— Comment pouvez-vous être certain de retrouver mademoiselle Larroque ?
— Cela est bien simple ; quelqu’un l’a ravie, et m’a donné un rendez-vous pour la reprendre.
Tous furent interloqués.
— Quand cette rencontre s’est-elle produite ? Avant ou après que vous ayez perdu connaissance ? Se moqua Vielly.
— Avant, répondit Saint-Adour sans perdre contenance. C’est en me retournant pour voir où partait mon interlocuteur lorsque nous nous sommes quittés que ma tête a violemment heurté une branche basse.
Alors qu’on ne l’attendait plus, Philippe de Sainte-Aube se fit annoncer. Il commençait à être tard, et quoique l’alcool coulât fort peu les compagnons semblaient prompts à entrer dans un état second. En effet, un domestique avait apporté la nouvelle au duc qui, radieux, riant, s’était levé de sa chaise et s’exclamait en vainqueur : « Et voici notre Saint ami qui nous revient de l’Enfer ! De plus, il n’est pas seul : il apporte dans ses bagages la délicieuse comtesse de Lenlis ! ».
— Faites-les entrer ! cria-t-il à l’intention d’un autre serviteur. Que nous l’accueillions comme un roi !
Layemars, applaudit, suivi de Boissec. Vielly soupirait quant à lui de soulagement, à l’idée de goûter la compagnie de cet homme avec lequel on pouvait partager de précieuses conversations.
Et voici que peu de temps après, la comtesse de Lenlis faisait son entrée aux bras de Sainte-Aube dans le Cabinet des Mignardises, radieux, convaincu de son succès à la vue des hommes qui se levaient l’un après l’autre afin d’applaudir dans sa direction.
Chacun lui donna l’accolade, Saint-Adour semblant définitivement revivre sous l’étreinte de son jeune ami. En peu de temps, le jeune homme observa que pas un de ses compagnons ne se trouvait absent, hormis le pauvre Houdanville, qui avait besoin de repos.la flamboyante comtesse de Lenlis connaissait également un certain succès auprès de la compagnie, mais surtout auprès de Layemars, qui n’espérait pas la revoir en ce lieu et en fut merveilleusement surpris.
— Allons, Charles, venez donc me saluer, dit-elle en lui tendant sa main, se piquant d’être gracieuse.
Satisfait de trouver là tous ses amis, Saint-Adour se mit à considérer la compagnie, dont chacun des hommes avait le regard posé sur la scène : Sainte-Aube, assis près de la comtesse, l’un et l’autre parés d’une semblable chevelure foisonnante et embrasée, de sorte que l’on eût dit qu’ils fussent frère et sœur, alors que la chose s’avérait tout bonnement impossible. Mais l’un comme l’autre avaient coutume de se voir comme tels, bien que leurs taquineries fussent davantage portées sur les joutes verbales que pourraient s’échanger deux amants. La chose était si aisée avec cette femme qui revendiquait sa liberté ; cependant, loin d’être dupe, Sainte-Aube avait par trop entendu les cris sans paroles du cœur de la jeune femme, qui assurément soupirait pour un autre homme que lui. D’ailleurs, il ne se sentait guère transporté par cette femme, mais plutôt doucement ému, et résolument admiratif. Les choses en étaient donc fort sages.
— Vous avez eu l’impertinence de nous faire languir, observa Boissec avec mécontentement. Nous vous attendions plus tôt. Où étiez-vous, et qu’avez-vous donc fait depuis la fin de votre service, qui nécessitât de nous causer tant d’impatience, et de ressentiment à votre endroit ?
— Je reviens de Paris, où j’ai coulé des jours tranquilles, répondit Sainte-Aube avec flegme. Mais auparavant que vous vous échauffiez la bile, je vous prierais de croire que je n’entendais pas faire route pour Barcelone sans vous avoir auparavant salués !
– Et nous n’en attendions pas moins de vous ! s’exclama Saint-Adour en le gratifiant d’une belle bourrade.
— Mon ami, comment vous portez-vous ? lui demanda le jeune homme qui, s’étant levé en direction du duc, posa une main sur l’épaule de son ami, et l’autre sur son cœur. Votre départ du siège m’a travaillé rudement. Votre lettre, que je reçus juste avant de quitter la place, me rassura quelque peu ; mais à voir aujourd’hui votre mine, je réalise là que vous accusez le contrecoup de quelque mal étrangement tenace.
— Et encore, ses joues ont rosi depuis qu’il est tombé amoureux et qu’il va se marier ! Tonna Boissec, sachant que sa saillie allait faire forte impression.
— Pardonnez-moi, balbutia Sainte-Aube avec stupéfaction ; qu’avez-vous dit ?
— Monsieur le duc consent…
— De bonne grâce !
— … A épouser la sœur de notre ami Thibault d’Aubressac.
A ces mots, Sainte-Aube se laissa choir dans un fauteuil, la main levée, attendant qu’un de ses comparses lui mette dans la main un verre de vin rempli à ras-bord, ce que fit Vielly instantanément. Avant de dire un mot, Sainte-Aube but une longue gorgée du breuvage, déglutit aussi longuement, et demeura interdit quelques instants.
— Il va falloir tout me raconter, finit-il par dire. Mais avant toute chose : allez-vous bien ? Quelle est donc cette propension à quitter le front dans un état aussi terrible, qui prend tout d’un coup les lieutenants dont nous aurions tant besoin ? Je n’avais jamais vu une telle chose, et vous voyant, même si vous avez pris des couleurs, j’ai peine à vous reconnaître.
— Que voulez-vous dire ? demanda Saint-Adour avec une évidente inquiétude.
La compagnie reconnut sans peine la peur qui commençait à s’inscrire sur le visage de leur ami, ainsi qu’elle le parait depuis son retour avec les morbides attraits des mourants. Sainte-Aube, quant à lui, se trouvait fort étonné que personne ne se soit entretenu avec le duc de la progression de cette affaire ; d’autant que le belliqueux Saint-Adour s’était toujours passionné de son devoir, qu’il portait comme un art au sommet des compétences humaines ; à quoi lui avait répondu le jeune homme, que la littérature, la peinture ; que les commerces du cœur même, avec leurs politiques et leurs intrigues, pouvaient être des arts, et que le meilleur d’entre tous était certainement l’usage de la parole la plus pure et la plus honnête ; mais que les tributs de sang versé à la Couronne, et les pactes scellés sur les champs de bataille, par l’épée ou par le mousquet, avec une Mort capricieuse et fort hasardeuse ne pouvait se targuer d’être une noble science, et moins encore un art, qui élève les hommes de leur condition.
— Comment la guerre peut-elle les élever, et les couronner de quelque gloire, dès lors que ces mêmes hommes ont passé, et se trouvent six pieds sous terre ? Du fin fond de leur tombeau, peuvent-ils jouir de la fragrance de leurs lauriers, et de tout le crédit que l’on aura porté à leur personne au moment de leur éloge funèbre ?
— Votre scepticisme, et votre acerbité dans le langage se trouvent tant en défaveur de notre monarchie que vous en pâtirez si vous persistez dans ce discours, lui avait rétorqué Saint-Adour afin de le mettre en garde.
— Altérer mon discours ne serait rendre justice à nul homme, avait persisté le jeune homme. Et les institutions seraient bien injustes de m’en tenir rigueur. J’obéis, j’exécute ; mais enfin il ferait beau voir au regard de mes services rendus, que je ne puisse avoir mon opinion, et la partager de quelque manière que ce soit !
— Souhaitez-vous donc vous faire embastiller, mon ami ? Vous oubliez fort commodément que votre qualité ne vous garde pas de la prison, bien au contraire ! Votre premier devoir est avant toute chose de n’avoir aucun avis, ou bien de partager celui du roi. De loin, vous n’êtes qu’un individu de plus parmi les courtisans, qui pourrait fort bien être de moins. Et cet anonymat, fâcheux pour la plupart, vous sied au moins car vous vous gardez ainsi du courroux des puissants. Mais si vous vous éloignez et vous distinguez par votre gouaille, vous serez le vil, le haïssable hobereau pourfendeur de toute dignité et bien ingrat, au demeurant, de dauber sur votre Maître et de remettre en cause ses institutions. Et là, vous serez seul, et tomberez sous le courroux royal. Et croyez-en ce que j’ai vu, la disgrâce sonne le glas de votre crédibilité. Du moins, vous êtes taché, votre réputation ternie par votre franc-parler si importun ; et vous n’aurez pas assez de ramper aux pieds des plus importants afin de retrouver quelque considération de ces gens que vous méprisez, afin de vous faire pardonner du roi, de sa mère, de son ministre ; et il vous faudra porter aux genoux toute la terre de France pour vous trouver enfin digne d’être pardonné, et d’espérer dans quelques temps le retour en grâce que vous n’auriez jamais cru quémander de la sorte, comme le bien le plus précieux de votre vie. Je vous en prie, gardez votre révolte pour vous, mon ami ; non pas que je vous mésestime et que je croie ridicule votre façon de penser ; mais je songe avec indulgence à l’impulsion de la jeunesse, qui vous meut dans cette quête d’idéal, et d’équité. Mais vous apprendrez bien vite que c’est un combat qui coûte énormément, et aussi que certains combats ne se mènent pas de front, au risque de se voir perdus sans préambule. D’autant que les circonstances obligent à recourir parfois à cet acte violent. Songez que si la France ne s’impose pas, elle sera engloutie ; et que ferez-vous alors, lorsque vous n’aurez plus le droit d’exister ? Que ferez-vous lorsque votre pacifisme vous aura valu de perdre votre vie, et de nous faire perdre notre Etat ? Les choses ne sont jamais sans nuances ; et quelquefois, le malheur de la guerre vaut mieux que la résignation.
— Je ne partage nullement cet avis, avait catégoriquement opposé Sainte-Aube.
— Vous en avez le droit.
La discussion s’était achevée là. Tant de choses avaient été tues, tant d’autres demeuraient en suspens, qu’il était impossible de faire la lumière sur la perfection de quelque idée. D’ailleurs, les idées ne pouvaient être que des esquisses, et la réalité matérielle était elle seule formelle, et digne de faire naître quelque jugement, si tant est que la chose fût possible. Mais Sainte-Aube, lui, n’en doutait pas. Désormais aguerri au combat, et sûr de ce que la Mort, en frappant si près de sa personne, lui avait enseigné, le jeune homme ne laissait pas de penser plus intensément encore qu’il avait raison de blâmer cet impôt du sang. Tuer était une tâche ingrate. Cela était un crime, qu’on le fasse au nom du roi, de la liberté ou même au nom de Dieu ne changeait rien à ce constat ; et il n’était qu’odieuse hypocrisie de s’accommoder de ce désagrément afin d’assurer la pérennité d’un royaume, ou la toute-puissance de Dieu, comme il était affreux de disposer de la vie de miséreux en échange de quelques bouchées de pain.
Cependant, toutes ces considérations n’avaient désormais que peu de poids face à la détresse que manifestait son ami, Saint-Adour paraissant désormais pris au piège de quelque secret loin de toute considération sur la politique, l’économie, ou l’art de la guerre. Le duc, en son for intérieur, se demandait plutôt : « Comment ? », « Pourquoi ? » ; « Pourquoi moi ? ». Son égoïsme face au sort était bien moins la conséquence de sa mystérieuse aventure qu’un trait de caractère qui lui était propre.
— N’avez-vous reçu aucune nouvelle du front ? demanda Sainte-Aube, irrémédiablement surpris de trouver ses amis parfaitement ignorants du cours de la guerre, à quelques semaines de repartir au front.
— Pour ainsi dire, avoua quelque peu honteusement Saint-Adour, j’ai méprisé les nouvelles que l’on m’apportait.
— Monsieur le duc se trouvait fort souffrant, renchérit Boissec dans l’intention de justifier, s’il en était besoin, le peu d’attention que monsieur le duc avait porté aux affaires de la guerre, arborant lui-même encore les stigmates de ses propres blessures. D’entre nous tous, je fus le premier arrivé, à cause que je me trouvais hors d’état de combattre encore, et ainsi j’eus le privilège de veiller sur notre ami, autant qu’il eut la bonté de veiller sur moi. Puis, reprenant peu à peu quelques forces, nous les avons mises à contribution de passe-temps agréables qui nous éloignèrent de toute considération sur les affaires qui nous avaient causé tant de douleur.
— D’autant qu’il me semble que je ne repartirai pas au front, continua Saint-Adour. En effet, j’ai besoin de repos, et faire autre chose du reste de ma vie. Le roi y consentit ; je m’en félicite.
— Pardonnez-moi si j’ai apporté avec moi la maussaderie des champs de bataille, et que je les ai désobligeamment rappelés à votre souvenir, répondit Sainte-Aube avec le regret d’avoir importuné son ami et celui de ne jamais plus combattre sous son commandement. Mon intention était de souligner la rudesse du siège passé, et de ce qu’il avait coûté en hommes de qualité.
— Il est à moi plutôt de me repentir d’avoir abandonné le devoir en me divertissant de ces questions, répondit Saint-Adour ; et il me siérait mieux de vous demander pardon de me trouver ignorant, plutôt que d’assister avec d’autant plus de honte au spectacle de votre contrition.
— Mon soulagement de vous savoir rétabli me porte à des nues d’où je peux aisément distinguer la relativité de nos torts ; et les vôtres ne sauraient être aussi grands pour que je parvienne à les y distinguer de si haut, répondit Sainte-Aube, fort conciliant, tout au bonheur d’avoir retrouvé l’homme qu’il tenait pour son maître, et qui lui inculquait bien plus que le devoir de noblesse, mais bel et bien ce que tout homme devait savoir en sciences et en ris pour mettre à profit les moments de réjouissances.
Mais il semblait désormais qu’il incombait à Saint-Adour de retenir les leçons de son élève, très appliqué. Le jeune homme avait gagné en maturité, en panache sans nul doute, mais aussi en éloquence, et commençait à émouvoir ineffablement la gent portée sur la conversation galante.
— Vous devez alors ignorer que monsieur de Bussy se trouve pour ainsi dire entre le Ciel et la terre, continua Sainte-Aube, à tel point qu’il m’a fait parvenir de fort affligeantes nouvelles, dans lesquelles il rapportait que son grand ami monsieur de Jumeaux lui avait fait réitérer la promesse qu’ils s’étaient « mille fois » faite de se dérober quelques instants à l’Au-delà, de le tenter, du moins, dans le but d’instruire l’autre de ce qui s’y faisait.
— Cette entreprise en effet se trouve être tentante, affirma Layemars en hochant songeusement la tête.
— Je vois pourtant à votre mine que quelque maussaderie s’est abattue sur vous, si entrain à la débauche, constata-t-il avec un regret certain.
— Votre arrivée palliera tout cela ! Elle commence déjà de nous divertir ! fit Layemars, persuadé que Sainte-Aube et lui s’inspireraient mutuellement afin de faire rire les autres et de se faire rire eux-mêmes.
— Vous avez raison ! Répondit Sainte-Aube, lui aussi convaincu de leur succès. Mais enfin amusons-nous, que diable ! Que la morosité n’emporte point nos lambeaux de jeunesse ! Il n’est pas temps encor de subir le déplaisir, que l’agonie pourra nous procurer à loisir ! Et si enfin nous devions trépasser, j’eus espéré le faire avec gaieté !
— D’autant que vous avez survécu à Lérida, mais que vous n’aurez pas la même chance de réchapper à la Laboissière ! Persifla Boissec, habile à taquiner son ami et le railler parfois sans retenue.
— Votre ignominie me frappe droit à l’endroit du cœur, s’affligea Philippe en mimant ce coup porté à son organe. Cependant, continua-t-il à mi-chemin entre la plaisanterie et l’honnêteté, je vous prierais de croire que si vous étiez à ma place, vous auriez peur de cette femme. Non point qu’elle fût pour moi quelque source de crainte, se hâta-t-il de dire afin de se préserver d’être la cible des railleries affligeantes de la compagnie ; mais encore faut-il que j’évite avec soin de la contrarier ; et pourtant, durant que je m’évertue d’une sorte à lui paraître agréable, elle trouve dix bonnes raisons de me corriger, et cent autres, fallacieuses, de me punir encore. Cette femme ne fait que me châtier pour n’être pas l’homme parfait. Comment se fait-il ? Je la crois sollicitée par mon père pour besogner de la sorte.
— Et comment besogne-t-elle ? S’enquit Boissec de son ton graveleux.
— Je vous en prie ! Monsieur le comte ! S’outragea véritablement Sainte-Aube. Vous oubliez que cette femme est à mon cœur comme une parente !
— Mais à la nuance dont nous devons convenir, il faut bien reconnaître qu’elle est fort belle femme, et qu’en dépit de l’usage de vos relations, elle demeure étrangère à votre sang.
— J’aimerais que mon sang soit aussi fier que le sien, soupira Sainte-Aube.
— Mais il l’est ! S’impatienta Boissec en s’exclamant.
— Et si enfin nous songions au pire, force serait de constater qu’il vaut mieux vaut être incestueux que pédéraste, intervint Layemars en perdant son sérieux, regardant Boissec du coin de l’œil ; mais il ne prit nullement la peine de noter la saillie peu inspirée du marquis, qui s’employait pourtant à taquiner son ami sur les vices qui le divertissaient.
— Toute personne habile à souffler dans ma flûte peut s’adonner à son art sans que j’en distingue le sexe, répondit-il négligemment. Tenez, la bouche si élégante et verveuse de monsieur de Sainte-Aube conviendrait autant que celle plus hardie, à cause qu’elle y est accoutumée, d’une carogne * dont le silence est l’apanage, et les lèvres aussi douces.
— Force est de constater que votre licence est loin de surpasser vos propos, rétorqua la Lenlis, qui n’entendait nullement laisser la conversation décliner vers la diarrhée verbale.
— Convenez tout de même que l’usage que l’on se fait d’une femme est plus complet, renchérit Layemars, ayant soin de défier sa maîtresse.
— J’en conviens ; c’est pour cette raison que j’emporterais avec moi une femme et le plus joli des garçons, si j’avais à m’aventurer dans quelque endroit exempt de toute vie. Je trouverais à me divertir sans avoir jamais plus à me plier aux convenances coercitives, ni même à la morale.
— Voyons ! Monsieur le comte ! Vous en faites déjà si peu de cas… Intervint Vielly, outré, prompt à faire reconnaître à son ami qu’il avait déjà le loisir de prendre quelques libertés.
— Enfin, soupira l’intéressé ; nous parlons de cela, mais je n’ai guère le cœur de plaisanter. J’ignore encore si je pourrai de nouveau user de mon épée… je crois que ma queue, comme mon sabre, va devoir encore longtemps demeurer au fourreau.
— Messieurs, je vous en prie, soupira la Lenlis. Cette conversation me lasse. Enfin, j’aimerais m’enquérir de tout autre sujet que de la virilité de monsieur de Boissec.
La réplique ne se fit pas attendre.
— Nous aurons la délicatesse de changer de sujet, convint Boissec. D’autant qu’il serait important de vous enquérir de votre propre santé.
— Que désirez-vous savoir ? demanda-t-elle avec morgue.
— C’est moins ce que j’aimerais découvrir que le comportement que vous devriez observer pour conserver votre si beau teint et votre allure de jouvencelle. Il faut bien avouer que vous seriez raisonnable, en allant vous coucher.
— Quelle suggestion expresse et sans nuances ! s’indigna-t-elle. Serais-je donc importune à ce point ?
— Non, madame, corrigea Boissec avec mignardise autant qu’une fausse prévenance. J’ai seulement cru de mon devoir de rappeler à votre bon plaisir l’heure tardive qu’il commençait d’être, et songeais que pour conserver la mine fraîche et vos agréables apprêts, vous deviez vous coucher à une heure raisonnable, afin de vous blottir avec les meilleures dispositions dans les bras de Morphée.
— Ce soir je veux bien prendre sa place, soupira Layemars avec la résignation, fallacieuse, de ceux qui vont sacrifier leur vie à la leur devoir. Le pauvre dieu, éreinté de son labeur, n’a pas assez de bras pour satisfaire toutes les femmes, et tous les italiens qui quémandent son étreinte.
— Cependant même au défaut de ses bras je me passerai des vôtres, répondit-elle avec mignardise.
« Quelle cruauté sans nulle autre pareille », aurait souhaité répondre Layemars. Cependant il ne dit rien, demeurant figé dans une expression de déception qui fut évidente aux yeux de tous.
C’était la raison pour laquelle il n’osait demander la belle en mariage ; la peur se voir éconduit ; la peur de l’aimer plus qu’elle ne l’aimerait jamais ; cette idée lui était insupportable, autant que d’envisager de ne plus jamais la revoir. Le compromis était une idylle exaspérante dans laquelle il la voyait constamment s’éloigner de lui et se rapprocher d’autres hommes, des jours entiers sans avoir de ses nouvelles, des semaines sans avoir le privilège de caresser le grain de sa peau, de respirer son parfum, de poser ses lèvres sur les siennes ; de lui parler, tout simplement. Dans ces moments-là, il avait l’impression qu’il serait capable de mourir de chagrin. Mais la cruelle Lenlis ne semblait pas capable d’entendre tout cela. Donc il souffrait, en espérant un jour que leurs rapports évolueraient, qu’elle serait capable de l’aimer tout à fait, avec sincérité, sans jeu ; pour le restant de leurs jours. Qu’il soit capable également d’honnorer cette allégeance par une fidélité sans faille. Il se savait tellement perfectible…
Ainsi la Lenlis se leva, et gratifia l’assemblée d’un élégant signe d’adieu.
— Messieurs ; je vous laisse à vos sublimes réflexions, décréta-t-elle en prenant le soin de poser le regard sur chacun des membres de l’assistance.
Dès qu’elle prit congé, le silence se fit, et fut observé pour entendre le taffetas de sa robe glisser, et souligner par un bruissement les ondoiements de son corps, les talons de ses souliers martelant le sol avec une régularité étudiée. Elle sortit ainsi du cabinet, assurée de la considération de tous, et de la concupiscence sans écho de Layemars, qui semblait mourir de désespoir. Son morne regard se posa sur la table, qu’il caressait distraitement de ses doigts, jusqu’à ce qu’ils parcourent un petit objet qui se fit froid à sa préhension. Il dissimula l’objet dans sa paume, ayant ainsi tout le loisir de le contempler : c’était le camée qu’arborait la comtesse, lorsqu’il ne se trouvait pas dissimulé dans son corsage, ou en sa propre possession ; un petit jeu sous la forme d’un échange, qui signifiait que l’un ou l’autre bénéficiait des faveurs de celui qui octroyait le bijou.
— Vous faites bien des manigances pour si peu de choses ! s’exclama Sainte-Aube en direction du marquis, sur un ton de reproche qu’il ne tendait pas cette fois à nuancer. Dans quelques instants, vous prétexterez d’être trop ivre pour continuer à demeurer en notre compagnie ; puis, affectant de prendre pour résolution d’aller vous coucher, vous vous rendrez jusqu’à la porte de madame la comtesse pour y gratter du bout des ongles comme un chat de gouttière recherchant fébrilement un chaleureux foyer ; pour vous, cette porte se trouvera ouverte. Enfin, vous nous rejoindrez demain en affirmant que cette fois encore vous ne l’avez point vue, alors que vous serez encore tout paré de l’odeur enivrante de son parfum…
— Ou d’autre chose, minauda Boissec, qui sur l’instant reçut, de plein fouet et sur le front, le bouchon de champagne que lui avait lancé Sainte-Aube sans même le regarder, répondant de la sorte d’avoir été interrompu par le faquin.
— … Et que votre visage trahira tout le bonheur que vous éprouverez d’avoir partagé sa nuit, continua le jeune homme avec l’obstination du flegme et de l’élégance.
Devant l’incrédulité affectée du marquis, Sainte-Aube ne sut que soupirer.
— Mon discours vous semble illusoire.
— Quelque peu, en effet, fit Layemars avec quelque raillerie.
— Mais n’oubliez pas qu’en dépit de son bonheur, la Lenlis s’accommoderait volontiers de votre tendresse, et que vous êtes bien sot de ne vous être pas encore déclaré. Cette force de la nature recèle quelque chose de fragile, et de sentimental ; au nom de votre amitié, de surcroît, vous lui procureriez le plus grand bien à lui demander sa main.
— Quant à moi, rétorqua Layemars en s’emportant de façon fort burlesque, j’aurais mieux à faire que d’endurer toutes les peines du monde à supporter la présence de moralisateurs tels que vous autres, sombres et diffamants orateurs, dont la seule vocation est d’éprouver les pauvres gens ! Je m’en retourne sur l’instant à mes appartements ! fit-il en se levant ; et je vous préviens : que je vous maudis…
Gratifiant chacun de son index scrutateur, accompagnant à ce geste un regard implacable, le marquis recula, de sorte de faire encore face à ses amis, et marcha ainsi, en vacillant quelque peu, jusqu’à la sortie du cabinet. Puis il se retourna en tonnant : « Adieux ! », à mesure qu’il disparaissait dans les pièces à l’enfilade, la porte à-demi fermée.
L’assistance se fit hilare. Boissec applaudit, comme s’il se trouvait dans sa loge au théâtre. Les autres s’amusaient de la situation, Vielly prenait part avec réserve à cette euphorie.
Comme il en était toujours au sein de cette compagnie, les plus charismatiques se faisaient entendre : Vielly, Houdanville et Aubressac n’étaient que des rôles secondaires. Mais leur place était enviable, car la compagnie du Cabinet des Mignardises était fameuse, et se rassemblait fort volontiers autour du trio que formaient Sainte-Aube, Saint-Adour et Layemars, trois compères tant semblables en tous points qu’ils auraient pu être frères. Boissec était à part. Il avait souvent son heure de gloire, et faisait volontiers le lien entre la lumière où s’exposaient les Deux Saints et La Croupe, et la modeste place que tenaient les autres dans leur ombre.
— Je vous avais bien dit qu’il nous quitterait bientôt ! s’exclama Sainte-Aube. Je ne doute pas d’avoir raison ; et je pense même que la Lenlis l’attend de pied ferme.
— Si seulement nous pouvions être autant espérés, dans les alcôves délicieuses d’une agréable galante ! Soupira Saint-Adour avec une inspiration mêlée de regret.
— Monsieur de Layemars s’expose à un grand labeur, mes amis, corrigea Vielly ; comment pouvez-vous l’envier ? Tout ne sera que scènes, de disputes, d’intenses réconciliations et d’insolubles désaccords. La discordance est le commun des couples, et le chaos de leur maison ne fait qu’accroître au fil des ans. Certes, les premières étreintes sont dignes d’éloges, et du plus ardent espoir de ne jamais connaître le déclin et la morosité des autres ménages ; mais force est de constater que toutes les bonnes volontés ne suffisent pas, ou qu’alors elles ne se font pas assidues. De toutes les façons, l’opiniâtreté n’a nullement sa place auprès de l’amour, et je crois bien que pour n’en user jamais, il faut que l’un des deux au moins soit un imbécile heureux, ou alors n’aimer que soi-même !
— Mais lorsque l’on aime irrévocablement, n’est-on pas un imbécile heureux ? demanda Sainte-Aube.
— La question que vous soulevez-là est assurément complexe, déclara Boissec.
— Quant aux disciples de Narcisse, n’ont-ils pas une vie sans saveur ? Intervint Saint-Adour.
— A vous de me le dire, cher ami !
L’assistance perdit son sérieux. Il fallait avouer que Boissec avait fait mouche.
— Cela est vrai ; cependant je mettais cela sur le compte d’une cruelle infortune. L’homme sage devrait reconnaître qu’il incombe de mêler la sélection implacable du hasard à son propre tort de n’admirer que soi, puisque naturellement les hommes n’admirent que ce qui est beau.
— Quelle vanité ! S’exclamèrent les autres.
— Au défaut de pouvoir me noyer dans un ruisseau d’eau claire, reprit Saint-Adour, dussé-je au moins tenter de parvenir à mes fins en m’évanouissant dans les effluves de ce vin !
— Peut-être faudrait-il également évoquer des sujets moins amusants, mais qui doivent être abordés, intervint Vielly. Philippe, la sœur de notre ami Aubressac, la fiancée de monsieur le duc, a été enlevée.
— A combien est estimé le montant de la rançon ? demanda le jeune homme.
— Est-ce bien tout ce qui vous intéresse ? S’exclama Boissec. Ne voulez-vous donc point savoir comment Charles a pris la décision de l’épouser ?
— Si ! Bien sûr, répondit Sainte-Aube avec une once d’émotion. Pardonnez-moi, mais je ne pouvais qu’être à mille lieues d’imaginer que nous parlerions un jour de la fiancée de Saint-Adour !
— A mille lieues ? Combien de temps vous faudra-t-il pour nous rejoindre, cette fois ? Railla Boissec.
— Votre fiancée… Continua Sainte-Aube. Je ne puis y croire !
— Vous le devrez pourtant, car vous allez m’aider à la récupérer.
— Comment donc ?
— Je compte sur vous tous pour être à la lisière des bois au cas où il s’agirait d’un guet-apens. Mais attention : n’entrez pas dans la forêt. L’être que j’y ai rencontré lors de notre dernière battue m’a ordonné de me rendre seul au rendez-vous ; par conséquent… n’entrez pas dans la forêt. En revanche, si je suis en mauvaise posture, il faudra vous tenir prêts à vous battre pour défendre Catherine, que je vous enverrai quoi qu’il m’en coûte.
— Vous êtes certain qu’elle sera au rendez-vous ?
— Si elle ne l’est pas, et que je ne reviens pas de la forêt, partez, ne cherchez point à nous retrouver, c’est que nous serons irrémédiablement perdus tous les deux.
— Charmant !
— Nous n’avions jamais reçu d’ordre aussi approximatif de votre part !
— Cela est fâcheux.
— Malheureusement, je ne puis être plus précis. Je ne suis point à mon aise dans cette histoire. Et puis, je n’ai point l’habitude de sauver de jeunes personnes.
— D’ordinaire, c’est de vous qu’il faut les sauver…
— Il me tarde de la retrouver, son frère doit être si malheureux… son père a fait abandonner les recherches, persuadé qu’elle a pris la fuite. Il m’a adressé un pli faisant état de cette triste nouvelle. Désormais, notre ami Thibault est seul à la rechercher.
En effet, le jeune Larroque n’avait eu de cesse de poursuivre les investigations dans la forêt. Il allait également, de village en village, s’enquérir de qui aurait pu croiser sa route. Mais il n’obtenait aucune réponse. La mort dans l’âme, il avait dû se résigner, car il tournait en rond, revoyait les mêmes personnes, posait les mêmes questions ; il suivait les mêmes sentiers, s’égarait souvent, s’éreintait à la tâche jusqu’à une usure irrémédiable. Il interrompit donc les recherches, incapable pourtant de faire le deuil de sa sœur. Toute sa vie n’était plus que souffrance.
— Nous ignorons tout de même si elle est encore en vie, soupira Vielly ; qu’il s’agisse d’un rapt pour obtenir une rançon, ou de quelque malandrin opportuniste qui aura ouï dire qu’on la recherche, et qui vous tend un piège, le destin de mademoiselle Larroque pourrait en avoir été changé.
— Soyez sans crainte, répondit Saint-Adour avec assurance ; elle est en vie.
— Soit, répondit Boissec en prenant congé.
— Prenez garde néanmoins à ne point causer de fausse joie à notre pauvre Thibault, conclut Vielly avant de quitter également le cabinet des mignardises.
Sainte-Aube était bien aise de se retrouver seul avec monsieur le duc. Il avait eu écho de l’état de son ami, et avait reçu plusieurs missives de la part des compagnons du Cabinet des Mignardises. Il savait qu’un secret semblait ronger Saint-Adour, qu’il n’avait jusqu’à présent révélé à personne. Néanmoins, Sainte-Aube était doué pour inciter les plus récalcitrants à la confidence, grâce à son aménité, ainsi que de cette façon toute particulière qu’il avait lorsqu’il posait le regard sur quelqu’un : sans le juger, sans éprouver de crainte ou de colère. Etranger au tourment d’autrui, il n’était pas capable de faire siens ces bourrèlements, ces cauchemars. Il paraissait extérieur au monde, mais également invulnérable ; et tout cela était réconfortant.
— Vous nous taisez certaines choses, Charles ; pourquoi ne pas nous en faire part ? Vous nous savez dignes de confiance ; doutez-vous d’un seul d’entre nous ?
— Ce n’est point de vous que je doute ; il s’agit de moi. J’ai changé. Mais est-ce en moi, ou seulement en mon esprit ?
— Dites-moi ce qui vous est arrivé, je vous aiderai à déméler le réel du fictif.
— Et si je ne le souhaitais pas ?
– Comment ?
— Et si la réalité était plus terrifiante et monstrueuse que mes divaguations pourraient l’être ?
— C’est un risque à prendre, car il vaut toujours mieux savoir la vérité que de se réfugier dans l’incertitude.
— Vous êtes sage, répondit Saint-Adour en soupirant. Mais votre sagesse est impitoyable.
— Avez-vous réellement besoin que l’on ait pitié de vous ? lui demanda Sainte-Aube.
— Je le crains, en effet, répondit faiblement Saint-Adour, presque dans un murmure.
— Dites-moi tout, à commencer par ce qui s’est produit dans cette forêt.
— D’accord ; d’ailleurs, je crois bien que la terreur m’y contraint, exaltée par votre insistance.
Sainte-Aude écoutait toujours, sans paraître avoir sa propre opinion là-dessus : il attendait d’avoir entendu toute l’histoire avant d’essayer, non sans crainte, d’évaluer si ce récit était réel ou si son ami avait basculé dans la folie. Saint-Adour ne lui récita néanmoins que les derniers évènements, sans faire une seule allusion à ses propres mésaventures dans la campagne catalane. Ainsi, il conservait son terrible secret, au risque de n’avoir pas tout révélé concernant la façon dont l’étrange créature de la forêt avait ravi Catherine d’Aubressac. Il espérait sourdemment que cela ne nuirait en rien à la pauvre jeune fille, sans toutefois être capable, si la circonstance l’exigeait, de pouvoir avouer à son ami quel genre de monstre il était devenu.
– Tout cela semble irréel, soupira Sainte-Aube. Néanmoins, je vous crois.
– Comment parvenez-vous à prendre ce risque ?
– Vous ne m’avez jamais contraint par des doctrines ou des actes à douter de vous, cher ami, cela m’est donc bien simple.
A ces mots, Saint-Adour se sentit soulagé. Il n’avait pas perdu son ami. Sainte-Aube le gratifiait désormais d’un sourire apaisant ; ces égards le revigoraient, et lui faisaient enfin entrevoir que tout n’était pas si mal, que la vie demeurait belle ; que son existence pouvait encore être agréable. Au moins, il n’était pas fou, juste témoin de l’indiscible.
— Comment allez-vous reprendre la jeune Larroque à cette créature ?
— Je dois la retrouver à l’étang du Moura. Elle devrait y être. Je l’espère, du moins.
— Prenez garde à cet être polymorphe La description que vous m’en faites ressemble fort à un Each Usige.
— Quelle est cette chose ?
— Il s’agit d’un être qui peut revêtir l’apparence d’un homme, ou d’une femme, généralement d’une grande beauté ; mais le plus souvent, ces créatures se présentent aux mortels comme des chevaux à la robe noire. Ne vous fiez point cependant à leur port majestueux : ces montures apparues de nulle part vous accueillent de bonne grâce sur leur dos et vous font parader avec félicité ; mais ensuite, lorsque vous êtes en confiance, ils s’élancent au grand galop dans le point d’eau d’où ils étaient en réalité apparus : un lac, un étang, l’océan ; votre séant colle à son dos, et vos doigts se prennent dans la crinière sauvage de ces chevaux d’eau ; puis ils vous noient, pour vous dévorer dans les abîmes de l’onde glaciale où ils vous auront inexorablement plongés.
— J’ignorais que de tels êtres existaient…
— Je l’ignorais également ; je vous conte là l’histoire d’un mythe qui se raconte en Ecosse, en Irlande aussi. Je n’imaginais point cependant que cela pouvait être réel. Vous avez également rencontré une banshee, étrangement, car ces créatures font également partie de la tradition brittanique.
— Qu’est-ce que cela ?
— La femme en haillons qui se peignait les cheveux à la cime de l’arbre ; femme de l’Autre monde, vous n’auriez jamais dû la voir. Protectrice des familles, messagère de mort ; il est surprenant que vous l’ayez rencontrée.
— Ma foi, il ne se passe que des choses surprenantes, ici bas !
— Cela semble incongru ; mais qui sommes-nous pour en juger ?
— En effet, ces choses-là nous dépassent. Je préfère ne m’y point attarder. J’espère également qu’un jour je pourrai oublier tout ceci.
Une fois dans ses appartements, la comtesse se laissa lentement retomber contre le dossier de son fauteuil, et soupira quelque peu, avant de s’éventer, sans réelle conviction. Elle cessa promptement, pour accorder à Layemars l’étreinte de son regard si singulier. Tandis qu’elle était allée prendre le frais dans le parc du domaine de Saint-Adour, il était entré, sans faire de manière, et s’était installé, prêt à en découdre. La comtesse ne l’avait pas vu quand elle s’était installée avec lassitude. La situation lui pesait également, mais elle ne souhaitait pas en parler ce soir-là. Au moins, Layemars se trouvait bien tous sous son emprise, et demeuraient comme figé dans un charme, attendant qu’elle rompe à nouveau le silence. Lorsqu’elle s’y évertua, il reçut comme un coup dans l’estomac, tant il était loin de s’attendre à ce qu’elle ait une voix si forte, franche et si pleine d’assurance, tandis qu’elle avait semblé aussi éthérée qu’un songe, et douce comme les ailes d’un ange.
— Cela ne m’étonne guère que vous soyez tous malheureux à en perdre la sobriété, dit-elle avec commisération. Vous peinez à trouver votre âme sœur en ce monde. Monsieur le duc la trouvera peut-être, et je le lui souhaite. Cependant je doute qu’il en soit de même pour vous autres, pour vous, Charles. Cela n’est pourtant pas plus difficile que de guerroyer ! Ouvrir son cœur, arpenter le monde à la recherche de la bonne personne ; qui mieux que vous le saurait faire ? Parfois le véritable amour se trouve juste devant vous, et vous ne daignez le considérer. Lorsque l’un de vous sera heureux, il se trouvera absent de vos festins orgiaques ; et ces chaudes nuits telles que celle-ci ne porteront plus à ses yeux que le nom de décadence.
— Je croyais que vous pourriez égayer ma soirée, or vous vous employez à la contrarier de votre esprit cynique et de votre vindicte toute naturelle à l’égard du genre masculin, riposta Layemars.
— Je ne sers qu’à cela, égayer vos soirées, persifla-t-elle en s’éventant furieusement.
— Il me semblait que notre idylle n’était qu’une distraction, car le véritable amour dont vous parlez ce soir avec autant de lyrisme était une obsession de précieuse !
— Pour vous les femmes ne sont utiles qu’à cela, vous distraire, répondit-elle avec la désobligeance dont avait usé son ami. Vous oubliez seulement que j’ai un esprit dont je me sers. D’ailleurs il vous sied fort bien de vous dissimuler derrière mes saillies, lorsque les vôtres se trouvent sans effet. Il est de surcroît assez surprenant de constater à quel point votre comportement évolue, selon que nous soyons dans le particulier, ou que vos amis se trouvent en notre présence. Ainsi, vous savez aisément oublier toute tendresse lorsqu’ils vous entourent et vous confèrent une assurance qui semble vous pousser comme des ailes.
— Il faudrait encore peu de temps avant qu’il ne me pousse des cornes ! Vous qui accordez à d’autres vos faveurs !
— Cela est faux ! Se défendit-elle, outrée.
Les mâchoires de Layemars se crispèrent, formant un rictus malaisément placé entre l’effronterie et la colère. Il se voulait maître de lui-même ; en réalité, il se tenait en haleine, incapable d’accepter que cette femme l’éconduise.
— Mon cher ami, dit-elle en caressant tendrement la main du jeune homme qui reposait avec une affectation forcenée de mollesse sur son accoudoir ; vous présumez par trop de mes dispositions. Et je me vanterai bien moins de me trouver désirée de vous, que je vous rappellerai sans détour que je suis respectable. Monsieur le duc m’a convié ; l’honneur qu’il me fait de me compter parmi ses convives est suffisant à combler mes désirs.
— Foutaises ! Pesta-t-il.
Malgré son désir de se montrer pondéré, la déception lui était si grande qu’il n’avait su se retenir davantage. La Lenlis, d’une sorte ou d’une autre parfaitement égale à elle-même, s’octroyait le luxe de le considérer avec toujours autant de provocation dans ses iris au teint fauve et ocre, souvent foncé comme l’écorce. C’eût été comme si ses lèvres méprisantes esquissaient malgré elle un sourire qui n’avait rien d’aimable, et tout en éloquence. Elle avait cette qualité de parler, d’injurier sans voix ; l’usage des mots ne lui était pas nécessaire. Et cette perfection ne valait à Layemars que bien souvent du déplaisir.
Il prit enfin le parti de reprendre quelque contenance, si tant est qu’il fût aisé de revenir sur l’impression qu’avait laissé de son emportement sur le visage tantôt outré, tantôt égayé de son interlocutrice.
— Lorsqu’enfin je me ferai votre hôte, reprit-il avec flegme, il n’en sera point de même.
— Nous verrons bien, mon ami, le défia-t-elle, si vous chanterez encore la même chanson.
— Mes louanges furent toujours tournées à votre endroit, lui assura-t-il avec un ton si doucereux que son discours ne ressemblait plus qu’à une désobligeante mignardise.
— Je puis vous le concéder, répondit-elle avec une réserve certaine. Mais vous oubliez seulement le sens du vent ; ou bien ne semblez pas tant inspiré pour en recouvrir le tourment ; si bien que souvent il dévie vos louanges de son cours, et elles se perdent à l’adresse d’une autre. J’en conviens, vous revenez souvent ; mais enfin, vous n’êtes pas le plus loyal des chantres.
— Pardonnez-moi, ma mie, ces quelques égarements.
Il répondit sobrement, et s’était voulu honnête. A ces mots, qu’il avait prononcés avec l’humilité que lui procurait le souvenir de ces instants qui n’étaient qu’erreurs et source de repentance, il approcha la main de la comtesse afin la baiser tendrement, la gratifiant d’un regard caressant. La jeune femme accueillit cette concupiscence avec un sourire ; mais le marquis ne fut pas dupe et entendit la jalousie que ressentait sa belle. Sa magnanimité lui octroyait le beau rôle, et la Lenlis serait une harpie : cela était bien trop inique et, toute vouée à sa cause, la comtesse ne pouvait s’en satisfaire.
Les domestiques commençaient à moucher les chandelles dans le couloir qu’arpentait Layemars, qui reçut une bougie afin de se rendre à sa chambre. Mais il s’arrêta devant celle de la comtesse, et y émit un grattement. Il souhaitait revenir à la charge ; il ne voulait pas rester en si mauvais termes avec la Lenlis. Leur discussion ne pouvait s’achever ainsi ; leur relation ne pouvait pas s’éteindre ce soir-là.
Après avoir reçu l’autorisation d’entrer, il ouvrit la porte et posa le regard sur la comtesse, qui se trouvait en déshabillé, assise dans son lit. Son regard était empreint de douleur ; et, mue par la nervosité, elle se mordillait les doigts. Elle avait cette façon très particulière de les rogner comme un chien rogne des os, sans toutefois entamer ses chairs ; ce comportement, rare, ponctuel, reflétait la détresse dans laquelle elle se trouvait, face à une situation dont généralement elle n’était pas la maîtresse. Layemars était bien le seul à avoir jamais vu la Lenlis donner ainsi libre cours à ses angoisses. La considérant avec affliction, il se hâta d’aller à son chevet. Il s’agenouilla sur le côté de son lit, et lui prit une main, pour la baiser tendrement.
— Qu’avez-vous, ma mie ? demanda-t-il en portant son autre main au visage de la jeune femme.
— Je souhaite récupérer mon camée, Charles, rétorqua-t-elle, visiblement irritée, en reprenant rudement la main que caressait Layemars pour la tendre à nouveau vers lui, afin d’y recevoir son bijou.
Le marquis sortit l’objet de sa poche, et le tendit à la comtesse ; mais avant qu’elle ne s’en saisît, il se ravisa, éloignant le camée de la portée de la dame.
— J’aimerais auparavant savoir pourquoi vous me l’avez laissé, objecta Layemars en répondant à la rudesse de son amie.
— Je voulais que nous parlions. Voyez-vous, je suis lasse de jouer. Surtout si vous êtes enclin à épouser une femme. Notre indépendance jusqu’alors me plaisait ; mais je ne jouerai plus avec un homme marié.
— Jusqu’à présent vous l’avez pourtant fait, rétorqua-t-il en ayant à l’esprit quelques aventures que sa maîtresse avait eues avec des gentilshommes, dont le souvenir lui était proprement désagréable, de surcroît en cet instant.
— Il n’était pas alors question de vous, répliqua-t-elle en semblant se rasséréner.
— Non, en effet, objecta-t-il avec maussaderie ; vous n’aviez pas coutume de venir me consulter avant que d’offrir votre camée à d’autres prétendants que moi.
— Bien sûr que si ! S’exclama-t-elle. J’ai connu des hommes que vous m’aviez recommandés ! Vous oubliez par trop que je me suis souvent fiée à votre jugement, au défaut de bénéficier des autres de vos services.
— Vous oubliez à votre tour que vous aviez sollicité mon avis, et que, croyant que je ne vous suffisais pas, ou n’étais nullement digne de vous contenter, vous préfériez qu’un autre que moi sache vous faire la cour !
— Vous êtes un lâche, Charles ! S’époumona-t-elle. Un terrible lâche !
— Cessez de me faire des chicanes * ! hurla-t-il enfin, excédé. Vous ne sauriez me tenir grief de ces fâcheux événements, qui tiennent autant de ma responsabilité que de la vôtre ! Serait-ce enfin de ma seule faute si vous vous êtes offerte à tout Paris, et que non contente de disposer de moi, vous souhaitiez enfin que d’autres vous aiment plus ardemment encore ?
— Aucun d’entre eux ne m’a aimée !
— Certains se seraient donné la mort pour vous ! Et lorsqu’ils ont compris quelle folie serait ce sacrifice, au regard du peu de considération que vous aviez pour eux, ils ont préféré cent fois renoncer à cette flamme, plutôt que de se consumer en vertu d’un amour qui par vous se révélait indu !
— Vous parlez comme si vous étiez de ces hommes ! Sinon, que cela pourrait-il bien vous faire ?
— J’en connus un certain nombre ; sourit-il avec acerbité. Quant à moi j’ai toujours su que le sacrifice de ma vie en vaudrait la peine. Je puis vous le faire sur le champ !
Il s’offrit à elle, écartant les bras. Il avait le regard fou de ceux qui supplient qu’on les achève. Haletant, il demeura ainsi, sans bouger, attendant quelque mouvement de la comtesse. La jeune femme, interdite, ne réagit pas. Sa stupéfaction mourut sensiblement sur son visage. Alors Layemars soupira, baissant les bras. Cette fois, son regard s’était abattu. A cet instant, Anne-Charlotte crut que de déplaisir, le cœur du marquis allait cesser de battre. Mais il soupira encore, pour diriger ce morne regard vers les prunelles humides de la jeune femme.
— Comprenez-vous désormais, ce que j’essaie de vous dire ? Même moi, je ne puis vous contenter ! Vous pouvez disposer de tout mon être, or cela ne sera jamais assez. Vous aurez le sentiment que je ne me dévoile pas assez, que je vous dissimule quelque mauvais dessein ; que je vous ferai souffrir, car mon cœur sera tôt ou tard las de vous. Je vous soupçonne de croire une telle chose du vôtre ; peut-être est-ce la raison pour laquelle vous peinez tant à me croire sincère. Je m’accommoderais pourtant de vos incertitudes… je pourrais vous prouver la vérité de mon cœur… mais je ne puis vous convaincre de mon bon fond, cela est impossible.
— Alors allez vers une autre, soupira-t-elle d’une faible voix ; vers une femme que vous pourrez épouser.
— Il n’est nullement question que je me marie autrement qu’avec vous ! s’indigna Layemars.
La Lenlis fut interloquée, mais elle se ressaisit bien vite.
— Vous me divertissez de belles paroles ! Se courrouça-t-elle de nouveau. Je suis une distraction, qui peut néanmoins se targuer de vous inspirer quelque respect ; mais ce n’est pas de moi que je parlais. Je ne pourrais prétendre à vous inspirer quelque transport tel que l’amour !
— Mais si vous le pouvez, aveugle ! Vous vous êtes toujours refusée à cette possibilité ! Et pourtant, si je m’étais senti en droit de vous demander votre main, il y a longtemps que vous seriez marquise, que vous seriez comblée, et que je serais heureux !
« Votre fougue est séduisante, soupira-t-il en s’employant enfin à baisser le ton. Mais elle est un fardeau pour qui désire conquérir votre cœur. Et je souhaite y parvenir ! Je veux que ce soit moi ! Moi ! »
La Lenlis détourna le visage, afin de faire couler ses larmes. Ne sachant plus que dire, Layemars l’observa. Puis, las de constater que la comtesse n’avait rien à lui dire, il soupira bruyamment en se relevant, et disparut de la pièce, laissant seule la jeune femme, qui tenait plus fermement que de coutume son camée dans la main. Après l’avoir longuement considéré, prise d’une vive pulsion, elle jeta violemment le bijou contre la porte, en exprimant quelque grognement de rage. Et elle se mit à sangloter. L’objet était endommagé, le fermoir cassé, le camée destitué d’une partie de son ouvrage ; le tendre prénom Auguste, qui en était l’ornement, avait éclaté sous cette violence, et gisait à l’autre bout de la pièce, là où la Lenlis ne promenait plus son regard. Elle évitait désormais soigneusement la porte, redoutant d’y voir encore le visage éminemment déçu de Layemars. De toute façon, les chaudes larmes brouillaient sa vision. Essayant de réprimer ses sanglots, elle gémissait comme miaule un chat, la tête enfoncée dans un oreiller.
A la fin de cette nuit, durant la naissance de l’aube nouvelle, ils auraient pu être tous deux unis dans un même dessein. Mais il n’en serait rien. Finalement il s’avérait trop fastidieux d’œuvrer à son bonheur, parce que l’on ne savait pas aller au-devant de sa peur, pour parvenir à s’y trouver au-delà. Devant cette implacable inéluctabilité, Anne-Charlotte de Lenlis se crut mourir ; mais là encore, la peur était trop forte, et son cœur vainquit son état de langueur.