IMMORTALEM MEMORIAM Livre premier – Le cabinet des mignardises Chapitre 14

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Chapitre 14

Lorsque la nuit du sauvetage de Catherine d’Aubressac fut venue, l’escadron de Saint-Adour se posta à l’orée de la forêt, une arme à la main. Les chevaux peinaient à tenir en place. L’air était lourd et humide, et les cris des animaux nocturnes ajoutaient à l’atmosphère oppressante une note discordante qui ajoutait de l’angoisse aux comparses, qui ignoraient quel était leur ennemi et dans quelle partie de cette dense végétation il pouvait bien se tapir.
— Vous m’avez compris, récapitula Saint-Adour ; restez postés ici. Je m’engagerai seul dans cette forêt. Ne vous y engagez sous aucun prétexte ; quant bien même je ne reviendrais pas.

Boissec, Layemars et Vielly opinèrent avant qu’il entre dans la forêt. Sainte-Aube le suivit jusqu’à la bordure du bois, avant de s’arrêter, se postant plus avant que ses compagnons, avec la détermination de tenir, coûte que coûte. Saint-Adour progressait rapidement dans la forêt grâce à sa vue perçante, parvenant à rassurer sa monture, qui hésitait quelquefois à poursuivre sa marche ; petit à petit, l’atmosphère étouffante laissa place à une brume glaciale qui entoura bientôt le duc ; le cheval se cabra, néanmoins, Saint-Adour sur rester en selle, malgré qu’il fût terrorisé.
Il poursuivit difficilement son chemin, le pouls de sa monture se confondant avec les battements de son propre cœur. Il redoutait surtout de retrouver la silhouette spectrale se tenir dans les branchages, au-dessus de sa tête, mais il ne la vit pas. Les pas de sa monture résonnaient curieusement dans cette forêt qui s’était tue comme si tous ses habitants, jusqu’au plus humble insecte, s’étaient assoupis. Le sol était lourd de terre imbibée d’eau ; l’air était moite et le faisait transpirer, tandis que le souffle glacial lui léchait l’échine et exacerbait les frissons que l’angoisse avait provoqués. Enfin, il parvint à la clairière, où les eaux sombres de l’étang frémissaient par la caresse de la bise. Elle était en cette nuit sans lune d’une noirceur désolante. Il redoutait de voir l’Each Uisge sortir de l’onde ; ce spectacle devait être terrifiant. Il se perdit dans la contemplation de l’eau, qui lui semblait gronder à mesure qu’il se concentrait sur la surface, tourmentée par le vent, ou par quelque autre créature qui en pourrait émerger.
Soudain, à l’entrée, une silhouette lumineuse et blafarde apparut, lui barrant le chemin. Ses grands yeux noirs perçaient sans pudeur le regard de Saint-Adour ; sa chevelure de jais voletant dans le vent prit consistance à mesure qu’elle dansait dans le souffle, et le visage sévère de la femme se fit voir avec davantage de netteté. C’était comme si elle prenait consistance devant lui, comme si elle était née du vent et pourrait disparaître dans un souffle. Sa longue robe noire était salie et déchirée ; elle était pieds nus, mais semblait à peine effleurer le sol.
— Tu es venu, dit-elle. Tu n’as pas oublié tes hommes, même si tu as respecté ta parole.
— Combien de temps vais-je être parti, cette fois ?
— Pour l’éternité, si tu me fâches. La dernière fois, tu as franchi les limites de l’entre-deux mondes ; ici, nous sommes dans le tien. Le temps s’écoule comme tu le perçois.
— Fort bien ; ainsi, je rendrai mademoiselle d’Aubressac d’autant plus vite à sa famille. A présent, dites-moi où elle se trouve. Ne deviez-vous point l’amener à notre rendez-vous ?
— Elle est ici, répondit la créature. Ne la voyez-vous donc pas ?
Saint-Adour mit pied à terre et s’engagea dans la clairière en maintenant fermement les rênes afin que son cheval, fébrile, ne puisse pas s’enfuir. De l’autre main, il tenait fermement son épée, dont la lame luisante disparaissait dans cette obscurité surnaturelle. Il se rendit compte qu’il n’était pas seul. Plusieurs paires d’yeux brillaient autour de lui, tandis que les corps de ceux qui l’observaient demeuraient dissimulés dans la noirceur de la nuit.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-til en cherchant du regard où pouvait se tenir Catherine d’Aubressac.
Nul ne lui répondit. Leur regard était impitoyable, hostile. Leurs bouches, pincées, offraient une expression de mépris mêlée de dégoût. Il n’en vit pas davantage. Ses yeux furent enfin attirés par ce que ses oreilles perçevaient, le son d’un cœur qui palpitait d’excitation. Bientôt, le visage rose de Catherine d’Aubressac émergea de la nuit. Sa chevelure défaite retombait sur ses épaules délicates ainsi que dans son dos, son corsage se soulevait à mesure que ses poumons inspiraient l’air froid qui se propageait autour d’eux ; sa robe salie laissait entrevoir qu’elle aussi ne possédait pas de chaussures. Son regard interrogateur le questionnait sur sa présence ici, avant que ses lèvres humides prononcent ces paroles :
— Monseigneur ; que faites-vous ici ?
— Je suis venu vous chercher, répondit stoïquement Saint-Adour, quoiqu’il fût troublé par la question de la jeune fille. En effet, il lui paraissait inconcevable qu’elle se soit retrouvé en ce lieu, parmi ces créatures, en accord avec sa volonté.
— Cet homme, mi-mort mi-vif, est là pour te rendre à la vie de mortel, intervint la femme. Dis-lui ce que tu as à répondre à cela.
Catherine était troublée, elle aussi. Cet homme qui se présentait à elle devait être le duc de Saint-Adour, dont elle avait aperçu quelque portrait. Néanmoins, « mi-mort, mi-vif », cela ne lui correspondait guère.
— Votre frère est pétri d’inquiétude, et de désespoir, aussi. Il vous a cherché partout.
— Il ne pouvait point me retrouver.
— Hélàs, je ne le sais que trop bien ! Je vous ai cherchée, moi aussi. Mes hommes sont à l’orée du bois.
— Quels hommes ?
— Les sieurs Boissec, Vielly ; Layemars, aussi, que vous connaissez bien. Monsieur de Sainte-Aube, également ; un ami de votre frère. Nous sommes tous ses amis ; et à ce titre, nous ne renonçeront devant rien pour vous sauver.
— Je vous remercie pour votre sollicitude et votre dévouement, cependant je n’ai pas besoin d’être sauvée, répondit-elle simplement
— Comment ? S’exclama Saint-Adour au comble de la stupeur.
— Je crois bien que vous ne pouvez point comprendre. Cela est difficile à concevoir. J’en ai moi-même été stupéfaite. Cependant, je ne suis pas humaine. Je n’ai point à vivre parmi les mortels.
Abasourdi, Saint-Adour demeura interdit, perplexe. Rien de tout cela ne pouvait être réel. Il devait être mort. Il avait péri à Lérida, et tout ce qui s’était produit d’extraordinaire depuis lors n’était qu’un cauchemar qui le plongeait dans les limbes avant d’atteindre l’Enfer. Il ne pouvait en être autrement, et c’était bien le plus vraisemblable.
Catherine d‘Aubressac vint s’approcher de lui. Elle étudia son visage émacié, son teint blème, tandis qu’il se perdait dans la contemplation de sa chair palpitante de vie, ses joues rebondies, le sourire qui naissait au coin de ses lèvres. La lumière émanait de la jeune femme, telle une étoile dans la noirceur de l’univers ; le bonheur qu’il éprouvait à la contempler était semblable au ravissement que l’on éprouve à retrouver l’aurore après une longue nuit de cauchemars. Il se sentait sauvé, vivant, face à cet être qui représentait l’essence même de la vie. La pureté d’une existence sans âge, d’une existence sans fin. La vie de ce monde concentrée dans ce petit corps ravissant.
— Je ne vous aurais point reconnu ! Dit-elle en le dévisageant avec émotion. Comment reconnaitre le fier capitaine des troupes royales, monté sur un cheval superbe, que j’ai vu sur les toiles magnifiques qui ornent les murs des plus glorieuses maisons ? Que vous est-il arrivé ?
— j’ai moi aussi été sous la coupe d’une créature surnaturelle, et pour éviter que vous soyez soumise à ce que j’ai enduré, je vais vous ramener chez vous, à Aubressac.
Elle sourit.
— Il ne peut rien m’arriver. Je peux vivre dans la nature, sans me soucier du froid, de la faim, de la mort.
— Comment cela est-il possible ?
— Est-ce si important ? L’important, c’est que je me porte bien, et que je sois libre.
— Libre ? Avec tous ces gens ?
Il désigna de grands gestes des bras l’assemblée qui s’était tenue autour d’eux, mais il n’y avait plus personne.
— Ils ont disparu, tels des spectres, ils sont parus, puis se sont volatilisés.
— Je ne sais que vous dire, je n’ai vu personne, répondit Catherine.
Saint-Adour eut un rire amer ; la scène qui se jouait sous ses yeu échappait à son entendement. Il était las.
— Vous ne rentrerez donc point avec moi ? demanda-t-il en redoutant la réponse.
— Pour quelle raison le ferais-je ? Quel sera mon destin ?
— Je puis vous épouser ; ainsi, vous serez duchesse. Et libre. Je ne vous demanderai rien.
— Pourquoi me proposez-vous cela ? Demanda Catherine, également au comble de la surprise.
— Par amitié pour votre frère ; par admiration pour vos principes. Pour avoir le sentiment d’avoir fait quelque chose de noble, car tout noble que je suis né, je n’ai jamais mérité ce titre.
— Pas même à la guerre ?
— Certainement pas. Je n’y ai fait que m’avilir et perdre mon humanité.
Ces paroles plurent à Catherine, qui lui sourit, sans le vouloir, toute heureuse de se trouver devant un être intelligent. Il l’observait, dans l’attente de sa réponse, tandis qu’elle le dévisageait, comme si elle faisait la somme des éléments qui pouvaient pencher en sa faveur. Il y avait la liberté totale, l’inconnu ; le fait que son immortalité la préserve du pire. Mais il y avait également la vie en pleine nature, l’abandon de toute notion de temps, et d’espace. Arpenter le monde pour l’éternité. Elle n’en demandait pas tant. Ceci la terrifiait. Sa fierté lui interdisait toutefois de le dire. Il y avait également cet homme, ami de son frère, un duc. Un parti que ne pourrait refuser son père. Un homme intelligent, qui était plus qu’un simple mortel, qui recelait quelque chose de fascinant, mais qui ne lui faisait pas peur.
Elle étudiait son visage creusé, son teint pâle, son regard brillant, comme si toute sa force s’était concentrée dans ses prunelles. Sa carrure imposante, les doigts amaigris qui s’étaient refermés sur la poignée de son épée, sur les rênes de son palefroi ; il avait perdu de sa superbe, mais n’attendait que sa résurrection. Il recelait tellement de force qu’il ne pouvait pas demeurer dans cet état pitoyable ; et même s’il ignorait l’étendue de ses capacités, il avait défié cette nuit surnaturelle pour la sauver de créatures qui dépassaient son entendement. Il prouvait ainsi qu’il avait un courage sans failles.
Dans l’attente de sa réponse, il la regardait avec anxiété. Il redoutait cette nature sauvage ; il y faisait froid, et craignait cette brume qui l’enveloppait comme pour chercher à lui faire fuir ce lieu en abandonnant Catherine. Mais il demeurait debout, à l’attendre, quant bien même il était terrifié. Cette abnégation fit chavirer le cœur de Catherine, alors qu’elle n’y était pas préparée, qu’elle ne s’était pas attendue à cela.
— J’accepte de vous suivre, et de vous épouser.
— Pourquoi ? Demanda Saint-Adour. Puisque vous êtes libre ?
— Par curiosité à votre égard. Et parce je serai toujours libre. Que vous teniez votre parole, ou que vous tentiez de m’assujettir à votre loi. Je pourrai toujours m’évanouir dans la nature, sans que vous puissiez me retrouver. J’aimerais également revoir mon frère, qu’il sache que tout va bien. Il doit se sentir coupable de ma disparition. Je lui dois bien cela.
— Je tiendrai parole. Vous serez libre. Je vous remercie sincèrement de me suivre.
Saint-Adour lui donna le bras et l’amena contre le flanc de son cheval pour la faire monter en selle, mais la femme Each Uisge apparut.
— Le suivre ? Mais quelle déception ! Pour quelle raison ? Pour un mortel ? Pour le regard de braise de ce bougre ? Par goût de l’aventure ? Quel manque de curiosité que de vouloir apprendre le quotidien d’une épouse ! Ce destin auquel vous refusiez de vous soumettre !
— J’ai toute confiance en cet homme et je vais où mes sentiments me mènent ! J’ai envie de le suivre ; de revoir mon frère !
— Finalement, la liberté, c’est bien trop effrayant, n’est-ce pas ? La provoqua l’Each Uisge.
— Peut-être, avoua Catherine. Peut-être également que les mortels me rassurent davantage que votre présence. Je sais déjà que je ne suis pas prête à disparaître sans un dernier regard pour les gens que j’ai aimés. Tout cela est trop soudain.
— Tu es une déception, répondit la créature en se voulant méprisante. L’apprentissage de ta nouvelle vie, tu vas devoir la faire seule, car je ne t’aiderai plus jamais !
— Cela est mesquin ! grogna Catherine !
A ces mots, la femme s’avança avec détermination dans la direction de Catherine, se fondant sous son apparence équine et galopa droit sur Catherine, avec une telle prestesse et une telle force qu’elle renversa la jeune femme, qui chut sous ses sabots et perdit connaissance. La violence de ce geste avait été décuplée par la magie qui émanait de cette créature qui eut toute latitude d’agir bien que Saint-Adour ait essayé de s’interposer. Elle avait été bien trop rapide.
— Ceci est mesquin, corrigea-t-elle en continuant son chemin, de nouveau métamorphosée en femme, dont la silhouette s’évanouit sous les yeux ébahis de Saint-Adour, qui reprit prestement ses esprits et s’agenouilla auprès de Catherine, inconsciente.
Il tenta de la ranimer. En vain.

*

Sainte-Aube scrutait péniblement l’horizon, relevant ça et là sa lampe à huile, attentif au moindre signe qui tendrait à lui faire espérer que Saint-Adour avait réussi et revenait sain et sauf. Mais il ne voyait rien. Il commençait à croire que son ami était en danger.
Il eut alors l’impulsion de quitter son poste pour s’enfoncer dans la forêt, quand il sentit une forme poindre près de lui et s’avancer peu à peu. Il fit marcher son cheval en cercle pour pouvoir confondre l’individu qui laissait deviner sa présence. Il sursauta lorsqu’il vit enfn l’Each Uisge, sous son apparence de femme, se poster devant lui et le contempler avec inspiration.
Ses cheveux de jais ondulaient le long de ses épaules et quelques boucles retombaient sur ses clavicules saillantes. La pâleur de sa peau contrastait avec la noirceur étincelante de ses prunelles. Sa tunique sans âge, en lambeaux, dévoilaient ses longs bras musclés et secs ainsi que ses jambes longues et sculptées sur lesquelles voletaient quelques longs morceaux d’étoffe. Elle arborait une expression de mépris, et ses pâles lèvres esquissaient un malin sourire qui dévoilait des dents coupantes.
— Qui êtes-vous ? Demanda Sainte-Aube sans faiblir dans le ton. Je présume que vous n’êtes point Catherine d’Aubressac !
— Vous présumez fort bien, monseigneur ! Persifla l’Each Uisge.
La créature ne voulait pas se départir de sa terrible expression de défit. Elle avança vers la tête du cheval de Philippe, qui recula, soufllant, hennissant. Elle parvint néanmoins à l’immobiliser et à poser sa main sur son chanfrein, pour le caresser avec une main brutale.
— Quelle bête splendide, dit-elle ; une monture de prince…
D’un coup, elle fit cabrer l’animal, de sorte que Philippe tombe. Le cheval lui-même avait failli se retourner. Une fois à terre, elle le toisa de toute sa hauteur, tandis que le cheval hennissait de terreur.
— Nul royaume ne vous appartient, bâtard ; dit-elle en s’allongeant au-dessus de lui, murmurant près de son oreille ; nul royaume ne saurait revenir au fils maudit d’Eleagan ; nul destin splendide ne saurait vous être accordé dans ce monde ! s’exclama-t-elle en le maintenant puissamment à terre, le dominant avec son corps.
Le jeune homme tâchait de se défaire de cette effrayante étreinte, mais elle le maintenait aisément en sa puissance, approchant ses lèvres meurtrières de la peau de son cou, de ses oreilles, menaçant de le mordre par endroits, de briser ses poignets, qu’elle serrait de ses mains surpuissantes. Il était vaincu, anéanti ; elle pouvait disposer de lui comme elle le souhaitait, et pouvait lui infliger des sévices inconnus du monde des hommes.
— Demeurez auprès des mortels, médiocre malfaçon ; et tenez-vous éloigné de la magie !

Elle disparut d’un coup. Philippe se retrouva seul, allongé sur le sol, crispé. Ses poignets lui faisaient mal comme si la créature exerçait encore une pression en les maintenant de ses deux puissantes mains. Son corps lui semblait également soumis encore à l’extraordinaire pression qu’elle avait exercée sur lui. Mais il était réellement seul ; elle était partie. Pourquoi avait-elle déchaîné sa colère sur lui ? Il se releva prestement. Son cheval était non loin de lui, mais refusait de se laisser approcher. Il hennissait puissamment et levait les antérieurs chaque fois que Philippe faisait un pas vers lui.
Chancelant, il prit la résolution de se rasséréner en s’asseyant par terre. Son cœur martelait sa poitrine. En dépit de la froideur due à l’épaisse brume qui s’était abattue autour de lui, il était en sueur. Il avait connu là le véritable effroi, sans savoir pour quelle raison il avait mérité ce sort. Il avait peur. L’Each Uisge avait proféré des paroles qui le hantaient désormais. « Fils maudit d’Eleagan » ; ces mots le terrifiaient encore. Que cela signifiait-il ? « Fils maudit » : cela, il le ressentait depuis bien longtemps ; et que cet être magique le décèle n’était pas pour le rassurer. Il devait bel et bien être maudit, pour que l’on lui dise. « Eleagan » ; qu’était-ce donc ? Etait-ce un lieu ? Lui aurait-on dissimulé ses véritables origines ? Ou n’était-ce que la malignité de la créature qui avait parlé ?
Rien de ceci n’avait d’importance. La peur et l’incompréhension laissèrent la place à une profonde lassitude. Se relevant, il inspira autant que ses poumons le lui permirent, et après un immense soupir, il retourna auprès de son cheval, qu’il réussit enfin à approcher suffisamment pour attraper les rênes et remonter sur son dos.

*

C’est au grand galop que Saint-Adour rejoignit Sainte-Aube, avec contre lui le corps inanimé de Catherine d’Aubressac.
— Grands Dieux ! Vous avez réussi ! Laissa échapper Sainte-Aube.
— Sortons de cette forêt ! Hâtons-nous !
Les deux comparses élancèrent leur monture à l’allure la plus vive qu’ils pouvaient se permettre dans cette forêt où la végétation offrait les obstacles les plus sournois, qui exigeaient d’eux une vigilance sans faille. Mais ils étaient en proie à la peur, qu’ils devaient surpasser pour échapper à cette étrange nuit.
Une fois sortis du bois, en compagnie de Boissec, Layemars et Vielly, la tension qui martelait les tempes de Sant-Adour s’estompa peu à peu. Il fut convenu de d’emmener la pauvre enfant au domaine ; étant donné l’heure tardive, il serait temps de prévenir la maison d’Aubressac du retour de Catherine une fois que le jour serait levé, et qu’on l’aurait fait examiner par un médecin.
Durant toute la chevauché, Saint-Adour garda le silence sur les évènements qui l’avaient conduit à récupérer Catherine d’Aubressac ; et ses amis, d’ordinaire si curieux, ne posaient aucune question.
— Nous avons entendu des cris, dirent-ils seulement. Des cris si terribles qu’ils ne semblaient pas humains.
En effet, la forêt était peuplée d’une faune magique qui savait se préserver des regards impudiques des mortels. Plusieurs banshee avaient investi ce lieu, rassemblées dans le tumulte afin de faire face aux hommes, et retournant à leur solitude, sécher leurs larmes de sang et peigner leur chevelure sombre, hantises farouches et discrètes, qui de leur voix surnaturelle invoquaient le retour de la pleine lune.

L’Each Uisge retournait silencieusement dans ses eaux glacées, un sabot après l’autre, tandis que les chats huants se taisaient devant ce spectacle à la beauté atténuée seulement par l’effroi qu’inspiraient ses yeux sanguinolents et ses rauques soupirs. Les êtres magiques s’en retournaient dans l’oubli dans l’insondable noirceur de la nuit, tandis que les hommes allaient vers le château de Saint-Adour, illuminé de toutes parts, et se présentant à eux comme une flamme dans le lointain. Ils s’approchaient inexorablement de cette lumière, et cette pensée les réconfortait tous.
Seul Saint-Adour continuait d’avoir peur. Contre sa poitrine reposait Catherine d’Aubressac, qui n’ouvrait pas les yeux malgré les secousses provoquées par le galop de sa monture sur le sol irrégulier. Soit elle en était berçée, soit elle était blessée. Elle avait été piétinée par l’Each Uisge. Peut-être allait-elle en mourir.
Une fois au domaine, Sainte-Aube mit pied à terre parmi les premiers, et accueillit la jeune femme dans ses bras. Saint-Adour put ainsi descendre de sa monture et la porter de nouveau. Les domestiques réceptionnèrent les chevaux, tandis que la compagnie suivait le maître des lieux, qui installa le corps inanimé de la jeune femme dans des appartements confortables. Une domestique dévêtit la jeune Larroque afin de l’installer commodément dans le lit. Rien de tout cela ne l’avait réveillée. Elle ne semblait pas porter de stigmates des blessures qui lui avaient été infligées. Elle paraissait juste assoupie, mais Saint-Adour se doutait bien que son réveil serait difficile.
Aucun des compagnons ne voulut trinquer pour cette demi-victoire. Chacun regagna ses appartments après avoir néanmoins félicité monsieur le duc d’avoir réussi à retrouver Catherine d’Aubressac. Seul Sainte-Aube demeura auprès de lui, qui s’était installé au chevet de la jeune femme.
— A-t-elle bien voulu vous suivre ? Demanda Sainte-Aube. Que c’est-il passé ?
— Elle a accepté de me suivre, en effet. Je n’ai pas bien saisi les raisons qu’elle avait de le faire, car elle était libre.
— Libre ?
— En effet, Philippe ; Catherine d’Aubressac… Elle n’est pas humaine.
— Qu’est-elle, alors ?
— Je ne puis vous l’assurer avec certitude, répondit Saint-Adour. Dans cette clairière affreusement sombre, parmi ces créatures innommables, elle m’apparut dans une lueur qui n’émanait que d’elle, charmant être lumineux qui me ravit au point que j’oubliai un instant le désespoir dans lequel toute cette noirceur m’avait fait plonger. Elle était d’une douceur apaisante, d’une beauté absolument origniale. Elle était dissemblable de l’Each Uisge autant qu’elle est dissemblable d’une femme commune. Elle n’est pas humaine, assurément. En tout cas, elle n’est pas mortelle ; c’est en tout cas ce qu’a dit l’Each Uisge, ce démon qui a fondu sur elle, parce qu’elle avait pris la décision de me suivre !
— Croyez-vous alors qu’il soit de circonstance qu’elle soit vue par un médecin ? demanda Sainte-Aube. Si un homme de science était capable de déceler la nature profonde de cette jeune personne, ne pensez-vous point qu’elle serait en danger ?
— Mais que faire, alors ? Demanda Saint-Adour avec une once de désespoir dans la voix.
— Prétendre l’avoir fait examiner, puis attendre qu’elle se réveille.
— Et si elle ne s’éveillait point ?
— Croyez-vous qu’une saignée ou des décoctions douteuses la réveilleraient ?
— Vous avez raison, nous ne pouvons qu’attendre…
— Je ne doute point qu’elle s’éveillera un jour. Après tout, elle est surnaturelle.
Les deux hommes la considérèrent avec tendresse, rabattant sur son corps endormi une épaisse couverture par-dessus les draps soyeux qui caressaient sa joue. Son visage avait quelque chose de touchant, dans son expression. Elle avait les traits quelque peu tendus, comme si elle était en proie à un mauvais songe. Saint-Adour se rassit à son chevet.
— Elle vous a touché ; avez-vous pu lui parler ?
— Oui, nous avons échangé quelques mots. Elle m’a suivi de bonne grâce ; elle m’a fait confiance.
— Cela ne peut m’étonner ; vous êtes un homme bon.
— Je n’ai pas su la préserver du coup qu’elle a pris.
— Cela n’est point de votre faute. Vous l’avez retrouvée. Vous seul en étiez capable. Personne n’aurait pu la ramener saine et sauve, et vous l’avez fait. Elle n’est qu’endormie, rassurez-vous.
— Comment pouvez-vous demeurer aussi optimiste ?
— Parce que des années durant, je m’y suis forcé ; désormais, cela me vient naturellement. Et dans la majeure partie des cas, j’ai eu raison de demeurer optimiste ! Je vous laisse auprès de la belle dormeuse. Tachez néanmoins de vous reposer un peu.
Saint-Adour finit par s’endormir dans le fauteuil, craignant par trop que la créature apparaisse pour la ravir à nouveau. Cela était insensé, mais il ne parvenait plus à réfléchir correctement. Il se contenta de tirer les rideaux de la chambre, conserver quelques chandelles allumées, et rester assis auprès d’elle jusqu’à ce qu’il perde connaissance, en perdant toute notion du temps à contempler son visage, sa silhouette alanguie, sa peau tiède.
— Vivez, Catherine ; votre frère mourrait de vous perdre. Quant à moi, je crois que je mourrais aussi.

*

Le lendemain, Saint-Adour prétexta aux comparses, levés tard, qu’un médecin l’avait vue dans la matinée et n’avait prescrit que de la patience, en l’absence d’un remède qui l’éveillerait de son sommeil, puis avait fait parvenir à Aubressac un pli expliquant que des malandrins avaient ravi la jeune femme, qu’il avait réussi à obtenir leur identité, leur avait proposé une transaction, et avait ainsi retrouvé Catherine d’Aubressac. Il avait tenté de les châtier, mais ils étaient trop nombreux et avaient pris la fuite après les avoir battus. Malheureusement, la jeune femme ne s’était pas réveillée. Suite à la lecture de ce pli, le comte d’Aubressac s’était rendu avec son fils sur les terres de Saint-Adour afin de le remercier chaleureusement d’avoir retrouvé sa fille et de la ramener dans ses appartements où l’on attendrait qu’elle se réveille pour la marier à son sauveur.
— Monseigneur, s’exclamait Thibault d’Aubressac avec déférence, je suis bien incapable de vous dédommager pour les risques que vous avez couru afin de sauver ma sœur, tant l’entreprise était périlleuse et le bonheur que vous me procurez de l’avoir sauvée est grand ! Je suis votre éternel obligé, et tâcherai de vous honorer comme vous le fîtes, soyez-en assuré !
— N’ayez crainte, votre bonheur suffit à me dédommager. J’espère néanmoins qu’elle s’éveillera bientôt.
Bien malgré lui, le comte d’Aubressac soupira. Au moins, inconsciente, elle ne lui causait nul tourment. Il n’était donc pas impatient de la revoir ouvrir les yeux, et surtout la bouche. Elle était saine et sauve ; cela était déjà grandement suffisant.
— Nous sommes convaincus que vous avez fait votre possible pour la sauver, dit le vieil homme. Si elle ne devait point se réveiller, au moins, elle serait parmi nous et point avec de mauvaises gens qui auraient certainement précipité sa fin.
— En effet, intervint Thibault. Quoi qu’il advienne, vous l’avez sauvée.
Pourtant, Saint-Adour ne l’entendait guère de la sorte. Il n’avait pas su la protéger, et avait provoqué la colère de la créature qui l’avait attaquée. Cela semblait pourtant inévitable. Il essayait donc de ne point y penser.

Il avait veillé la jeune femme toute la nuit durant, caressant son front tiède dans l’espoir qu’elle ouvrirait les yeux ; désormais que des valets conduisaient son corps alangui dans une voiture aménagée pour la transporter en sécurité, il se sentait esseulé. Il avait en effet partagé quelques instants avec cette jeune femme où il en avait révélé bien plus qu’à quiconque, et avait appris qu’elle était aussi différente que lui du commun des mortels. Séparé d’elle, il se sentait désormais vulnérable, tandis que lorsqu’il avait plongé son regard dans ses yeux noisette, il s’était senti comme normal, et elle s’était comportée naturellement et chaleureusement avec lui, même si elle ne le connaissait pas. Elle lui manquait. Il avait hâte de la revoir et désespérait de pouvoir à nouveau lui parler.

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