la taverne ; leur épouse n’était pas l’objet de leur vie.
Houdanville aurait préféré se marier avec une femme qu’il aurait aimée d’amour dès les premiers instants ; il ne pouvait souffrir le mépris et l’arrogance d’une noble mieux née que lui et insatisfaite de n’avoir pu être unie à une maison plus prestigieuse. Il ne savait mener à terme les conflits qui en découlaient. Il n’était pas fait pour supporter maints affrontements et partager son quotidien avec une irascible qui ne saurait jamais l’aimer avec la délicatesse qui lui aurait convenu. Jeanne d’Houdanville ne l’aimait pas Depuis quelques temps, elle le détestait positivement. La compagnie du Cabinet des mignardises lui avait maintes fois conseillé de prendre une maîtresse, car elle ne connaissait que ce seul remède ; mais Houdanville ne le souhaitait pas ; il ne voulait plus rien. Il n’avait plus foi en l’amour, et cela lui avait ôté toute force de supporter son morne quotidien.
— Monsieur le duc parle avec l’assurance de ceux qui sont délivrés, au moins pour un temps, de leurs obligations, rétorqua Houdanville sans aménité. Vous avez en effet trouvé le moyen, persifla-t-il, de repousser votre mariage en exigeant d’être marié avec une femme introuvable. Il sera grand temps pour vous de vous remettre en quête d’une fiancée lorsque tous auront fait le deuil de l’aînée des Larroque, termina-t-il en levant son verre avec cynisme.
— Allons ! Houdanville ! Intervint, outré, le marquis de Layemars. Quelle maussaderie vous fait parler ici avec tant de désobligeance ? Exprimez votre mécontentement, plutôt que de piquer d’un trait notre ami et son insaisissable promise !
— Allons ! Monsieur de La Croupe ! contra le marquis en se resservant du vin après avoir bu d’une gorgée le contenu de son verre et terminé la bouteille qu’il avait apportée ; que n’êtes-vous diable, et que Saint-Adour ne soit sorcier ! Tant de mascarade pour une si jolie tête. Monsieur le duc craindrait-il de perdre cette Excessive ? Si elle venait à ne jamais reparaître, vous n’auriez plus à l’épouser ; et tant que votre mère ne lui aura pas trouvé de remplaçante, vous aurez la paix ! Vous n’oseriez point me soutenir que vous n’avez jamais songé à cette éventualité ?
— Je vous croyais incapable de sarcasme, vous me surprenez grandement, observa Boissec paré d’un sourire qui n’avait cependant rien de réjoui.
— Il faut dans la vie se montrer pragmatique, dit-il après s’être abreuvé d’une longue gorgée de son vin ; après tout, ne la connaissiez-vous pas ; en quoi cela serait-il mal ?
— Veuillez observer qu’ici ne se trouve ni bien ni mal, rétorqua Saint-Adour en se redressant dans son divan, enveloppant la pièce et ses occupants de ses bras grands ouverts. Cependant, votre discours ressemble à celui d’un malhonnête ; or mon cher vous n’êtes pas de cette espèce.
— Bien évidemment que non ! Je suis de celle dont on se joue ; je suis un gentil, un serviable, un muet ! Si je n’avais été gentilhomme j’aurais été laquais, l’homme de confiance, ou celui que l’on sacrifie sans qu’il ne soit besoin qu’une cause ait prétendu à exiger ce tribut. La nature est admirable, n’est-ce pas ? Elle m’aura au moins évité le servage ! Cela est vrai, ce n’est pas comme si je n’appartenais pas au roi ; ce n’est pas comme si mourir au combat était un devoir ; et je puis moins encore déplorer d’avoir épousé une abjecte précieuse que je n’aurais jamais aimée ! Je l’aime tant, votre sœur ! Elle me rend la vie si douce ! Attendrissante femme, épouse aimante, et dévouée ; elle est la perfection incarnée !
— Il est déplaisant de vous entendre.
— Alors, je n’aurai qu’à me taire ! Encore ! Je dois me taire, toujours !
Saint-Adour regrettait ses dernières paroles. Il eût été préférable qu’il s’abstienne de juger les propos de son ami. Son regard rencontra celui de Layemars, qui demeurait obstinément silencieux. Le marquis ne faisait qu’observer avec affliction son ami se débattre avec ses propres démons, vulnérable et seul face à des amis qui ne méritaient plus qu’à-demi ce titre. Ils avaient été insensibles à sa détresse, latente, inattentifs envers celui qu’ils avaient à tort jugé plus flegmatique et pacifique qu’ils pouvaient l’être eux-mêmes. Non, leur ami n’était pas en paix, et son tourment leur explosait au visage. Le marquis d’Houdanville éructait, crachait, hors de lui-même. Et dès que son verre était vide, il le remplissait jusques au bord. L’assistance avait pâli, chacun des hommes était interdit. Jamais Houdanville ne s’était comporté de la sorte, et personne ne savait la raison pour laquelle il s’emportait ainsi.
— Jeanne vous mène-t-elle la vie impossible ? Demanda Saint-Adour en essayant par son ton d’apaiser le jeune homme.
— Elle enrage de vivre si près de Layemars ! dit-il en montrant l’incriminé du doigt. Elle me le fait payer chaque jour, de toute sa désobligeance !
— Et vous nous la faites partager à votre tour, en hurlant sur vos amis qui ne souhaitent qu’apaiser votre tourment et vous écouter, si tant est que vous acceptiez de vous rasséréner, intervint Boissec dans son plus grand calme, mais sans se départir d’une once de cynisme.
— Que pouvez-vous faire ? M’octroyer le divorce ? Layemars, si vous souhaitez m’aider, il faudra que vous disparaissiez du monde, ou que vous la fassiez disparaître ! Ou bien vous pouvez m’achever, ce que je ne saurais supplier que trop !
— Pour l’amour du Ciel, Houdanville ! Ressaisissez-vous ! S’impatienta Boissec, achevé de se trouver tant dépourvu.
— Pour ma part, je tâcherai de vous rendre la vie plus agréable en exhortant ma sœur à s’éloigner un peu de vous, lui assura Saint-Adour, souhaitant de toutes ses forces étouffer ce tumulte.
— Enfin me direz-vous, fit le marquis échaudé à l’intention du duc, comment et quand votre croisade acharnée contre votre mère et votre sœur prendra fin et quand enfin vous vous montrerez raisonnable et nous Ferez part à nous, vos amis, des tourments qui vous habitent !
— Comme vous l’avez fait vous-même ? rétorqua Saint-Adour en perdant patience.
— J’ai tâché de vous en parler, à tous, répondit-il en désignant tour à tour chacun de ses amis. Vous ne m’avez prêté aucune attention. Je me suis mis à votre service ; et qu’avez-vous fait pour moi ? Hier encore, j’étais dans la forêt pour vous retrouver, cher duc ! Je vous ai suivi dans cette forêt pour retrouver votre promise, et que n’ai-je fait encore dont le souvenir m’échappe désormais ?
« N’oubliez pas que vous allez perdre un ami, parce que je quitterai sans peine un homme qui dispose de ses amis comme de ses gens, c’est-à-dire leur faisant juste confiance pour les laisser entrer chez lui, mais pas assez pour pénétrer son cœur. Depuis quand n’avons-nous rien fait d’autre que de boire et de veiller ? Depuis quand la taverne du bourg vous voit-elle entrer pour ses putains, Layemars, Boissec et vous ? Quant à Sainte-Aube, je n’y songe même pas ! Qu’un visage si doux, qu’un port si aimable abritâssent si impunément le Malin ! Quelle compagnie formez-vous donc, et que ne suis-je point encore assez damné pour en faire si piètrement partie ? Qu’y partagez-vous donc avec eux, hormis les mamelles crasseuses de ces pauvres drôlesses ? Et que partageons-nous tous deux, si ce n’est le souper, ainsi que la filiation maladroite nous unissant par votre sœur ? Depuis quand, enfin, ne m’avez-vous point ôté le poids que me fait constamment porter la scélérate, en allant la divertir, afin que je me divertisse à mon tour par la paix que son absence m’aura octroyée ? Qui est donc ce nouveau duc de Saint-Adour qui semble m’avoir abandonné ? Je n’y reconnais point là le fier duc que j’ai aimé servir, et que j’ai admiré tant de fois ; l’homme impétueux et lucide, capable de repousser la flagornerie et de rendre charmante une liberté friponne ! Cet homme que je vois face à moi n’use que de ces bas éloges, avec une malhonnêteté toute nouvelle, pour nous appeler ses amis, et nous traiter en courtisans ! Et votre liberté, non plus si gracieuse, prend le nom de débauche ! Alors, dites-moi : qui est l’homme que je vois ? Je sais seulement que je l’abhorre ! »
— Aymeric, je vous en prie, intervint Layemars. Votre venin fut assez épanché pour aujourd’hui. Assurément, vous avez bu davantage que de coutume, et ce n’est pas pour votre affaire. Allons, rassérénez-vous, et cessez de boire.
— Il n’est pas dans vos habitudes d’en avoir ainsi jusqu’au gavion * ; déplora Boissec. Mais enfin, de la sorte, la vérité émane assez du vin, je l’espère, du moins, pour vous libérer de son poids.
— J’ai pinté toute la matinée, pour oublier la misérable condition qui est mienne, fit-il, passablement las, en jetant son verre vide contre le parquet. Je m’ennuie de tant de vacuité ! Je m’ennuie de … tout ceci, soupira-t-il enfin en baissant les bras en signe de renoncement.
Le marquis d’Houdanville dodelinait de la tête, soudain hagard. Sans doute n’avait-il plus rien à dire. En tout cas, ses amis interloqués ne pouvaient en entendre davantage. Il se retira bientôt, sans leur adresser un regard. Il faillit s’écrouler plusieurs fois dans le couloir qu’il arpentait péniblement pour rejoindre sa chambre, et finit par se mettre à quatre pattes afin de s’assurer la force d’avancer ainsi que des chutes moins vertigineuses. Le jeune homme n’espérait même plus de ne pas rencontrer sur sa route la mine affligée de son épouse ; elle et ses remontrances pouvaient bien aller au diable, il ne ferait de toute façon que les suivre, mais non sans une certaine distance qui les séparerait commodément.
A sa grande déception, pourtant, madame son épouse se trouvait en train de lire dans la chambre ; et elle ne manqua point de faire la démonstration de son mécontentement face à l’état déplorable du marquis, qui s’accrochait au chambranle de la porte. Malgré sa nausée, qu’il aimait à penser que son épouse lui intensifiait, il la dévisagea un temps avec un regard de défi, un regard froid ; doublé de la désobligeance d’un sourire qui signifiait davantage un malséant rictus. Relevant la tête, elle le vit entrer en titubant, et s’écrouler sur le lit. Cette fois, elle observa la scène éprise d’un fort sentiment de dégoût.
— Que me vaut cette entrée pour le moins magistrale ? Demanda-t-elle avec une colère malhabilement maîtrisée dans le ton, portant une main devant ses délicates narines, espérant autant refouler les écœurants effluves d’alcool que manifester ostensiblement l’indisposition que son époux lui causait.
— J’ai besoin de cuver ; vous le voyez bien, non ? répondit-il avec méchanceté, la première fois qu’il usa de violence pour parler à sa femme.
Elle demeura surprise de longs instants encore, tandis qu’il laissait libre cours à l’épanchement d’un rire sardonique. Son corps secoué semblait être à la marquise celui d’un dément. Toutefois, il cessa bientôt, et recouvra toute sa gravité. Jeanne d’Houdanville ne pouvait détacher son regard ahuri du corps de son mari, et surtout de son visage crispé. Elle aurait presque éprouvé en ces instants quelque pitié pour lui, si seulement il ne lui avait point tant fait peur. S’accordant sur son sentiment, elle prit le parti de se lever ; elle posa délicatement son livre sur sa chaise et s’apprêtait à se reculer du lit, lorsque le marquis tourna la tête dans sa direction, avec une expression de pure vindicte. Alors la jeune femme demeura interdite. Son souffle lui-même sembla cesser, tant qu’elle eut le mouvement de porter ses mains à sa poitrine. Mais elle se ressaisit, car elle ne souhaitait nullement perdre la face. En se renfrognant à son tour, elle s’éloigna de sa chaise ; mais alors qu’elle allait gagner la porte, il se précipita vers elle.
— Ah ! fit-il d’un fallacieux entrain, lorsqu’il la vit émerger de l’éblouissante clarté qui lui faisait plisser les yeux. Chère marquise. Comment allez-vous ?
— Fort bien, je vous remercie, fit-elle sans s’attarder, s’éloignant prestement de lui.
— Quelque chose semble vous avoir perturbée, observa-t-il davantage par politesse que par intérêt. Vous paraissez émue.
— C’est que votre beauté m’aura coupé le souffle, rétorqua-t-elle sans se retourner ni même s’arrêter dans sa course.
Lorsqu’il était enfant, sa mère l’avait exhorté à toujours s’éloigner dans la nature si la colère ou l’affliction devaient prendre le pas sur son flegme ; car ainsi, tout à l’isolement dans lequel le plaçaient les éléments, il ne pouvait se rendre coupable d’abattre son ennui sur une tierce personne, ou bien de se venger de l’offense. De plus, il se trouvait libre de cheminer aussi loin qu’il le souhaitait, sans avoir à faire marche arrière, ni même à endurer de nouvelles querelles. « Si l’envie t’en prend, disparais dans la nature », lui disait-elle, au point qu’il ignora toujours que la chose semblât impossible. Il devait reconnaître par contre que ce conseil avisé aurait bien été d’un grand secours en ce genre d’occasions, et il regrettait de ne pas être arrivé plus tôt.
— Parvenez-vous à croire ce que vous avez vu ? demanda Layemars, davantage las qu’outré.
— Je ne suis pas certain d’avoir entendu ce que vous semblez avoir ouï, observa sombrement Boissec. Lui d’ordinaire si pondéré ! Il faudra bien qu’il ait vu le Diable pour avoir changé à ce point ! Que ne lui avons-nous point épargné qui le fâchât tant ? Est-ce seulement son épouse ?
— Cela ne serait jamais qu’une raison par trop suffisante, observa Layemars en se trouvant subitement tenté de perdre son sérieux. Pour autant, sa réaction conséquente à l’égard du mariage et du devoir en général nous prouve bien qu’il se trouve affecté par les convenances, comme vous l’êtes, mais qu’il réagit différemment de vous, fit-il en s’adressant au duc.
— Vous avez raison, répondit Saint-Adour. Ces épreuves que constituent les convenances, nos cœurs n’y semblent point préparés. Elles pourraient nous occire plus sûrement que le tranchant d’une lame. Pour autant, quelle pourrait être notre raison de vivre, si ne nous était point infligé cet ordre, ce devoir aux multiples visages ? Les temps sont durs, les amis. Le monde nous dévore, en ignorerions-nous la cause. Il faut dire qu’il nous semblerait nous battre contre le vent. Peut-être est-ce le cas, ou peut-être avons-nous seulement perdu de vue notre ennemi.
— Votre sœur l’aurait peut-être tourmenté ; et vous auriez connu le remords d’être intervenu en faveur de ce gentilhomme affable qui ne méritait nullement ce sort. Finalement, vous vous seriez trouvé dans la même configuration qu’aujourd’hui.
Boissec, lorsqu’il était sérieux, pouvait s’avérer d’un grand réconfort auprès de ses amis. L’effet se produisit sur Saint-Adour, qui lui concéda que sa sœur n’était pas d’un tempéramment facile, et qu’elle aurait pu être domptée par un prince, terrassée par l’émerveillement et la fierté. Mais aucun prince ne lui avait été destiné, preuve d’une relative insignifiance en dépit de sa noblesse.
— Il aurait fallu que je l’épouse, intervint Layemars, visiblement sérieux, brisant d’un coup la circonspection qui s’était installée entre les hommes, tous à leurs pensées les plus incertaines.
De cette seule allégation il imposa le silence, et tous se tournèrent vers lui. Un sourire naquit alors juste au coin de ses lèvres. Indéniablement, Layemars aimait surprendre ; et il excellait particulièrement en cela.
— Notre passion aurait duré quelques temps, relata-t-il, certain de son opinion comme si l’histoire qu’il s’apprêtait à conter était écrite quelque part, et qu’il s’en fallut de peu pour qu’elle se jouât en cette vie ; peut-être un an, du moins. Ensuite, ma verve et mes manières auraient commencé à l’ennuyer. Elle s’en serait accommodée, soupira-t-il, car elle m’aurait aimé toujours autant qu’au premier jour ; du moins l’aurait-elle ressenti ainsi, dans son cœur, bercée par des illusions de bonheur et des promesses idylliques que la célébration de notre union lui aurait inspiré, que j’aurais entretenu un temps par ma douceur, les maints égards que je lui aurais prodigué, inspiré moi aussi de cette tendresse idéale, aveuglé par mon désir, soumis à mes pulsions de galant, contenté mais chaque fois pourtant soumis à l’émulation de mes fantasmes à rechercher plus loin encore l’extase. Pour elle, le souvenir de notre nuit de noces, éternellement rejouée depuis, l’aurait maintenue durant ce temps dans cette extase toute particulière, dont je viens de vous parler, vous faisant subtilement oublier que la source d’amour se tarit, et que les habitudes envahissent la magie d’une union de corps, qui quant à elle ne se trouve plus assurée de l’exaltation de son mystère.
« Epuisé de rechercher encore de l’amour là où le quotidien aurait indéniablement affecté la légèreté d’un si agréable ménage, j’aurais désespérément entériné cette quête de retrouvailles émues et de sensations inédites qu’est l’aventureuse vie d’un homme obsédé par le charme féminin et son délectable contour triangulaire. Ces pérégrinations illusoires auraient au moins eu le mérite de seoir à mes appétits décuplés par la perdition, tristes efficaces au demeurant éphémères. Jeanne, abandonnée en notre logis, sentirait durant ce temps les vapeurs de la félicité s’échapper de notre toit, et commencerait à craindre qu’il s’écroule désormais sur elle. La pauvre passerait ses jours et ses nuits à m’attendre, à espérer mon retour de la guerre, de la cour –car alors je ne m’y montrerais plus jamais autant avec elle à mon bras, surtout s’il était question d’y trousser les courtisanes engoncées dans leurs apprêts de femmes du monde ; quoiqu’à ce stade, l’ignominie de la cocufier sous ses yeux ne m’incommoderait pas le moins du monde- ou de quelque endroit où elle n’oserait imaginer me savoir. Et pourtant, l’effroi perverti par la nécessité de me trouver, l’aurait exhortée malgré ses répugnances à me faire suivre, et jusqu’en ces tavernes crasseuses où je boirais ensuite à sa bonne santé, jouant notre héritage, ayant épuisé sa dot depuis longtemps, dévasté moi-même de n’être plus en mesure de faire l’amour aux demoiselles de la Cour, qui auraient enfin découvert quel pourceau abritait ce corps, quoique charmant encore, à demi-délabré, et réduit par ma vilenie à me contenter de tristes putains.
D’ailleurs, la fange finirait par me seoir tant que je me complairais à disparaître des semaines entières en ces taudis où la perdition elle-même n’est plus qu’un vague souvenir, et le tombeau une échéance galopant au-devant d’un avenir borné à la double fin de la maladie la plus perfide et le déshonneur le plus complet. Et à mon retour, ce ne seraient point assez de remontrances et de craintes dont elle m’assommerait, notamment quant à la destinée de notre nom, et le triste éloge qu’elle se verrait contrainte de déclamer sans plus éprouver l’assurance d’avoir bien fait de m’aimer, et de m’enterrer dans un simulacre de cérémonie respectueuse.
Assurément, je lui aurais rétorqué si elle avait voulu s’instruire de ma destination que cela ne la regardait en rien, avec toute la désobligeance dont peut user un époux intransigeant au sujet de sa liberté, la réprimandant violemment sur le fait qu’elle osât se réjouir de ce que je sois près de passer. Au bout d’un certain temps, elle aurait appris que je la trompais depuis nos noces, plus par ennui que par légèreté, et moi, j’aurais alors ri de l’avoir cocufiée sans faire grand cas de discrétion, et quelquefois même sous ses yeux et au vu de tous, avec des goujes * qui n’auraient pas sa preuve infamante de mes chaînes à leur doigt, me gaussant de ce qu’elle aurait eu tant de peine à découvrir qu’elle m’affligeait tant d’ennui et de ressentiment que j’aurais toujours méprisé de la respecter, jusqu’à parvenir à mes fins, c’est-à-dire qu’elle en souffre ; et sa tristesse, et mes promesses, n’auraient jamais assez de relancer notre fougue, pour un temps, du moins ; car à force de déception, à force de trahisons, elle m’aurait honni de ma propre maison.
Je l’en aurais haïe autant que pour la première fois je l’aurais admirée. Elle m’aurait joué des scènes dangereuses pour notre mobilier, elle m’aurait injurié et aurait tenté de me battre, et j’aurais répondu, et je l’aurais rossée ! J’aurais bu davantage encore pour me divertir de cet exercice ; et enfin je l’aurais assassinée. Je lui aurais tiré une balle entre les yeux, ou bien je l’aurais étranglée ; oui, je crois bien que j’aurais saisi son cou gracile et que j’aurais serré mes paumes contre sa carotide palpitante, jusqu’à ce qu’elle étouffe, et que son pouls disparaisse avec la lueur qui brillait autrefois dans son regard ; d’ailleurs, je n’en aurais ôté que le reliquat, cette femme étant morte en endurant mes outrages, et non pas en perdant son ultime souffle par cet acte duquel je me rendais coupable d’être un monstre parfaitement accompli. Et au petit matin, après avoir bu durant toute la nuit, l’esprit aussi brumeux que mon terne horizon, je serais allé dans la mare de mon parc avec mon verre de vin, et je serais allé cuver pour toujours dans la sombre et froide prison de Neptune.
— Cette mare vaseuse et grouillante de crapauds ? S’exclama Boissec malgré incrédulité qu’il partageait avec Saint-Adour, et qui avait irrémédiablement clos les lèvres de ce dernier.
— Cela est le récit probable, non, se corrigea-t-il aussitôt : « véritable », de l’épopée de Jeanne et de Charles de Layemars. Cette histoire est fameuse par-delà les enfers, assura-t-il. Cependant, il est à déplorer que notre ami Boissec ait quelque peu tari l’effet produit sur votre imaginaire en brisant ma belle métaphore d’un navrant retour à la réalité. Oui, mon cher comte : dans la mare « vaseuse et grouillante de crapauds » de ma propriété. Cela vous sied-il ?
— Par le Diable, assurément, vous êtes tout de même un sacré conteur, marquis ! Tonitrua Boissec en ayant l’envie d’applaudir.
— Imaginez-vous un seul instant que je vous aurais laissé tuer ma sœur ? Articula Saint-Adour lorsqu’il eut parvenu à reprendre ses esprits.
— A vrai dire, je compte bien vous informer, afin d’éviter toute méprise, que mon histoire est incomplète. D’ailleurs, à votre sujet, les termes ne sont pas si clairs que le reste de notre épopée. Ils évoquent le duc de Saint-Adour rendu fou par sa tourmenteuse de sœur, et par ce fait inapte à réaliser qu’elle n’est plus de ce monde ; à moins qu’il s’avère plutôt soulagé qu’elle ait disparu. En tout cas, je puis vous assurer que notre belle amitié jamais ne se brise.
— Ah ! Exulta Boissec, assurément diverti, régalé jusqu’à son comble de cette bouffonnerie. Le fieffé coquin ! bien hardi d’assassiner votre sœur et de prétendre vos sentiments inchangés à son égard ! En voici un qui ne doute jamais de rien ! Tout cela est par trop ridicule !
Layemars haussa les épaules, comme s’il ne parvenait à entendre l’absurdité de son jugement. Il avait ce petit sourire candide qu’ont ceux qui inspirent le rire, alors que l’essence de cette gaieté leur échappe. Il fallait bien qu’il soit d’un redoutable retors pour ne point se laisser prendre à son propre jeu et ne pas s’esclaffer à son tour. Ou alors, il fallait qu’il soit véritablement sincère.
— Oh non ! Je vous en prie ! Riait Boissec en tenant d’une main ses côtes et en essuyant ses larmes de l’autre, achevé par cette moue grotesque que faisait Layemars en affectant l’ingénuité.
— Il faudra décidément bien que je sois si conciliant ! s’exclama Saint-Adour, demeurant abasourdi. Si vous le voulez bien, rétorqua-t-il en s’inclinant toutefois face à l’hypothèse d’une amitié inaltérable, je préfère songer à la première éventualité ; elle m’évitera de vous occire, ayant le fabuleux mérite de m’octroyer un courageux élan de magnanimité qui me fera vous épargner, après tout ce que vous avez dit.
— Pardonnez-moi, mon ami, reprit le marquis avec une gravité retrouvée. Mais il faut bien que vous admettiez que votre sœur n’est pas une personne facile, et qu’elle n’a rien, surtout, de vos qualités. Votre sang parle, et votre cœur lui répond ; mais si vous étiez étranger à son sang vous ne pourriez la souffrir.
— Vraiment ?
— Rassurez-vous, intervint Boissec ; vous l’aimez suffisamment pour nous tous, ici. Sans compter votre mère. Et puis, le discours de Layemars ne sera jamais davantage que de la littérature.
— Ma mère… songea le duc. Je dois bien avouer que son orgueil est bien son fils. Sans jamais avoir négligé Jeanne, elle ne s’est jamais défendue de préférer son garçon, l’ultime espoir de sa race, et le meilleur flambeau de sa lignée. Elle parle en tant qu’Artignac, ignorant même sa prime condition d’épouse et de faire-valoir, d’une nécessaire porteuse de lignée. Elle songeait peut-être que ma naissance et ma promulgation n’étaient que des dûs à son sacrifice, et que son bonheur dépendrait de cet avantage enfin né après avoir été espéré comme quelque divine apparition à un croyant opiniâtre dans ses prières. J’ignore bien ce qu’elle peut penser. Je sais juste qu’à sa manière, elle se battait, elle aussi, afin de rehausser ses intérêts, et d’abord de trouver son parti en une condition qui n’avait rien d’enviable.
— Et vous allez perpétrer son combat en acceptant votre sort, sous réserve d’en magnifier les parts d’ombres, et d’en atténuer l’effet des compromis.
— C’est exact. Du moins, essaierai-je de m’y employer sans indisposer l’autre tenant de cette institution. Catherine d’Aubressac souffre déjà de cette situation que nous ne partageons pas encore ; mais je puis vous assurer que lorsque je la retrouverai, elle aura mon soutien, et peut-être quelque réconfort. J’espère ardemment, à mon tour, être habile en cette tâche et lui éviter les peines que connait dans cette fortune le commun des épouses.
— Eh bien, que les choses évoluent ! S’exclamèrent les compagnons.
— J’espère seulement ne pas un jour prochain me trouver enclin à changer d’opinion, avoua tout de même Saint-Adour, lucide quant aux limites de sa propre force de persuasion et la redoutable tentation que constituait son inconstance.
— Si cela était, que voudriez-vous que nous fassions ? S’enquit Layemars, pragmatique, assuré du soutien de Boissec quelle que puisse être la nature de leur éventuelle mission.
Par ailleurs, le comte opina, suite à la requête de son ami. Les deux hommes regardaient le duc, attendant une réponse claire, et sans équivoque.
— Tentez de me raisonner… ou bien… Non ! Se hâta-t-il de corriger. Aidez-moi plutôt à fuir !