IMMORTALEM MEMORIAM Livre premier – Le cabinet des mignardises Chapitre 15

26 mins
Chapitre 15

Madame la duchesse, pétrie d’inquiétude, étudiait par de brefs regards l’expression qu’arborait son fils, assis en face d’elle. En d’autres occasions, elle aurait pu s’avouer fière de le voir paré du sourire insondable seyant à évoluer dans le monde sans jamais rien laisser paraître de sa nature profonde ; mais enfin, à cet instant, elle aurait préféré qu’il laisse transparaître ses sentiments ; à moins qu’il n’eût rien alors à exprimer. Mais elle le connaissait bien trop pour songer ne serait-ce qu’un seul instant qu’il n’eût point de tourment à dissimuler derrière ce sourire qui n’en était pas vraiment un. Depuis que leur équipage avait quitté le domaine de Saint-Adour, Charles avait affecté de se montrer d’humeur égale, serein ; mais la vérité était tout autre : l’accident de la jeune Larroque ravivait de bien pénibles souvenirs, et il redoutait d’avoir à reconnaître sur son corps inerte les stigmates laissés par le Malin. Néanmoins, Sainte-Aube lui avait assuré qu’il ne s’agissait pas d’un démon. La dernière fois qu’il avait pu la contempler, c’était lorsqu’il la veillait ; cette nuit demeurait précieuse à son souvenir. Elle avait été renversée, puis piétinée, mais n’avait conservé aucune marque des coups que lui avait porté l’abjecte créature. « Pauvre enfant », songea-t-il tandis que sa mine se faisait plus maussade. Il ne prenait plus garde à se montrer tranquille, ni même stoïque, malgré ses intentions de le paraître ; et sa mère décela cette faiblesse. Elle se permit donc de lui poser des questions, ignorant qu’elle augmentait son trouble.
— A quoi songez-vous, mon fils ? lui demanda-t-elle en scrutant désobligeamment son visage.
— Mère… soupira-t-il ; permettez que je garde l’essence de mes pensées pour moi seul.
— Pourtant cela ne vous réussit guère, de rester silencieux à ruminer vos réflexions, rétorqua-t-elle avec impatience. Allons, quelles sont-elles donc ? Je ne puis souffrir que vous demeuriez affligé ! Comprenez-moi ! La seule chose que je souhaite, c’est votre bien-être ! Cela est bien tout ce qu’une mère désire pour son fils.
— Alors je vous en prie, la contra-t-il, tandis qu’il la trouvait bien moins persuasive que ce qu’elle s’était imaginé ; laissez-moi. Je ne puis vous parler je ne puis… trouver moi-même les mots…
Las enfin de devoir exprimer l’indicible, il se mit à soupirer plus profondément encore ; puis il laissa errer son regard par la vitre du carrosse, en tâchant de faire le vide dans son esprit.
Sa mère était fort fâchée d’être ainsi éconduite, jugeant que son fils était un malpoli et qu’il était revenu décidément bien changé de sa dernière campagne ; mais elle n’ignorait pas que les choses de la guerre étaient d’une rudesse et d’une cruauté qui parfois transformaient même les hommes les plus méritants en êtres farouches et mutiques. Le plus bas homme du peuple ne devenait-il pas une bête violente, haineuse, estropiée dans sa chair et dans son humanité ? Malandrin, coupe-jarrets ; n’était-il pas au moins un larron vindicatif, et rebelle jusqu’aux tréfonds de sa misère quotidienne, une fois rompu à l’exercice de la guerre et revenu à la vie civile d’autant plus pauvre et brisé qu’il l’avait été avant de partir pour le front ? Si, bien sûr, et l’horreur de cette existence chaotique n’épargnait personne, pas même un soldat autant gradé que Charles. Cette idée, loin de la réconforter, la rasséréna pour le moins. Mais elle regrettait bien une si fâcheuse situation.
— Au moins, n’eussé-je pas à déplorer la mort de mon fils, dit-elle pour elle-même, mais hélas d’une voix trop puissante pour que Charles n’en prenne pas ombrage. Pourtant, vous me paraissez éteint, aussi éteint que peut l’être un corps dépourvu de toute vie… je ne vous le reproche en rien, l’assura-t-elle, néanmoins sans trop y croire, mais j’en suis tout de même fort déçue…
— Eh bien, je regrette de vous décevoir, répondit sobrement Charles, à bout d’arguments et inévitablement meurtri par le discours de sa mère. Je sais pour ma part que vous ne sauriez être compréhensive ; d’ailleurs, qui donc pourrait l’être ? Je vous pardonne donc la dureté de vos propos.
Madame de Saint-Adour comprit qu’il valait mieux désormais que chacun garde le silence, car malheureusement le dialogue deviendrait de plus en plus blessant. Or il fallait demeurer maître de soi et se présenter décemment au comté d’Aubressac. Elle savait désormais que son fils n’avait pas enlevé la jeune Larroque. Elle commençait à croire qu’il devait l’aimer d’amour, pour lui avoir ainsi tenu tête et tout tenté pour la retrouver. A moins que l’engagement dû à une indéfectible amitié l’ait ainsi exposé à maints dangers. Au moins, elle avait tout de même le sentiment d’avoir retrouvé son fils, le fier et glorieux soldat ; le duc dans toute sa prestance. S’il voulait réellement l’épouser, il avait gagné le droit de le faire ; elle n’aurait qu’à s’en accommoder.

Le carrosse entrait sur le sol de la propriété d’Aubressac. La vallée tantôt dorée par les cultures de céréales et tantôt verdoyante de pâturages et de terres sauvages avait laissé la place à un chemin longeant une forêt de conifères, ombragé, oppressant, lugubre aux yeux de Charles. Mais bientôt, les grandes grilles fermant l’accès au château lui apparurent, et il se contenta de fermer les yeux afin de profiter des derniers instants de silence dont il pourrait sommairement bénéficier, jusqu’à ce qu’il retrouve ses appartements et le sourire de connivence de ses chers compagnons.
Le château, vestige hagard d’une splendeur passée, se dressait péniblement depuis la terre malgré les travaux entrepris pour réhabiliter sa gloire d’antan. L’ancien et le nouveau se côtoyaient dans une bâtisse qui conservait son âme, mais qu’elle abritait douloureusement torturée au sein de cette famille qui semblait s’écrouler avec les murs de son logis.
— Que voici un bien triste écrin pour une maison aussi remarquable, fit la duchesse avec regret.
Bien malgré lui, Charles ne put s’empêcher de sourire, et d’émettre un petit ricanement. Une femme telle que sa mère ne pouvait s’émouvoir du destin tragique d’une famille, hormis si le sien était uni à celui des malchanceux. Il ne parvenait toujours pas à comprendre l’attachement qui liait la duchesse de Saint-Adour au comte d’Aubressac. Peut-être après tout n’était-ce qu’une question d’affinité ; pourtant l’intérêt n’avait jamais été que le seul guide de la noblesse, et l’honneur dépendait dudit intérêt. Mais quel commerce sa maison, majestueuse, encore parée de la gloire de son père et de ses propres victoires, et celle d’Aubressac, déclinant peu à peu dans le souvenir royal, essoufflée, déliquescente en ses murs, pouvaient bien entretenir qui fût profitable aux deux parties ? Certes, il y avait Thibault d’Aubressac, l’homme fort de la famille, et gentilhomme estimé à Paris. La pieuse cadette inspirait l’amabilité et la reconnaissance des femmes de bien du royaume. Quant à la fille aînée, elle était tout bonnement occultée des conversations. Elle était une honte, un démon que l’on se refusait d’invoquer. Monsieur le comte d’Aubressac était définitivement un homme du passé ; eût-il été mort et enterré que l’on aurait presque eu davantage de considération pour lui. Aux yeux des courtisans, il était une aimable relique, gardien des souvenirs flamboyants du règne de Louis XIII ; mais il n’avait plus même sa place dans les livres d’Histoire. Il s’éteignait poussivement à l’ombre des ruines de son domaine dans l’indifférence générale. Même la reine mère commençait de l’oublier. Néanmoins, Charles n’avait cure de tout cela, et il lui était bien aise que sa mère conserve quelque amitié avec le comte d’Aubressac, car ainsi, il était assuré de pouvoir s’unir avec Catherine. Si toutefois elle s’éveillait…
Charles s’attachait également de plus en plus à cette maison, parce qu’il y avait Thibault, et désormais parce qu’il connaissait Catherine. Connaître était un bien grand mot, mais pourtant, c’est bien le sentiment qu’il avait. Il était heureux de pouvoir la revoir, et espérait qu’elle rouvrirait les yeux, pour lui, pour le revoir.
— Je ne vous savais pas capable de tant de pitié à l’égard d’une famille qui aura bien mal négocié la succession de son héritage, remarqua-t-elle devant le regard médusé de son fils. Il faudra bien que Catherine d’Aubressac vous ait ensorcelé pour que vous désiriez tant l’épouser.
— Une telle déliquescence peut affecter quiconque en ce monde, répondit-il en s’appliquant à conserver tout son flegme. La chute de la maison d’Aubressac ressemble à une malédiction.
— Dans toute cette affaire, à quel moment y trouverez-vous votre compte ? Persista-t-elle avec son mauvais esprit. Lorsque le charme sera rompu et que les Larroque retrouveront leur splendeur ?
— Nos deux noms apposés connaîtront des heures grandioses, lorsque Thibault d’Aubressac comptera parmi les plus illustres lieutenants du roi. Vous devriez enfin vous réjouir d’avoir trouvé à me marier sans avoir à subir quelque mésalliance, en ces temps de trouble. Nous savons d’ores et déjà qui demeurera fidèle à la Couronne, et qui profitera du tumulte pour gagner les rangs du contestataire Condé. S’il peut s’émanciper du pouvoir, il profitera certainement de quelque trouble opportun ; or la France commence à en subir d’inquiétants.
— Voyons ! s’exclama la duchesse. Je crois que vous avez l’esprit par trop romanesque !
— Que de déceptions vous infligeai-je aujourd’hui, ironisa-t-il.
— Tâchez pour les heures qui suivent de ne pas faire davantage défaut à votre mère, ou bien je ne vous aimerai plus autant.
Charles sourit, et sa mère ne put s’empêcher de le faire à son tour. Le carrosse s’arrêtait progressivement au-devant de l’imposante silhouette du château d’Aubressac.

*

C’est Héloïse qui vit la première arriver l’équipage de Saint-Adour. La plus jeune des Larroque avait regardé depuis une fenêtre située à l’étage le carrosse avancer dans la cour, puis s’immobiliser ; après de longs instants, le duc de Saint-Adour en descendit, mais elle ne parvint à voir de son visage que de vagues traits, qui lui firent penser qu’il devait être fatigué. En outre, il était très pâle, et contrastait fortement avec les figures des laquais subtilement dorées par le soleil de l’été. Ensuite, madame la duchesse descendit le marchepied, aidée dans sa besogne par son fils, qui lui tenait le bras avec beaucoup de prévenance, malgré la peine qu’il paraissait ressentir à se tenir lui-même debout. Monsieur d’Aubressac, qui s’appuyait sur sa canne, vint à leur rencontre. Madame son épouse, quant à elle, était encore trop affectée pour quitter la chambre de Catherine, et redoutait par trop que son enfant rejoigne les cieux alors qu’elle ne se trouverait pas à son chevet, pour oser s’écarter d’elle un instant, ne serait-ce que pour prendre le frais ou se sustenter. Seule la prière pourvoyait à ses besoins en alimentant son espérance de voir un jour Catherine rouvrir les yeux.
Saint-Adour fut heureux de retrouver son maître d’armes ; car malgré la pénibilité des circonstances, la vaillance que le vieil homme lui avait toujours inspirée ne manquait pas, cette fois encore, de le galvaniser. A force d’avoir vu le comte d’Aubressac se relever de ses échecs, et faire face avec tant d’audace à l’adversité, le duc songeait à prendre son exemple. D’ailleurs, le vieux Larroque n’était pas sans le savoir, et se réjouissait d’avoir bientôt pour fils un jeune homme si prompt à lui faire honneur, ainsi qu’à s’appliquer à lui témoigner son affection, des dons inestimables qu’il avait tant de peine à recevoir de Thibault. Mais les choses n’en étaient que mieux mises de la sorte.
— Mon ami, ma chère ! fit-il en leur ouvrant grand les bras, au mépris de ses difficultés à se mouvoir. Quelle joie de vous voir en ces temps de tumulte !
— Nous sommes venus vous rendre hommage et vous assurer de notre indéfectible amitié, dit avec émotion la duchesse de Saint-Adour, appuyée dans son éloge par son fils, qui se faisait son écho.
— Votre présence et votre soutien nous vont droit au cœur, à mon épouse et moi-même. Quant à mon fils, Thibault, et Héloïse, ma fille, ils vous sont tout aussi reconnaissants de vous montrer si généreux envers nous, dit-il en leur serrant chaleureusement les mains.
Le reste de la scène, Héloïse ne le vit pas. Ils parvinrent rapidement sous le perron et disparurent dans la demeure. La jeune fille, en dépit de son amour, abhorrait sa sœur pour ce qu’elle faisait subir à leur nom : ainsi, l’un des représentants les plus illustres de Saint-Adour, et l’autre, le plus influent que cette famille ait compté en sa généalogie, avaient pris en pitié leur race déchue, et leur père allait se repaître comme un vassal de leur compassion. La chose était intolérable aux yeux d’Héloïse.

Monsieur d’Aubressac les mena au salon, où chacun prit place dans un silence embarrassé. Le maître des lieux n’avait hélas rien à dire à ses invités, qui se trouvaient pour leur part émus de constater à quel point la détresse du châtelain était grande. Soudain, apparut Thibault d’Aubressac, heureux de rencontrer Charles de Saint-Adour, car l’état de sa sœur le plongeait dans une grande détresse, et qu’il commençait à perdre espoir, effroyable idée qui le révoltait mais qu’il ne savait plus combattre.
— Veuillez pardonner mon intrusion, père, madame, fit-il en leur adressant une révérence à l’exécution parfaitement soignée, qui néanmoins ne suffit pas à dissimuler son trouble ; cependant j’ai vu votre carrosse, et il me tient à cœur de vous présenter mes hommages.
— Mon ami, fit Charles, ayant ressenti vivement la détresse du jeune homme, comme si lui-même l’avait éprouvé en son cœur et ses entrailles ; souhaitez-vous que nous nous entretenions seuls quelques instants ?
Timidement, Thibault opina. D’un seul regard, madame la duchesse à son fils accorda le droit de disposer. Il disparut donc avec le jeune Larroque, qu’elle gratifia d’une expression de compassion. Elle songeait que décidément, la vie était bien rude, bien trop pour d’aussi jeunes personnes. Son propre fils avait connu l’audace de ses primes années ; s’il dépérissait aujourd’hui, le destin, après tout, ne faisait que rendre la justice à un homme de trente ans qui avait su goûter aux pleines jouissances que la vie réserve parfois à celles et ceux qui savent tirer parti de l’existence. Or Catherine d’Aubressac n’avait pas vingt ans, et son frère en avait à peine davantage. Autant d’inquiétude et de morosité ne seyaient pas à leur âge, et ne convenaient plus guère à un homme aussi diminué que leur père.
Aussi, tira-t-elle avantage de ce que Charles avait pris congé de monsieur d’Aubressac, car elle espérait que celui-ci saurait lui parler en toute franchise de cette enfant qui constituait son tourment. Le pauvre homme semblait près de pleurer ; quoiqu’il se soit interdit cette propension à la tragédie, et que la hargne que lui inspirait cette déplorable situation lui défendît de laisser parler sa tendresse de père, à tort ou à raison.
— Je suis bien aise que mon fils ait rencontré le vôtre, lui avoua-t-elle avec l’idée de l’encourager à lui livrer le fond de sa pensée. Il souhaiterait se trouver auprès de vous, afin de tenter de vous réconforter et de vous soulager un tant soit peu de votre peine, mais j’aimerais auparavant que nous nous entretenions tous deux. Ainsi, vous pourrez m’ouvrir votre cœur. Alors, au nom de notre amitié, dites-moi tout, cher ami : comment va votre fille ? Et comment allez-vous ?
— Je dois reconnaître que je suis fatigué, bien qu’il soit inconvenant de s’attarder sur mon sort, tandis que ma fille aînée se trouve à mi-chemin entre la vie et la mort. Ma chère épouse se morfond près de Catherine, espérant que ses prières la ramèneront à la vie. Le fardeau que me fait porter ma fille est harassant. J’en viens à espérer que change la situation, d’une façon ou d’une autre ; car une telle attente, sans plus de certitudes que d’espoir, m’est intolérable. Le caractère même de ma fille m’est intolérable, et j’en suis venu au paroxysme de la colère dès lors que votre fils me l’a rendu inconsciente de la forêt ! A me défier, a défier toute autorité, elle en devient laborieuse, exaspérante ! Je ne devrais pas tenir un tel discours, mais voyez l’état où je me trouve ; regardez comme elle défie le danger, à disparaître dans la nature, au mépris des malandrins qu’elle y pourrait croiser ! Voyez comme elle défie Dieu en personne, à persister dans ce sommeil, sans daigner rouvrir les yeux ni rendre l’âme ! Elle est à rendre fou quiconque s’intéresse à son sort ; et je crois bien… qu’elle m’a rendu incapable de l’aimer.
Madame la duchesse conserva le silence, son visage paré doucement d’une expression de regret. Elle prit la main du vieil homme et lui sourit. Elle savait qu’il était d’un caractère difficile à supporter, et que malheureusement, sa fille en avait hérité. Si elle avait peur que son fils souffre d’un tel tempérament ? Certainement ; mais elle savait que la fierté de cette enfant et l’orgueil de sa naissance seraient une bénédiction pour un homme tel que Charles-Henri, tout aussi orgueilleux mais prompt à s’écarter des convenances de son rang. Catherine d’Aubressac, eût-elle vécu plus longtemps, eût-elle été l’épouse idéale pour le duc de Saint-Adour.
— Après tout, son sort n’étant-il pas entre nos mains, il n’en demeure pas moins proscrit de succomber à la colère et au désespoir, se prit-elle à dire, constatant que l’heure de la jeune fille n’était tout de même pas encore venue. Votre fille a suffisamment de force pour rouvrir les yeux, et peut-être posera-t-elle alors un regard neuf sur la situation ; peut-être sa mésaventure la conduira-t-elle à se repentir de ses imprudences et à vous demander pardon pour le tourment qu’elle vous aura infligé ? Votre fille n’est pas mauvaise.
— Comment pouvez-vous en être convaincue ? demanda monsieur d’Aubressac, ému et infiniment surpris d’avoir entendu une telle chose.
— Il m’a suffit de savoir son attachement à vos terres, à votre demeure. Elle ne souhaite que de faire honneur à votre patrimoine, même si elle ignore comment y parvenir, et qu’elle est bien maladroite ! Sourit-elle. Soyez patient, dit-elle en recouvrant son sérieux. Je vous promets de vous seconder dans votre tâche, votre épouse et vous. Et lorsque Catherine s’éveillera, notre œuvre pourra s’accomplir.
— Souhaitez-vous toujours que nous unissions nos enfants ? demanda le vieux Larroque avec stupéfaction.
Il aurait aimé ajouter que cela le réjouissait, mais il fut rasséréné dans son élan par l’éventualité que Catherine, sans pour autant mourir, demeure définitivement les yeux clos. Une telle malédiction viendrait à bout de la patience de madame la duchesse.
— Cette affaire, plus que jamais, semble réalisable, pour peu que vous soyez confiant. Visiblement sous l’empire de la raison, Charles-Henri a consenti à prendre femme, et s’est pris de tendres transports pour votre fille. Il se trouve très affecté par son état de santé. Pour une fois, ses amis semblent l’avoir influencé d’une façon bénéfique. Monsieur de Layemars, assurément, n’a point tari d’éloges sur cette enfant qu’il dit toujours trouver à son goût.
— J’ignorais cela ! s’exclama monsieur d’Aubressac. Vous êtes au fait de tout ce qui se raconte, et je ne sais comment vous pouvez tout entendre sans jamais rien observer ni même vous fondre dans la foule des conteurs et des commères.
— Eh bien, mon cher, c’est exactement comme cela que j’apprends ce qu’il m’est nécessaire de savoir ! La Cour est un monde de cancaniers ; j’entends caqueter et je garde le silence en ouvrant bien les yeux. Mon ami, vous devrez m’accompagner à Paris : je crois que changer d’environnement vous fera le plus grand bien, et que vous apprendrez beaucoup sur les usages de celles et ceux qui savent rester dans l’air du temps.
— Comment ? Quitter ce beau pays de verdure et de vallées escarpées pour une ville exigüe et sale ? Vous ne pensez point sérieusement à me déraciner, tandis que la mort me guette, et qu’un tel voyage me coûterait si cher que mon pauvre corps ne pourrait s’en acquitter pareillement pour celui du retour ? Je me refuse à quitter ma terre. J’ai certainement eu tort de ne l’avoir pas assez quittée, mais il n’est plus temps que je répare mes fautes. A Paris, le monde m’a oublié. Mes vieux amis sont morts, ou ont fait allégeance à quelque autre personne, et ma ruine n’est pas étrangère à ce défaut de partisans. J’espère seulement que Thibault saura mieux se faire aimer que moi, et qu’il ne sera pas aussi sauvage. L’avenir de notre famille dépendra de son ardeur à plaire, et de son zèle à contenter les grands de ce royaume.
— Il y parviendra, soyez-en assuré.

*

Les paisibles jardins de la propriété respiraient la vie : ses arbres se mouvaient sous la bise, ses oiseaux dégoisaient tranquillement dans ce havre de paix. Les ouvriers taillaient les haies et les bosquets aux formes rondes et généreuses, sous un soleil qui faisait paraître blé les parterres verts et multicolores de fleurs, et qui rehaussait les cheveux blonds de Charles de Saint-Adour. Thibault, ébloui, baissait le regard. De toute façon, il avait envie de pleurer ; et il n’aurait jamais su regarder son ami en face tandis que ses yeux seraient emplis de larmes.
— Thibault, qu’avez-vous ? demanda Saint-Adour en lui serrant le bras, affligé de se trouver impuissant face à la détresse de son ami.
— Je me refuse à désespérer, sanglota le jeune homme, et pourtant mon cœur se brise ! Voici ce que j’ai, un mal atroce ! Et la douleur, elle est incommensurable ! Cette sœur m’est aussi précieuse que si nous partagions le même corps, le même cœur ! Nous sommes tels des jumeaux arrachés l’un à l’autre par le voile opaque du sommeil ! Parmi les deux fils de la Nuit, lequel d’Hypnos ou de Thanatos m’a pu ravir ma sœur ?
— Je ne puis vous le dire, répondit Charles avec regret.
Ces interrogations incessantes lui valurent de se trouver dans une véritable transe. Sans en être pleinement conscient, les mots sortaient de sa bouche en un flot que son cerveau, incertain, ne parvenait à pénétrer. Instinctivement mû par le désir de revoir de Catherine, Charles exprima le désir d’entrer dans la chambre de la jeune femme, afin de prier aux côtés de son corps endormi. Sans se souvenir avec précision de la réponse de Thibault, il se mit à marcher en direction de la partie du jardin, ombragée, qui menait au château. Son jeune ami était devant lui, il l’emmenait. Charles était incapable de se rendre compte si Thibault lui parlait, ou si c’était son propre souffle qui bourdonnait à ses oreilles meurtries. Son cœur palpitait tant qu’il en avait trop chaud. Pourtant, cette aile de la bâtisse, située au nord et plongée dans la pénombre quelle que soit la saison, se trouvait particulièrement froide en ce jour, se jouant de l’intensité du soleil d’été qui ne parvenait à y entrer. Les battements de son cœur se firent plus intenses alors qu’il commençait à entendre un faible martèlement qui émanait de l’étage. Les deux hommes empruntaient désormais l’escalier en colimaçon, sculpté avec virtuosité dans le bois d’un acajou massif, commandé par Gontran le Vilain et qui représentait une vouivre s’enroulant autour des marches grinçantes qu’ils arpentaient ; mais Charles ne percevait rien des détails d’un tel ouvrage : ni les écailles finement sculptées de la bête, ni lorsqu’il s’y trouva au faîte, l’escarboucle qui trônait au sommet de la rampe, un rubis incrusté au milieu du front de ce reptile fabuleux. Il ne s’aperçut pas de la longueur du couloir qu’il arpentait, malgré l’intensité de ses pas, qui grondaient interminablement à ses oreilles ; quant au martèlement qu’il avait entendu, il était plus précis, quoique tout aussi faible que les instants auparavant. Enfin, le duc de Saint-Adour réalisa un temps après s’être arrêté qu’il se trouvait avec son ami devant la porte des appartements de la jeune femme. Il n’avait pas encore repris ses esprits lorsque Thibault fit tourner la poignée, et l’invita à entrer. Le duc fit l’impasse sur le couloir qui menait au salon, un salon dans lequel il ne s’attarda point, obsédé par le son régulier qui provenait de la chambre, et guidé par cela seul. Il ignorait où était passé le comte d’Aubressac, et sur l’instant, il n’en avait cure ; seules comptaient ces palpitations qu’il entendait, qu’il sentait contre ses lèvres et dont il semblait pouvoir se repaître.

Mais une fois dans la chambre, face à un lit sur lequel reposait mollement le corps de la jeune femme, dont la peau était flattée par la lumière éclatante qui perçait le vitrail de sa fenêtre, il n’était plus aussi certain d’avoir la résolution de l’approcher. Il fallait bien avouer que même les yeux clos, Catherine d’Aubressac ressemblait à une Amazone ; et s’ils avaient été ouverts, Charles y aurait pu lire aisément la détermination qui en émanait. Là, les traits de son visage étaient durs, comme si elle demeurait d’une incompréhensible opiniâtreté durant ce repos forcé. Assurément, ni le corps de cette jeune femme ni son esprit ne connaissaient de répit. Quant à lui, il semblait avoir repris possession de son raisonnement, quoique le désir sensuel de se trouver étreint par les battements de cœur de la malheureuse demeurât une tentation à laquelle il succombait peu à peu, en se laissant submerger par le son faible et régulier qui émanait d’elle pour vibrer en lui.
Il était tant troublé par les battements du cœur de la belle dormante qu’il ne vit pas madame d’Aubressac se lever de sa chaise. Lorsqu’il se rendit compte de sa mégarde, il se hâta de lui présenter ses hommages et de lui servir de malhabiles formules de politesse dont la comtesse, visiblement lasse de prier et de veiller, ne distingua pas l’insipidité. Elle aussi se trouvait dans un état second. Elle balbutia qu’elle reviendrait plus tard, esquissa une révérence mal assurée, puis quitta les appartements avec son fils, qui lui tenait le bras.
— Puis-je vous laisser quelque instant ? Demanda Thibault d’Aubressac avec prévenance, et fort opportunément aux yeux du duc, qui avait le sentiment de perdre pied en dépit de l’évidence qu’il fût indubitablement sur la terre ferme.
— Faites donc, mon ami, répondit-il donc sans faire attention à ce qu’il disait.
Le parfum entêtant de la jeune femme était une torture ; son cœur tonnait aussi fort qu’un orage de concert avec celui de Charles. Répondant à son instinct, il s’approcha d’elle, de plus en plus près ; si près qu’il avait désormais le visage au-devant du sien, un parfait masque de porcelaine contemplant une pâle figure aux traits émouvants : des sourcils finement dessinés, des cils voluptueusement recourbés ; une bouche pulpeuse, inopportunément muette.
— Allons, madame, qu’avez-vous donc à dire ? Se prit à murmurer Saint-Adour en effleurant de ses lèvres celles de la jeune femme.
Une image lui vint, une image intense. Le cœur du bois d’Aignan, où le soleil tente de percer la cime des arbres, mais que seule la bise parvient à pénétrer. L’Each Uisge qui sort de l’étang du Moura. Un pâle corps enveloppé d’un linge blanc, courant avec gracieuseté dans les fougères, et disparaissant dans l’ombre. Un rire cristallin. Puis le regard intense de Catherine d’Aubressac, ses yeux marrons grand ouverts et fixant les alentours. Les lèvres entrouvertes, frémissantes, elle est debout dans cet écrin de verdure. Mais son souffle s’étend de sa bouche, de ses narines, sous forme de fumée ; il fait froid. Dans l’obscurité apparait une lueur rougeâtre, qui brille. La main de Catherine apparaît dans la vision de Charles. Elle s’approche de cette lueur, et s’aperçoit que deux immenses yeux mordorés, étincelants, fendus chacun d’une fine pupille ovale, la scrutent dans une colonne de feuillages. Un cri déchirant meurtrit les oreilles de Charles, qui plisse les yeux afin de se soustraire à cette sensation d’horreur, comme si refuser de voir les choses pouvait empêchait qu’elles nous atteignent ; mais fermer si fort les yeux demeure évidemment inefficace. Il croit crier lui-même, alors qu’il ouvre enfin les yeux, et comprend qu’il les écarquille en se jetant en arrière de ce lit, d’un bond rapide et d’une agilité qu’il ne se connaissait pas. Tout au plus a-t-il haleté ; mais il ne put en être certain.

Il considéra longuement le lit sur lequel reposait la jeune femme ; il eût été presque trop apeuré pour rester dans cette même pièce s’il n’avait pas été aussi curieux. De nouveau, il s’approcha de la dormante ; il éprouvait la sensation d’avoir d’un coup recouvré ses esprits, et en fut fort aise. Lentement et doucement, il revint à son chevet ; les mains tremblantes, les doigts crispés, il défit délicatement le nœud de la chemise que portait la jeune femme, puis en écarta le col. Son pouls accéléra sensiblement, subitement tenté de poser ses lèvres sur cette gorge si gracile, cette peau délicate et tendre. Le contact avec la peau de Catherine le fit d’un coup frémir, car elle se mit à palpiter, comme si elle revenait à la vie. Il approcha cette fois son oreille du cœur de la jeune femme, et entendit qu’il battait plus vigoureusement qu’auparavant. Sans s’en rendre compte, il se laissa bercer par le martèlement opiniâtre de ce muscle qui s’éveillait, et qui semblait battre à l’unisson du sien. Une fois encore, étrangement, il sentit les palpitations de ce cœur sur ses lèvres à demi ouvertes que caressait sa langue en les léchant, et eut le sentiment de le goûter ; comme un fruit bien mûr, juteux et savoureux… D’un coup, cette saveur forte envahit son palais. Une saveur de sang. Au bout d’un certain temps, cette idée le sortit de sa transe. En ouvrant les yeux, il s’aperçut qu’il avait planté ses dents sur la clavicule de Catherine, qu’il l’avait mordue et buvait le sang qui s’échappait de sa plaie.
Avec effroi, il se retira du lit, où il s’était familièrement assis. Il porta ses mains à sa bouche, autant pour s’empêcher de hurler que pour sceller ces lèvres meurtrières, du moins coupables d’une diabolique avidité. La jeune femme, elle, cligna des paupières, semblant prête à s’éveiller ; alors Charles bondit dans une alcôve enténébrée, si rapidement qu’il en fut effrayé. Il se tapit dans l’ombre, interdit, voyant Catherine émerger du sommeil en parant son visage d’une moue de crispation. Elle porta une main à sa clavicule, et Charles comprit que si sa morsure lui valait une grimace, elle l’avait également tirée de l’inconscience. Mais la jeune femme n’était pas prompte à s’émouvoir de cela ; surprise, elle l’était, mais davantage de sentir une présence, qu’elle tenta d’identifier, en vain. Alors, elle essaya de se redresser, visiblement maîtresse d’elle-même malgré sa faiblesse ; elle avait demeuré trop longuement alitée pour parvenir à s’asseoir dans son lit sans l’assistance de quelqu’un. Soupirant de se trouver là, dans le silence, elle porta une main à son visage et y versa quelques larmes. Saint-Adour profita de cet instant où elle avait tourné la tête dans la direction opposée à la sortie pour se ruer vers la porte, qui claqua si vite qu’elle ne put remarquer qu’un individu était sorti de sa chambre, même si elle en eut la certitude et que cette idée l’ébranla.

Saint-Adour, quant à lui, fuyait ces appartements avec une telle prestesse que nul n’aurait pu croire en voyant les portes ainsi s’ouvrir et claquer qu’il n’y avait pas là quelque spectre fuyant l’entrée des Enfers. Monsieur le duc, heureusement, ne croisa personne. Il arpenta le couloir en tâchant de se souvenir par où il était passé tantôt avec Thibault, puis il eut une pensée : qu’allait-il dire à son ami ? Comment lui apprendre que sa sœur s’était éveillée ? Comment expliquer l’inexplicable, avouer l’inavouable ? Comment reconnaître lui-même qu’il était devenu un monstre ?
Il trouva l’escalier en colimaçon qu’il avait emprunté précédemment, et fut frappé de reconnaître la lueur rouge de sa vision, étinceler sous la clarté du jour qui avait réussi à se poser sur la rampe de l’ouvrage. Le rubis qui trônait sur le front de cette bête, aux yeux de serpent ! C’était cette même créature qui était représentée ici, en ce château ! Son cœur parut cesser de battre un instant ; puis il s’élança sur les marches de l’escalier et courut jusqu’à ce qu’il rencontre des domestiques. Inexplicablement, il se rasséréna, et c’est un homme stoïque que vit la livrée, et que le jeune Larroque retrouva dans la grande salle qui menait au jardin ; un homme ressemblant à un noble, quelque peu essoufflé, mais paraissant maître de ses mouvements et de ses sentiments.
— Pardonnez-moi de vous avoir abandonné auprès de ma sœur, dit poliment le jeune homme, mais ma mère était tant affligée par sa douleur qu’elle tenait à peine debout ; j’ai préféré l’accompagner à ses appartements, où elle se morfond sans plus pouvoir faire couler de larmes, tant elle est épuisée.
— Ne vous inquiétez pas, répondit Saint-Adour en tâchant de donner le change. J’ai parfaitement compris les raisons qui vous poussaient à accompagner votre mère. Je regrette cependant de lui avoir fait quitter les appartements de sa fille.
— Et moi je vous en suis reconnaissant, l’assura Thibault en lui prenant le bras, ragaillardi par la réflexion qu’il s’était faite des propos du duc, quoiqu’il fût toujours aussi enclin à envisager le pire pour sa sœur. Elle a besoin de repos. Nous avons tous besoin de repos.
A ce moment, Charles songea qu’il valait mieux ne rien dire quant au réveil de Catherine d’Aubressac. Puisqu’elle était hors de danger, autant qu’il n’ait pas à risquer de perdre l’amitié, le respect, et la considération de son ami en devant lui avouer qu’il l’avait touchée, mordue. L’abjection dont il s’était rendu coupable lui soulevait le cœur, et c’était avec grand peine qu’il repensait à Catherine d’Aubressac. Devant l’intensité avec laquelle Charles-Henri avait observé sa sœur, et la mélancolie qui parait désormais ses traits, Thibault d’Aubressac se crut permis de songer que son ami se trouvait troublé par la jeune femme. Il eût été près d’avoir raison s’il avait pensé, un seul instant du moins, que ce trouble n’était pas dû à quelque émotion galante, mais bien aux sentiments mêlés de fascination et de crainte. Oui, Catherine d’Aubressac, même souffrante et obstinément silencieuse, avait été fascinante. La force qui émanait d’elle avait transcendé son terrible état d’immobilité. Quoique nulle monstruosité n’ait apparemment pris possession de son corps et y ait entravé son esprit, la contraignant pour jamais à demeurer sous son empire maléfique, cette même jeune femme si intéressante était devenue un cauchemar pour le duc de Saint-Adour, un bourrèlement intime, aussi discret qu’une honte profondément enfouie pour la mieux dissimuler au monde.
— J’aurais aimé que vous la voyiez dans d’autres circonstances, déplora Thibault en tâchant de contenir ses sanglots, d’une voix douce et faible, car il n’avait plus même la force de parler.
Il pensait à sa chère sœur avec une déférence qui meurtrit le cœur de Saint-Adour. Ce jeune homme ne méritait pas cette douleur, et lui-même avait par trop connu l’horreur pour ne pas la reconnaître.
— Il vous aurait fallu la voir au petit matin, reprit le jeune homme, soudain paré du sourire qu’entraîne l’évocation d’un passé agréable, tout ému de livrer quelques uns de ses plus beaux souvenirs à son ami qui le regardait avec douceur, l’exhortant à se laisser aller à ses réminiscences ; lorsque la maison, engourdie, s’éveille au son de ses pas, et qu’elle fait préparer le déjeuner tandis que je selle les chevaux ; et qu’elle vient me sauter au cou, après s’être hâtivement vêtue de sa tenue de chasse. Il aurait fallu que vous la rencontriez près de la rivière, où elle aime à s’asseoir, près du bord, afin d’écouter l’onde ruisseler sur la roche et perdre son regard dans son remous. En ces moments, une expression grave pare son visage ; elle est soucieuse, mais elle parait aussi apaisée. En paix avec elle-même, en accord avec la solitude, loin du tourment que représentent les gens. En ces instants, elle peut se concentrer sur ce qui la fascine ou ce qu’elle abhorre, sans craindre d’être interrompue dans ses rêveries par quelque importun étranger à son monde… Ah… c’est un monde bien étrange qui a pris vie dans les pensées de ma sœur. Je me demande si elle songe toute éveillée, ou si elle se trouve subordonnée à une réalité qui nous échappe, car nous ne méritons point de l’avoir comme existence et comme destin. Peu de gens la connaissent sous cet aspect. Je crois bien, à la vérité, être le seul à connaître Catherine ; je sais tout d’elle aussi bien que je puis tout savoir de moi ; mais en cet instant, admit-il avec un profond regret, j’ignore ce qui l’étreint, et comment la secourir…
Les larmes affluèrent encore sur l’aimable visage de Thibault. De nouveau, l’affliction avait envahi son être, et malignement, elle comptait perdurer. Saint-Adour le prit dans ses bras, permettant au jeune homme de se soulager de sa peine en laissant couler les perles d’Iris * le long de ses joues. Il était bon de s’accrocher aux épaules solides de monsieur le duc, il était bon de se laisser bercer comme seul un homme retombé en enfance aurait pu l’espérer. Le tumulte, corps et âme, que connaissait Saint-Adour ne parvenait pas aux sens de Thibault, qui sentait une telle force et un tel calme en son ami qu’il se délectait de s’abandonner ainsi à lui. Monsieur le duc en était abasourdi ; mais au moins, il se trouvait content d’apporter quelque réconfort à son jeune ami.

Au terme d’un long instant, Thibault se rasséréna. L’espoir le gagnait-il, ou n’avait-il plus de larmes ? En tout cas, sa politesse seule lui aurait fait quitter l’étreinte du duc, afin de ne pas abuser de son amitié. Hagard, il n’éprouvait pourtant plus réellement de douleur. Il quitta les bras de Saint-Adour, et lui sourit en essayant de lui exprimer toute sa reconnaissance.
— Vous êtes un grand ami, monsieur le duc. Cependant, votre générosité, votre chaleur me troublent. En effet, méritai-je tant de sollicitude ?
— Votre désarroi m’inspire la plus grande compassion ; mais aussi, elle me révolte. Vous devez être heureux, Thibault, c’est bien cela que vous méritez.
Malgré qu’il sourît, Thibault d’Aubressac eut une pensée pour sa pauvre sœur, et trouva injuste l’hommage que son ami lui rendait afin de le réconforter. Au regard de l’état de sœur, il était déplacé qu’il se plaigne ainsi de son propre sort.
— Quant à ma sœur, méritait-elle de subir un tel meschef * ? demanda-t-il en éprouvant de nouveau une vive douleur.
— Non, bien entendu ! Se corrigea Saint-Adour avec confusion. Pardonnez-moi si je vous ai meurtri ! Mon discours était assez équivoque, tandis que ma pensée ne l’était en aucune façon. Il n’est pas surprenant que son état vous tourmente, et puis, il est de votre devoir de tout tenter et de tout espérer pour son rétablissement ; cependant, j’espère que vous trouverez le moyen de connaître quelques satisfactions en ce monde, en dépit du sort qui sera celui de votre sœur. Car si elle venait à mourir, j’aimerais tant que vous ne perdiez pas votre vie !
Entendant ses propres mots, monsieur de Saint-Adour se demanda bien pourquoi il avait tenu pareil discours ; cependant, cela sembla apaiser le jeune homme, comme s’il venait d’obtenir l’assurance d’avoir le droit de survivre à sa sœur, bien qu’il demeurât mal à l’aise avec cette idée.
— J’entends votre inquiétude, l’assura Thibault alors qu’il parvenait à retrouver son calme. C’est bien comme vous le vouliez que j’ai interprété vos paroles ; et croyez-moi, elles me vont droit au cœur. Néanmoins, j’ignore si je pourrai connaître le bonheur, ou quelque joie de l’existence, si le seul être duquel je me sente si proche, duquel j’aie le sentiment d’être complémentaire, venait à disparaître. J’aimerais tant m’affranchir de ce genre de considérations ! Vous m’épaulez, tandis que je dois accepter de la voir dans cet état et de me permettre néanmoins de chercher quelque satisfaction dans ma vie, où il y a Charlotte de Raincourt, que je prétends à épouser. Cependant, je l’aime depuis si longtemps que je pourrais continuer de l’aimer ainsi, avec une semblable réserve, hors des sacrements du mariage, de la vie de couple, et sans jamais la toucher : car tout désir matériel ou sensuel me seraient interdits si je perdais ma sœur. Comprenez-vous ce que je ressens ?
— Je crois que vous avez porté trop de deuils pour être capable d’en subir un de plus.
— Oui… répondit Thibault comme si une révélation stupéfiante lui avait été faite ; c’est ce que je ressens…
— Cela est compréhensible ! Accordez-vous du repos, et ne songez point à des choses aussi tristes. Lorsque le moment viendra de réfléchir à l’avenir, au moins aurez-vous les idées suffisamment claires pour appréhender les événements avec placidité, ainsi que vous m’y avez accoutumé.
Saint-Adour s’était voulu rassurant, mais, il ignorait bien s’il était parvenu à ses fins. Il avait souri à son ami, tâchant de s’exprimer avec un peu plus de légèreté en évoquant le caractère si peu passionnel du jeune homme, et d’autant moins prompt à s’exalter dans le cabinet des mignardises comme sous les tentes plantées au plus près des champs de bataille ; là où les Boissec et les Layemars fanfaronnaient et se jouaient autant des convenances que du péril ; audacieux, brillants ; mais par trop déraisonnables pour être loués par le duc autant que le jeune Aubressac l’avait été. Le pauvre garçon ne parvenait guère plus à se montrer stoïque, perdant peu à peu son assurance d’adulte et redevenant aux yeux de Saint-Adour aussi chétif qu’un enfant.
— Je vous en prie, vous avez vu comme elle respire calmement ! murmura Charles. Si elle était près de mourir, elle ne serait pas si paisible.
— Croyez-vous ? demanda Thibault d’une voix emplie d’espérance et de ferveur, le visage rayonnant de nouveau.
Evidemment, Saint-Adour n’en savait rien. Selon lui, c’avait été la chose à dire, un odieux mensonge dit dans l’intérêt du jeune homme, qui songeait alors « Si monsieur le duc me l’affirme, cela est donc vrai ». « Misérable condition humaine, songeait l’autre, que de devoir accorder de dérisoires espérances à un jeune homme trop candide pour soupçonner ma malhonnêteté, trop jeune peut-être pour la comprendre, et trop endolori pour me la pardonner. Je hais cette situation ; et à l’instar de cette jeune femme, je préfèrerais mieux errer dans les limbes, entre la vie et la mort, que d’avoir à demeurer parmi ceux qui se penchent sur ce corps inerte en tâchant de statuer sur son sort. Que ne sommes-nous dieux, et que ne sommes-nous invincibles, éternels ? Mais je divague ; je ne suis plus moi-même. Cette jeune personne a enfin rouvert les yeux ; et je n’en puis rien dire à quiconque. Je mens avec tant d’opiniâtreté que j’en viens à croire ce qu’avance ma bouche si perfide ! Est-ce donc cela, l’Enfer ? Est-ce se détester jusqu’à la mort ? Jusqu’à la fin des temps ? »
Loin de se douter du bourrèlement qu’endurait Saint-Adour, Thibault d’Aubressac recouvra la vigueur d’un homme, et rendit son sourire au duc, qui se faisait violence afin de ne rien laisser paraître de son tourment ; mais les lèvres du jeune homme retombèrent peu à peu. Avait-il senti l’hésitation de son ami ? Non ; il avait encore un énorme poids sur le cœur, exprimant désespérément le besoin de se confier davantage.
— Cette tragédie à quelque chose d’ironique, sourit Thibault avec amertume. Elle est là, présente sans vraiment l’être. Ainsi, elle est aimable, ses parents la pleurent. Elle est comme la grande absente que l’on souhaite voir réapparaître. Mais ceci n’est qu’un désir fugace, celui que l’on ressent avec la crainte de se voir en jouir ; car l’on sait au fond de soi que ce n’est pas la meilleure chose qui puisse nous arriver.
— Je crois que votre douleur vous fait tenir des propos injustes envers votre famille, intervint Saint-Adour avec ce calme si terrifiant qu’il comptait désormais dans ses ressources et dont il usait par instinct, comme un être à sang froid. Votre mère souffre tant de l’état de votre sœur qu’elle ne quitte plus sa chambre et la veille nuit et jour !
— Personne ne tient pour autant à ce qu’elle se réveille ! Le contra vivement Thibault, secoué par le ressentiment que lui inspirait cette pensée. Elle est plus facile à vivre en étant mourante ; et pleinement rétablie, l’on souhaiterait presque sa mort…
Il tâchait de contenir ses sanglots, mais des larmes brûlantes coulaient à nouveau de ses yeux. Son cœur enserré et son souffle court lui causaient beaucoup de peine à parler ; mais pour autant, il ne put garder sous silence ces mots qui le rongeaient, et dont il dut se rendre à l’évidence qu’il les avait toujours pensés ; cette idée lui avait en de nombreuses occasions traversé l’esprit, et désormais, il fallait qu’il se libère de ces mots : « cette tragédie opportune mettra fin au tourment de mes parents ».
— Que mon père doit soupirer d’aise en ce moment ! Que doit-il être soulagé, en dépit de lui-même, éventuellement, de la savoir plus morte que vive, et peut-être bien silencieuse pour jamais ! Son petit corps ne pourra jamais plus se tendre sous l’effet de la colère ! ses grands yeux ne pourront plus jamais rétrécir devant l’objet de son courroux ; sa bouche ne pourra jamais plus s’ouvrir afin de vomir les invectives et les imprécations que mon père lui retournait avec moins d’éloquence ; mais aussi, jamais plus ses lèvres ne s’élargiront afin de m’esquisser un sourire ; jamais…

Se laissant tomber sur une chaise, il prit sa tête dans ses mains et se mit à sangloter sans réserve. Cela lui faisait un grand bien. Il avait l’impression de relâcher un lourd fardeau, et de devenir plus léger ; si léger qu’il n’existerait plus vraiment.
 * Perles d’Iris :Selon le langage précieux, il s’agit des larmes. (Dictionnaire des Précieuses, par le Sieur de Somaize, tome I, année MDCCCLVI)
 * Meschef : « Malheur, fâcheuse aventure […] » (Dictionnaire de l’Académie Française, volume 2, 1694)

No account yet? Register

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

0
Exprimez-vous dans les commentairesx