Rêveillé (5/15) – WikiPen

Rêveillé (5/15)

4 mins

[5] L’expression du paysage

— Et enfin Marcelin Coudert, avec 19.50/20.

Je fis la danse de la joie intérieure, alors que je remerciai modestement la professeure qui me tendait ma copie d’examen blanc. J’avais eu la meilleure note ex æquo avec quatre autres élèves de la classe, et j’étais heureux d’ainsi ne pas attirer l’attention des adultes, et de pouvoir continuer ma vie en toute discrétion, loin des occupations des professeurs.

Les examens de fin d’année approchaient à grands pas, et je passais plus de deux heures chaque soir, à relire mes leçons et à m’entraîner à cette épreuve, que je devais réussir si je ne voulais pas me faire renier par ma famille. J’exagère peut-être un peu, mais pour mes parents, il était inconcevable que leur fils rate un examen.

Et puis si je n’avais pas de bonnes notes, qu’auraient-ils à dire sur moi à leurs amis ? C’était moi qui travaillais, mais c’étaient eux qui récoltaient les fleurs, ces parents exemplaires qui avaient aidé leur fils à s’immiscer dans l’élite de sa génération.
Moi, tout ce que je voulais, c’était qu’on me laisse tranquille. Si avoir des bonnes notes suffisait à ce que mes parents ne s’occupent pas de mes projets, alors je travaillerai jusqu’à pouvoir assumer l’avenir que je m’étais destiné.

Cependant, comme je l’ai déjà dit, être l’un des meilleurs élèves faisait de moi une cible des autres à qui je “faisais de l’ombre”, et les ragots, les espions malsains n’allaient pas tarder à lorgner mon dos à chaque intersection de couloirs. Les regards allaient me couler dans la nuque comme une limace qui descendrait le long de mon dos, et les murmures résonneraient à mes oreilles comme si j’étais la réincarnation de Jeanne d’Arc. Chouchou des profs, joujou des élèves. Dire que certains de mes camarades aimaient cette école.

À la fin de l’heure, je me dépêchai de partir vers le local à poubelle. Si on m’enlevait mon panorama et mes brises marines, je préférais fuguer de cet asile. Comme toujours, à peine je grimpai sur le muret que le temps s’arrêta. Plus aucun bruit de pas pressés. Ni de cris, ni de rires. Plus d’espions qui vous collaient à la peau comme des sangsues, plus de professeurs qui vous couvaient des yeux comme si vous étiez un œuf qu’ils avaient retrouvé. Plus non plus de stress brassé et macéré, qui vous englobait sans jamais se décoller de vos poumons.

Juste la mer. La mer, le vent, le soleil. Il ne faut jamais sous-estimer les bienfaits des paysages.

Un paysage, n’importe l’état dans lequel vous êtes, il garde la même expression. Même si les saisons défilent, un paysage ne vieillit jamais, il s’embellit, dégage des odeurs de nostalgie, mais jamais il ne changera. Si un jour vous l’avez trouvé apaisant, alors chaque jour, vous allez vouloir passer près de lui pour la paix qui y règne. Qu’il vente ou qu’il pleuve, derrière une fenêtre ou des lunettes de soleil, ce paysage reste beau. Tout simplement beau.

Il rend importantes de petites choses dont on ne se rendrait pas forcément compte sans appuyer sur “pause”. Parfois, il est bon de faire des mises à jour. De reprendre l’histoire à zéro pour avoir une meilleure vue d’ensemble sur la situation. D’oublier les missions, les quêtes à venir, mais simplement se poser sous un arbre, et renifler le parfum des fleurs en écoutant le bruissement de ses feuilles.

Ce qui était tout de même bien avec les paysages, c’est que sans qu’ils ne soient face à nous, on pouvait les voir. Même en fermant les yeux, en créant un noir complet, on pouvait les voir. On pouvait ressentir les mêmes émotions que lorsqu’on s’y posait, et quand on prenait vraiment le temps de les imaginer, on était autant apaisé que lorsqu’on repartait de l’un de ces endroits thérapeutiques.

Comme il suffit d’un mot pour apprécier une personne, il suffit de deux centimètres d’herbes pour apprécier un endroit.
Et ce mur, près du local à poubelle, là où remontait l’odeur des défections des mouettes, des restes de la cantine, cet endroit était ce qui me faisait sourire quand pendant les vacances mes parents me parlaient de mon école. Ce n’était pas grand-chose, mais cela apportait tant.

C’était comme le côté lumineux de ce lycée, le poumon de l’établissement, ce qui nous rappelait que ce n’était pas une usine à gaz mais bien une école. Même les enfers ont un jardin, là-bas, ce sont les fruits qui sont maudits, ici, c’était peut-être la vue.

Je devais rejoindre une salle de permanence. J’avais du travail, et des tonnes de leçons à revoir pour les contrôles qui arrivaient, mais je ne voyais que la mer. J’étais hypnotisé par les mouvements hésitants qu’elle répétait en boucle. Un paysage ça pouvait vous rendre amnésique un court instant. Vous faire changer de priorités. Vous faire croire un moment que plus rien de presse. La procrastination devient un emblème, un hymne qu’on chante à tue-tête. Plus de fardeau. Pas de solution, mais qu’importe puisqu’il n’y a plus de problème ! Nos épaules sont déchargées, leur lourd bagage disparaît, et laisse place à cet ennui qui fait du bien.

Le seul problème étant qu’on ne pouvait pas rester en pause trop longtemps. La vie suit son cours, et les tâches refont surface. Les épaules renfilent leur sac, peut-être un peu moins chargé qu’avant — la réflexion permet souvent de jeter du lest —, les pieds relèvent le corps, ils se remettent au travail, on remet la partie en marche, et nous revoilà dans le feu de l’action.

Le chant de l’horloge me réveilla de cette légère sieste et mon regard quitta les feuilles vertes qui tombaient pour repenser aux feuilles blanches qu’on allait me ramasser. Trêve de paresse, il était temps de me remettre dans le droit chemin et d’écouter mon emploi du temps. Les pauses se révèlent utiles seulement si elles entrecoupent un mouvement.

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