Le Conte de la Sorcière des Bois 41. A-t-on jamais entendu dire que la peur s’effraye ?

13 mins

La silhouette de l’enfant se tenait fièrement drapée dans son manteau de brume dont la pâleur grisâtre se teintait progressivement de volutes ocre. La sorcière pouvait sentir son regard malgré le voile de l’illusion et la distance des âges.

Un, deux, trois, lune !

Nellis ne bougea pas. Un rire aigu, pétri d’innocence, dansa en écho de rochers en rochers, narguant le ciel et le soleil absents. Un mélange de poussière et de moisissure grignotait le nez sensible de l’elfe. Elle se sentait nue face au fantôme, privée de ses sens, son troisième œil énucléé. Un pouvoir malfaisant perturbait les courants de magie qui s’écoulait de sa source sur le plan des esprits. C’était comme essayer de pêcher au milieu des flots tourmentés d’un torrent sous une pluie battante. Harassée par l’averse, la sorcière devait se concentrer pour ne pas glisser au risque de se noyer ou de se briser le crâne sur un écueil.

Un, deux, trois, lune !

Nellis ne broncha toujours pas. Elle s’acharnait en dépit de son esprit paralysé, sans parvenir à capter les pensées de l’enfant, pas même un mince filament. La créature se trouvait dépourvue de toute substance ; une ombre sur une toile. Une illusion par trop bavarde au goût de la sorcière.

Cette dernière tendit le bras. L’enfant s’esclaffa. Perdue ! Tu as bougé ! Et de s’enfuir fissa, comme un souffle de vent dissipe un nuage.

« Attends ! » l’appela Nellis qui s’empressa de courir après le souvenir.

Autant vouloir saisir de l’eau entre ses doigts écartés, ou bien laper l’air.

Dans sa course semi-aveugle, elle trébucha sur un caillou et s’écorcha le genou sur un autre. Ses paumes s’éraflèrent durement dans les graviers tranchants en essayant d’amortir sa chute. La douleur se dilua néanmoins dans l’extrême confusion dans laquelle sa conscience se débattait. Chacune de ses expirations semblait exhaler une part d’elle-même. Plus elle avançait dans le dédale brumeux, plus elle se perdait dans son propre labyrinthe intérieur.

 

Promenons-nous dans le bois

Pendant qu’le démon y est pas.

S’il y était, il nous mangerait

Mais comme il y est pas

Il nous mangera pas.

 

La comptine ressassée nourrissait sa folie, décuplait sa rage. Elle aurait aimé saisir la méchante gamine par le cou et le lui tordre jusqu’à se qu’elle s’étouffe avec son bonheur nubile. Rien d’autre ne traversait son esprit pétri dans la farine. Toutes ses pensées se concentraient sur les couplets chantonnés par la voix guillerette.

Combien de fois Nellis embrassa le sol traître ? Combien de fois câlina-t-elle les parois du précipice ? L’élancement de ses multiples contusions acheva de faire éclater le barrage qui retenait encore les eaux bouillonnantes du fleuve de sa conscience. La fureur inonda son esprit, ne laissant dans son sillage que des souches brisées de volonté.

« Viens-là, sale gnome ! Je m’en vais te traiter comme le méritent les démons dans ton genre ! Tu verras, quand je t’aurais arrachée au plan des spectres, comment tu souhaiteras y retourner ! »

Un vilain ricanement cueillit ses insultes à la volée comme une main habile attrape une guêpe.

 

Démon, montre-toi !

 

Le brouillard gris-ocre se dissipa soudainement sous les assauts d’une bourrasque invisible.

La sorcière balaya du regard les esquisses pâles de son environnement décharné. Les multiples couches de sédiments imprimés dans la roche donnaient l’illusion d’une mer stylisée. Des monceaux de lichen vert luminescent évoquant des bancs de varech scintillaient malgré le cocon d’obscurité.

Un silence de plomb s’abattit. Le plomb fondit puis s’écoula en Nellis, scellant son être dans sa gangue de feu.

La dame brumeuse écarta un lambeau de son voile, découvrant une silhouette prostrée, immobile, à genoux dans les graviers. Nellis reconnut le troll qu’ils avaient croisé auparavant. Le silence se rompit et elle éclata d’un rire nerveux.

« Rien qu’une pauvre souche vide, ma pauvre », soupira-t-elle, frappée par la lassitude. Lui démangeait une furieuse envie de se gifler elle-même. Elle se maudissait d’avoir laissé le sale gnome et ses comptines barbantes la faire tourner en bourrique tout ce temps sans s’en rendre compte. Et la voilà qui se retrouvait au pied de sa majestueuse stupidité.

La sorcière s’affala par terre, puis se traîna, sans s’inquiéter de ses vêtements râpant sur les graviers sales et mordants, auprès de la statue plongée dans ses prières tourmentées. Elle posa sa tête lourde contre l’énorme buste, s’étonnant de la tiédeur qui s’en dégageait. On aurait dit une fillette qui s’en va se consoler dans les bras de papa. Le troll ne semblait ni s’offusquer ni se réjouir du dérangement.

Nellis avait rarement vu spécimen de son espèce aussi massif. Certainement, la calcification renforçait sa carrure, mais nul doute que, de son vivant, le mastodonte avait joui d’une solide autorité parmi ses pairs. L’elfe songea que l’animal aurait sans doute pu abattre un jeune hériphant en rompant le cou de l’animal d’une simple étreinte. Les énormes bras aux allures de menhir étaient croisés contre le torse. Tout dans la posture du troll évoquait la supplique. Ses traits, quant à eux, étaient figés par masque de terreur démente. Chaque muscle de l’énorme groin était distordu, crispé. Les mâchoires compressées semblaient vouloir s’acharner à mordre la douleur, et sous les paupières scellées, la peur continuait de s’agiter.

Nellis avait beau avoir égaré la maîtrise de ses sens de sorcière, chaque fibre de son être pouvait sentir l’effroi sourdre de l’immense carcasse granitique. Loin d’être une amoureuse de la race trolle, elle n’en était pas moins tentée de consoler la pitoyable créature.

Ses doigts effleurèrent la pierre tiède. Les yeux affûtés de chouette discernèrent les vestiges de longues plumes calcifiées. Le troll avait sans doute appartenu au clan de la Harpie. Le nombre de plumes indiquait qu’il avait été, de son vivant, un grand chasseur, peut-être un chef.

Nellis s’imagina retracer sa légende. Admiré par son clan, maître des bois et de la montagne, qu’avait- encore à espérer de la vallée des trolls cet esprit en mal d’aventure, des frissons de la jeunesse ? Alors il était parti, en quête de nouveaux défis, guidé par les rêves de chasses palpitantes. Le fier et puissant chasseur guettait la mort à chacun de ses pas dans l’espoir de la défier, ou plutôt de la séduire. Mais chaque fois elle se refusait à lui. Alors le chasseur buté insistait. Jusqu’au jour où il croisa le chemin des Gorges Sans-Nom. Même le plus grand des chasseurs au monde ne saurait abattre un esprit. En revanche, l’esprit du plus grand des chasseurs peut être aisément abattu. Il suffit de lui faire perdre de vue sa proie. Privé de destin, de passé, de désirs, le fier et puissant chasseur s’effondra dans sa propre misère. Ses larmes, versées pour la première fois, contenaient les graines de son âme. Des graines germèrent des fleurs de pierre, et le corps du chasseur en devint le terreau.

Ou bien alors, nous avions ici affaire à un exilé, un rebut du clan de la Harpie. Quel crime avait-il donc commis ? Avait-il déplu au Magibuk ? Peut-être que, maudit par la vieillesse, ce grand chef de jadis avait perdu son premier et dernier duel et que, morfondu par la honte, il s’était chassé lui-même, afin de regagner son honneur ou, à défaut, en quête d’une mort digne et solitaire ?

Quoi que fût la réalité, le chasseur était mort après avoir égaré sa lance, et ses mains nues s’étaient fermées, non en poing rageur dressé à l’intention des dieux du ciel, mais afin d’enfermer la douleur et de l’adresser sous forme de supplique aux sombres divinités de la terre. De ses exploits passés ne demeuraient que ces lambeaux de plumes, symboles d’une gloire révolue, souvenirs fugaces et vains de jeunesse fière et invincible.

Depuis quand le malheureux souvenir de pierre priait-il en ce lieu lugubre ? Des lustres que son clan avait oublié jusqu’à l’écho de son existence. Existait-il plus misérable créature en ce triste monde ? Plus de voix pour hurler et pourtant la pierre grondait d’échos rugissants. « Sortez-moi de là ! disaient-ils. Laissez-moi embrasser la mort sous le ciel, les joues caressées par le vent et la paume chaleureuse du soleil couchant ! » Prière un million de fois prononcée et un million de fois restée lettre morte car nulle oreille pour s’en saisir. Même les dieux demeuraient sourds et aveugles. Au sein du dédale couronné de brume, la vie s’oublie dans sa propre solitude.

Sorcière esseulée adossée au souvenir embaumé d’une étoile dépouillée de sa lumière. Mémoire souillée par les relents d’un passé fangeux et qui vous tanne de ses litanies pareilles au vrombissement d’un essaim de mouches. Et l’elfe aux cheveux de lune d’éclater d’un rire cinglant de joyeuse folie.

« À quoi je joue, hein ? À traquer les ombres du passé. On croirait un pauvre papillon qui gigote autour d’une flamme en attendant de finir grillé… Ah, j’ai envie de partir en voyage. Rien que moi. J’en ai marre de parler. Et je parle et je parle. Et on ne me reproche de jamais rien dire. Mais ils ne savent pas ce que je leur épargne. On devrait plutôt me remercier de la fermer…  Attends. Qui me reproche déjà ? J’ai son nom sur le bout de langue. Bons-dieux-de-bois, il me trotte sur les lèvres le salopiaud. »

Elle s’adressa alors au troll de pierre. « Tu es bien loin de chez toi, l’ami. Et moi aussi. Des maisons, j’en ai eu des tas. Le monde est devenu ma maison. Je suis une étrangère dans ma propre maison. Ah ! J’en ai marre de me plaindre. Je veux juste dormir, hé. Faire une longue sieste comme toi… Et voilà que je me mets à parler à un fossile. Je deviens vraiment folle. »

Ses doigts passèrent sur les troncs massifs des avant-bras. On eut dit que la figure lancinante se parait d’un éclat de désir. Nellis esquissa un sourire narquois. « Désolé mon gras, mais je préfère les maigrelets. Les brindilles qui chouinent et se morfondent. J’en ai un d’ailleurs qui m’attend à la maison. Ah, si seulement je me rappelais son nom. Sa trogne, je la connais. Il a un museau de furet. Attends. Je crois que c’est l’inverse, c’est plutôt le furet qui a une trogne d’homme. Ouais, c’est ça. J’en mettrai la pointe de mes oreilles au feu. Hum… Bon sang de troll ! Ah désolée. C’est que j’ai le cerveau en confiote. On se croirait dans un conte de fées, tu crois pas ? Ça rime à rien tout ça. Désolée, je parle trop. Je crois que j’ai trop fumé de brouillard. J’ai de la poussière dans le nez et j’ai des mites qui me grignotent les neurones. Faut pas m’en vouloir. M’enfin, ça doit te faire du bien un peu compagnie après tout ce temps. Depuis quand t’es là au juste ? T’as pas mal aux genoux, hein, face-de-craie ? Désolée, je te laisse pas vraiment l’occasion d’en placer une. Mais bon, les gens, quant ils posent une question, souvent ils s’en cognent de la réponse. C’est juste pour jouer les intéressants toute cette parlote qui tourne en rond. Ah, tous des gosses ! Ça grogne et ça geint, et ça t’enterre sous les questions et ça s’en fiche bien que tu répondes. Des têtes de souche, pleines de termites. Ce qui rentre par un trou, ça sort aussitôt par un autre. Aussi crétin qu’un troll… Oups. Au temps pour moi. »

Un battement d’ailes attira son attention. Un corbeau venait de se poser sur l’épaule du troll. Le volatile tourna la tête vers elle, révélant des orbites vides d’yeux.

Le crève-yeux et la sorcière restèrent ainsi à se fixer ; du moins la sorcière fixait le crève-yeux qui en retour se contentait de lui offrir ses cratères sans globes. Puis l’oiseau dégaina une aile qu’il entreprit de nettoyer de son long bec noir taillé pour la boucherie plutôt que la chirurgie.

Nellis pouffa. « Alors, c’est l’histoire d’une sorcière folle, d’un troll de pierre et d’un piaf sans yeux. » La situation lui paraissait si absurde qu’elle en oublia momentanément sa frustration. « Tout ça est vraiment ridicule. Quelle belle brochette que voilà. Le trio des enfers ! Les dieux sombres n’ont qu’à bien se tenir ! » Et de sombrer dans une hilarité à demi-forcée.

Le troll craquela ; le crève-yeux s’attela à l’autre aile.

Le brouillard s’épaissit, avalant les lambeaux de couleurs jusqu’ici épargnés. La laideur du décor évoquait chez Nellis les villes humaines où tout le monde s’entassait comme des lapins dans un terrier, de l’atmosphère étouffante de bruit, de poussière et d’odeurs qui vous dégoûterait un putois. À se demander comment, par quel enchantement, de tels enfers pouvaient pondre de si beaux anges.

Et l’image de l’ange apparût devant elle, soupe audacieuse d’humain, d’elfe et de furet. L’étrange créature arborait en surplus une coiffure de mousse verte luisante. Des épines lui poussaient sur le front et elle portait sur ses épaules un long manteau de fourrure noir-de-nuit. Aussi, des ailes de libellule lui poussaient dans le dos, trop chétives pour jamais s’envoler.

Le crève-yeux croassa. Nellis sursauta.

La vision fantasque s’effaça et une ombre se peignit par-dessus à la surface du voile brumeux. La silhouette enfantine dominait l’elfe assise contre le buste du troll de pierre. Le visage effacé transpirait d’une aura lugubre à défaut de trahir la moindre expression. Sa présence, qu’elle fut ou non illusion, engendrait  chez Nellis un sentiment de malaise, comme celui que l’on ressent en gobant une fraise trop mûre. Le goût âcre qui vous reste dans la bouche, le souvenir de la texture sur le palais, le désagrément insistant.

L’enfant-ombre dégageait du chagrin. On eut cru qu’elle boudait.

« Pourquoi tu me regardes comme ça, toi ? » grogna Nellis.

La gamine derrière son rideau de brume ne broncha pas.

« On a fini de jouer, tu m’entends ?! s’agaça l’elfe. J’ai les jambes en compote et les poils qui se dressent tellement il fait froid dans ce trou à rats. Et puis j’ai un méchant poing qui me transperce les reins. Ras-les-oreilles de te courir après ! Retourne donc dans les jupons de ta mère. T’écoutes ce que je te dis, sale gnome !? Décampe fissa avant que je commence vraiment à m’énerver. »

Un croassement ponctua sa menace.

Des tréfonds du brouillard ténébreux, une voix sinistre l’interpela : « Allons, allons ! Est-ce là une façon de parler aux enfants ? »

Le cœur de Nellis s’arrêta brutalement. Ses pensées se figèrent. Elle aurait reconnu cette intonation même en plein cœur de l’orage.

Une seconde silhouette apparut, se superposant à celle de l’enfant, puis traversa le spectre de la fillette, lequel se dissipa comme fumée privée de braise. Le fantôme abandonna son royaume de brume et pénétra la vision de chouette, offrant un visage, un vrai visage, avec un nez, une bouche et deux yeux, le tout encadré de cheveux.

Nellis lâcha un puissant soupir. « Oh non, pas toi, gémit-elle, triste et agacée davantage qu’effrayée. Manquait plus que toi tiens. » Et Nazukahi de lui décocher un brillant sourire qui dénuda ses longues canines à la blancheur d’ivoire exacerbée par ses lèvres plus écarlates qu’un bouton d’anémone. Sa peau cendrée se drapait d’un épais magma de cheveux lisses charbonneux. Elle évoquait la pureté figée de la mort, juste après le trépas, et avant que ne germent les souillures de la putréfaction.

Un truc ne va pas, songea Nellis.

La sorcière-vampire portait un ample manteau en feutre brun tacheté rappelant la robe d’une biche, doublé de fourrure tirée d’un animal au pelage bleu et noué à la taille par une ceinture en soie jaune. Elle arborait un sourire royal enrobé de pure joie. Son âme suintait par ses lèvres pourpres et ses canines de nacre. Oh, qu’elle était belle ! D’une beauté terrifiante. L’effroyable magnificence du vide qui vous happe. Plonger dans son regard, c’est se fondre dans un éternel tourment. La passion y côtoie la souffrance. L’infamie se distille dans ces yeux de nuit gorgées de sang, mariage entre le crépuscule triomphant et les ténèbres absolues qui lui succèdent. Ô majestueuse monstruosité drapée de son apogée, tissée de veines et d’artères, fruits des vies par essaims sacrifiées sur l’autel d’un désir inassouvi. Grandiose et abomination enlacés telle une myriade de tentacules. Lumineuse et obscure fenêtre ouverte sur l’éternel. L’être suprême par essence. Lequel constitue aussi le parasite le plus bas de l’échelle de l’existence.

Jamais Nellis n’avait été témoin d’une illusion si parfaite. Même la puanteur de charogne l’accompagnait. Le passé ressurgissait des limbes comme un soleil crève les nuées pour embraser la terre.

Croassement et battement d’ailes accueillirent cette froide vision d’éternité. Le spectre du crève-yeux se posa sur l’épaule du fantôme de la sorcière-vampire. Les deux ensembles illustraient un tableau sinistre et grandiloquent de la mort triomphante.

Nellis était époustouflée. Le souffle lui manquait. La nausée lui labourait les boyaux.

Pourquoi fallait-il qu’elle s’échine à tâtonner les bribes de sa mémoire morcelée pour ressusciter les vivants, mais qu’elle se rappelle instinctivement du cadavre qu’elle désirait par-dessus tout garder enterré ? À quel jeu cruel s’amusaient donc les divinités anonymes des Gorges ?

« Vraiment, je crois bien que la journée ne pouvait pas être pire », déclara-t-elle dans un souffle pesant.

Nazukahi ricana d’un ton grinçant. « Ma pauvre. Tu as toujours manqué d’imagination.

Ça te dirait d’aller voir dans le ventre d’un dragon si j’y suis ?

Ma compagnie ne t’a-t-elle pas manquée ?

Je préfèrerais tailler le bout de gras avec un troupeau de mammours. »

La sorcière-vampire éclata d’un rire franc et aigu évoquant le cri d’une chauve-souris. « Au moins tu es toujours aussi drôle. Les faux-semblants, ça me connaît, mais je pense sérieusement n’avoir jamais rencontré quiconque qui joue aussi mal. Je te jure. Tu dissimules ta peur derrière tes sarcasmes au lieu de simplement l’embrasser. »

Ce disant Nazukahi se pencha vers Nellis jusqu’à coller son visage au sien. Cette dernière grimaça en respirant les effluves ferreux émanant du spectre. « Franchement, tu es pitoyable. » Elle cracha cette dernière assertion avec tout le dégoût qu’un être pouvait ressentir à l’égard d’un autre. Nellis saisit l’insulte au vol et s’assit dessus, les yeux au ciel, l’air ennuyé.

Une pensée déjà croisée la tiqua, l’amenant à détailler de nouveau la vampire-fantôme. Très vite, elle comprit ce qui clochait : ce visage qu’elle croyait connaître n’appartenait pas réellement à ses souvenirs. Voix, odeur, couleur de peau et teinte de cheveux, traits vampiriques, mimiques et mouvements, autant d’éléments qui l’avaient trompée, se confondant avec les traits de la créature étrangère.

Bien piètre illusion à vrai dire.

 « Souhaites-tu entendre une histoire ? demanda la fausse Nazukahi.

Venant de toi ? Bien sûr que non.

— Comme toutes les histoires, cela parle de danse. De la danse de la vie et de la mort. Et du chant des âmes.

Oh la ferme !

Mon chant ne s’éteindra jamais.

Tu n’as pas d’âme », cracha Nellis. Nazukahi sourit. « Touchée. Mais qu’ai-je à faire d’une âme ? L’âme périt, alors que l’esprit lui est immortel.

Franchement, soupira notre elfe, tu n’as pas d’autres chats à éventrer ? J’ai passé l’âge depuis des siècles de jouer à celle qui a la poupée la plus moche. »

Nazuhahi se redressa et la scruta comme une reine lorgne un cafard. « Laide ou belle, la seule vraie raison, c’est de posséder toutes les poupées du monde. Un rat des champs ne comparera jamais ses déjections avec le nectar des dieux.

Tu sais quoi ? J’ai jamais rien pigé à tes métaphores. Tu me parles d’imagination. Tu sais peut-être plein de choses, mais t’es incapable de t’en servir pour créer quoi que ce soit de nouveau. Tu te contentes d’emmagasiner sans jamais rien inventer. Tu sais comment on appelle-ça ? Un foutu parasite. Tu voles, tu détruis, et rien d’autre. »

Le sourire de Nazukahi se crispa. Ses canines mordirent ses lèvres.

Rapidement, son visage regagna son air serein et imbu de soi. « C’est faux. Tu portes d’ailleurs la preuve sur toi. » Une longue griffe nacrée pointa le ventre de Nellis. L’hilarité de la sorcière-vampire gela l’air autour d’elles. « Quelle tête tu fais ! Il faut que tu te vois. »

De la main, elle traça un cercle dans le vide. La vapeur d’eau se liquéfia alors puis se figea pour créer un miroir. Nellis buta contre son propre visage luisant et pâle comme la lune dont le teint se mariait à la grisaille de ses cheveux en bataille.

Le crève-yeux émit un croassement moqueur. Nazukahi lui flatta le bec d’une griffe sans départir son attention de sa rivale. « Ah, ma très chère Nel ! C’est très aimable à toi de me l’avoir amené en personne. Il ne fallait pas te donner toute cette peine. Et dire que tu as fait tout ce chemin jusqu’ici. Tes pauvres compagnons. Par ta faute, ils vont mourir. Tu aurais pu leur épargner le triste sort qui est le leur à l’instant où nous parlons. En ce moment même, ton cher mari est si bien occupé que je doute qu’il se souvienne de toi… Mais attends. Tu ignores de qui je parle. »

La vampire se pencha de nouveau et saisit entre ses doigts effilés le menton de Nellis qui tressaillit sous la sensation glaciale du toucher. D’une griffe, elle lui caressa la lèvre inférieure. Notre sorcière sentit le givre envahir sa gorge.

L’illusion se dissipa. L’espace d’une fraction de battement, l’amnésique regagna tous ses sens.

La vérité la heurta telle une météorite.

Nazukahi – la vraie, de chair et de sang – glissa lentement son autre main vers le ventre de Nellis dont le sang se mit à bouillir sous la vague d’un torrent glacé. Alors le regard de nuit crépusculaire la consuma toute entière. Sa raison éventrée sombra dans cet océan infini de passion et de douleur.

À travers son crâne assiégé par les hordes de pensées barbares, une voix sifflante lui susurrait : « Embrasse ta peur. Embrasse-la comme tu embrasses ton amant. Immerge-toi en elle. Livre-toi entièrement à sa merci. Puis dévore-la. Deviens la peur. »

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