Ce qu’en décida l’éternité (chap 2 – La Poupée qui dit Oui – 2/4)

10 mins
Précédemment: (Chap 2 – La Poupée qui dit Oui – 1/4)

Hireki atteint l’hôpital à bout de souffle. Sous la panique, il n’a pas songé une seule seconde à prendre les transports en commun ou même un taxi. Il s’est jeté à corps perdu dans la rue, courant à en perdre haleine jusqu’aux urgences.

Quand il entre dans la chambre, une infirmière est encore présente. Il la voit se redresser surprise ou gênée. Le métis ne sait le dire mais il n’est visiblement pas le bienvenu.

Gabriel est allongé sur le côté, las. Il est immédiatement choqué par le manque d’attention qu’il lui est porté alors même qu’une soignante est encore à ses côtés. Le jeune homme n’est même pas recouvert d’un simple drap. Il est pieds nus. Il porte encore son jeans déchiré et son T-Shirt de la veille découvre près de la moitié de son torse, exposant le bas de son dos, sa taille fine et ses côtes saillantes. Son bras est étendu devant lui, sa main abandonnée au vide. Il semble avoir été jeté là comme une vieille poupée de chiffon.

Hireki se retient. Prêt à bondir vers l’endormi pour l’enrouler de son manteau et le serrer fort contre lui.

« Excusez-moi » Se courbe-t-il légèrement « Je pensais pouvoir entrer »

La femme le regarde, l’air suspicieux.

« Est-ce que je dois attendre dans le couloir ? »

« Ca ira » Le coupe-t-elle d’un ton sec.

Elle jette, pour la forme, un dernier coup d’œil à la perfusion avant de quitter la salle précipitamment, bousculant presque le métis en passant la porte.

« Bien aimable » Pense-t-il, sarcastique, en la regardant s’éloigner d’un pas raide avant de revenir à son ange.

Amené en état de choc après avoir assisté au suicide de sa mère, Gabriel est entré dans une violente crise d’hystérie, poussant le personnel soignant à le sédater et l’isoler dans une pièce peu utilisée du service. Sa prise en charge n’en fut pas moins difficile et agitée. Son état psychologique, une légère déshydratation ainsi qu’une importante sous-alimentation amenèrent le médecin à décider d’une hospitalisation journalière. Un plus long séjour ayant été catégoriquement refusé par Gabriel. C’est là que Hireki fut prévenu.

Le métis s’approche lentement et recouvre prudemment son ami de la couverture soigneusement pliée au bout du lit. Gabriel ne bouge pas d’un millimètre. Il est paisible. Sa respiration calme. Surement est-il encore sous l’effet des calmants.

Hireki lui connait des sommeils plus tourmentés. S’il n’est pas rare de voir Gabriel s’endormir un peu partout, c’est surtout dû au fait qu’il ne dort jamais vraiment. Le moindre mouvement, le plus infime des bruits le font sursauter. Il vit la nuit comme le jour : Sur le qui-vive. Lorsque Gabriel dort chez lui, Hireki retrouve souvent les traces de ses errances nocturnes à son réveil. Quelques mégots de cigarettes sur le bord des fenêtres, une tasse de thé dans la cuisine, des livres entamés sur le chevet. Jusqu’au plaid en désordre au pied du canapé qui l’a convaincu d’acheter un fauteuil tout confort. Désormais, le parfum du thé à l’orange embaume chacune des nuits que Hireki passe dans le salon. Quant au fauteuil, il l’a vu se rapprocher de plus en plus, discrètement, pour finir définitivement accolé au canapé.

Pourtant, en toute connaissance, il ne peut s’empêcher de caresser la joue rebondie de chérubin. Puis, avec douceur, d’embrasser les doigts glacés perdus dans le vide.

« …Chan ?» Les paupières de Gabriel frémissent. Sa voix est faible mais c’est pourtant bien Hireki qu’il appelle. Ses yeux s’ouvrent mollement, leur éclat indescriptible semble percer le jour avant même qu’ils ne soient pleinement ouverts. Hireki entremêle ses doigts aux siens.

« Je suis là mon ange » Chuchote-t-il, son souffle chaud contre sa peau. Il s’assied sur le bord du lit, enserrant un peu plus la main dans les siennes, qu’il réchauffe contre sa poitrine.

« Comment tu m’as retrouvé ? » Gabriel est confus. Son timbre fragile. Un souffle éraillé. Son regard hagard papillonne de droite à gauche. Il ne sait plus où il se trouve. La pièce l’aveugle. Hireki ne devrait pas être là. C’est pourtant bien sa voix apaisante qui glisse vers lui.

« Apparemment, mon numéro est dans ton dossier… » Explique-t-il doucement avant d’hésiter. Il déglutit. « Gaby… On m’a dit pour Oks… » Il sent les doigts de Gabriel tressauter dans ses poings. Son menton se contracte alors qu’il lève les yeux, retenant ses larmes, mais, en vain.

« Ma maman … Ma maman est … » Son visage se tord sous la tristesse. Lorsque Hireki se penche pour le prendre dans ses bras, Gabriel se laisse aller à des sanglots plus emportés. Ses bras s’enroulent avec force autour de la nuque de l’asiatique. Son cri de détresse perce le cœur du métis. Sa gorge se serre à son tour. Personne ne peut simuler une telle douleur. Elle va jusqu’à l’envahir lui aussi, tout entier.

Peu importe les ressentiments nés avec le temps. Cette femme, il l’a aimée comme une mère. Oksana a été importante dans sa vie à lui aussi, même si ce ne fut que quelques années.

« Ca va aller mon ange… » Caresse-t-il les cheveux de Gabriel.

Ils restent un instant dans les bras l’un de l’autre jusqu’à ce que l’ange se dégage légèrement.

« Et toi bien entendu… Tu accours… » Lui assène-t-il, la voix encore emplie de sanglots

Hireki se tend. Cette réaction le foudroie mais ne l’étonne finalement pas quand la soirée lui revient en mémoire. Elle est toujours aussi confuse mais les vagues souvenirs qu’il en garde sont un rejet froid, implacable. Pourtant, il est effectivement venu, sans aucune hésitation, comme si de rien était.

Il sait Gabriel fier. Trop pour tant de fragilité. C’est ce qui a, d’ailleurs, transformé au fil du temps, l’adorable et discret bambin en jeune homme revêche et effronté. Il sait à quoi s’attendre de sa part. Toutefois, il ne s’attendait pas à ce qu’il réagisse ainsi aussi vite, surtout dans de telles circonstances. Mais Hireki n’est pas dupe. Tout n’est qu’attitude. Une carapace.

Gabriel fuit les conflits dans une attitude passive-agressive des plus pénible mais il est aussi capable de véritablement oublier et pardonner dans les moments les plus difficiles surtout à Hireki.

« Je suis désolé pour hier, Gaby. Tellement désolé… » S’excuse-t-il aussitôt emprisonnant le visage de son ami entre les mains.

Il veut capter son regard, ce regard vert insondable, si indifférent, pour y déceler la fraction de seconde où il lâchera prise pour lui rappeler une fois de plus que ce jeu n’a pas lieu d’être avec lui. Peu importe, il sera toujours là pour lui. Ce n’était qu’une dispute sans importance. Un moment d’égarement.

Pourtant, Gabriel le désarçonne. Ce masque froid auquel il s’attendait, celui qui refuse la moindre question, la moindre discussion, la moindre ingérence indélicate est en train, à ce moment précis, de lui poser milles questions. Ces milles questions muselées pendant toutes ces années.

Une brèche vient de s’ouvrir dans l’armure de glace.

Décontenancé le métis tarde à s’y engouffrer mais c’est pour mieux laisser Gabriel l’agrandir un peu plus. Le jeune homme s’agite, la tête encore entre les mains de l’asiatique. Tout son corps transpire de non-dit, de questions qui veulent des réponses.

« Pourquoi tu es venu ? » Il n’y a aucun reproche dans sa voix. Des sanglots, de l’incompréhension, sont tout ce qui transparait.

«  Parce que …C’est normal ! C’est toi Gaby …»

« Non ! Non ce n’est pas ‘normal’ ! » Se débat-il sans volonté, les yeux plongés dans les perles noirs « Dis-moi plutôt que c’est ce que tu voulais. Comme le jour de mes 18 ans. Que tu me veux pour toi. »

Hireki, déboussolé, n’a pas bougé sous les coups alanguis. Toujours captivé par le regard implorant. Gabriel est agrippé à sa chemise, les poings enserrent le tissu avec la force du désespoir et il le fixe avec une sincérité criante. « Dis-moi que tu es un salaud comme les autres… » Gémit-il tristement.

Non. Il ne veut pas de réponse. Ce n’est pas des questions… C’est un souhait désespéré qu’il prononce.

C’est donc ça que Gabriel attend de lui ? Qu’il l’abandonne? Qu’il le rejette dans le pire moment ?

« Je t’aime » Les mots franchissent les lèvres de Hireki avant même qu’il n’y pense. C’est la seule réponse qu’il est capable d’apporter.

Gabriel s’agite subitement avec violence. Ses ongles se portent à son visage dans un cri d’horreur. Hireki recule sous la surprise.

« LA FERME !» Hurle-t-il « Arrête, ARRETE ! Pourquoi tu te donnes tant de mal ? » Gabriel s’est redressé comme une furie. A genoux sur le lit, il se met à tirer sur son TShirt, dévoilant son torse imberbe et chétif. « Est-ce que c’est si difficile pour toi de me voir comme je suis vraiment ? Il n’y a pas de salope comme moi dans ton petit monde parfait ? »

Hireki comprend qu’il a reculé de plusieurs pas lorsqu’il heurte un plateau de soin derrière lui. Les ustensiles chutent dans un tintement de métal assourdissant sous les cris de son ami qui continue à batailler avec ses vêtements.

« Regarde ce que je suis vraiment ! » Le Tshirt s’emmêle à la perfusion. Gabriel se démène avec l’habit avant d’abandonner et commencer à déboutonner son pantalon « Regarde ! Ouvre les yeux et prends, PRENDS !! »

Il part dans un rire de dément qui tétanise un peu plus Hireki. Ses gestes sont maladroits, il ne parvient même pas à faire sauter le bouton. Il se calme brusquement pour plonger son regard cristallin dans les perles noires hallucinées.

Il y a de la folie dans son regard. De la folie et une tristesse infinie.

« Je ne t’en voudrai même pas, tu sais? » Jure-t-il la main sur le cœur  « Parce que ‘ça’ c’est normal. C’est ce à quoi je suis bon, c’est ce à quoi je sers ! » Dit-il calmement. Il sourit à travers ses larmes. « Tu n’as pas besoin de te donner bonne conscience en m’aimant… »

Il jette un coup d’œil à son bras où il semble redécouvrir son TShirt. Les mouvements  entravés, il agite le membre pour le défaire du vêtement.

« Personne n’aime les gens comme moi, c’est dégoutant ! » Affirme-t-il avec évidence d’une petite voix enfantine. Il ressemble à un petit garçon récitant une leçon apprise par cœur.

Soudain, agacé par le méli-mélo du tissu et du goutte-à-goutte, il tire violemment sur l’habit. L’aiguille quitte sa main dans un éclat écarlate. Le sang s’écoule sous des rires frénétiques.

Hireki est incapable de bouger, jusqu’à ce que son regard capte une goutte de sang.

Il la suit. Elle coule lentement, laissant derrière elle un filet d’un rouge puissant sur la peau blême. Il imagine ses doigts suivre le même chemin.  Il les voit, passer sur le petit bouton de rose à l’épine d’acier, parcourir la plaine côtelée, escalader la hanche aux monts anguleux. Sa tête lui tourne et une fois de plus son corps ne lui obéit plus.

La silhouette malingre s’agite, se dénude sous des cris qu’il n’entend plus puis une force le tire en arrière. Des mains inconnues remplacent les siennes sur la furie ensanglantée devant lui.

Les hurlements lui transpercent à nouveau les tympans quand il retrouve ses esprits. Un infirmier le pousse vers la sortie.

« Je suis une poupée, une poupée qui dit oui. Personne ne demande…. » Gabriel se débat entre deux hommes dont l’un lui tient fermement le bras alors qu’une infirmière tente de lui injecter un produit. « Ni toi ni les autres… Orlan ou … » Les tranquillisants l’assomment presque instantanément.

«Mon père» Ses yeux tournoient mais Hireki y capte un dernier sursaut.

Leurs regards se croisent. Ils sont pétris d’effroi. Gabriel d’en avoir trop dit, Hireki d’avoir été aussi aveugle.

Mon Père“. Ce terme n’a jamais franchi les lèvres de Gabriel en plus de 20 ans et ils font maintenant remonter en Hireki des souvenirs lointains. Ils lui appartiennent mais il ne les reconnait pas. Ils lui apparaissent sous un nouveau jour. Entachés, salis. Son ‘petit monde parfait’ s’écroule maintenant qu’il ouvre les yeux.

« Ton père te vi… » Le mot reste bloqué dans sa gorge. Il voit Gabriel s’écrouler sous l’injection, encore maintenu par les deux soignants.

« Comment… Je n’ai rien vu ? »

***

 

Allongé dans la neige depuis des heures, bercé par le silence et le souffle des flocons, il ne sait plus exactement quand il a fermé les yeux. Il sait juste que la neige est là, elle est revenue.

Soudainement. En une fraction de seconde. Elle s’est mise à tomber.

Des milliers de flocons effleurent sa joue. D’innombrables ailes de papillons,  des caresses givrées qui l’ensevelissent petit à petit.  Il part paisiblement. On ne retrouvera de lui qu’un gisant de glace …

«  En chemise hawaïenne… » Se désole-t-il

Mais une voix vient tout changer.

« Tu m’entends ? » Elle résonne en lui, familière.

Il la connait. Il la connait depuis toujours. Mais il ne réussit pas… Qui?

Une aura sainte se dessine peu à peu dans son esprit mais elle demeure sans visage alors que la voix l’appelle encore

« Tu dois te réveiller » Elle vibre dans tout son être, glisse, sinueuse, de son cœur jusqu’à son corps tout entier. Il tente de bouger. La douleur. Il a mal. La vie court de nouveau en lui.

« Réveille-toi »

La neige craque à son oreille. Puis le froissement doux d’étoffes libère un parfum léger, indescriptible, qui frôle son visage.

« Le parfum de la neige » Pense-t-il.

Il sent une caresse sur sa tempe et ne réussit qu’à ouvrir les yeux, difficilement.

Il est sur le ventre, le visage à moitié enfouit sous la neige. Devant lui, des soieries étincelantes se déploient doucement pour dévoiler, une fraction de seconde, deux pieds nus, délicats. Ils se fondent avec le tapis blanc dans des nuances aigues-marines. Ils sont comme du cristal. Il suit des yeux les chevilles graciles alors qu’elles le contournent. Elles tintent sous des chaines d’or blanc. Il parvient à rouler sur le dos en suivant leur mouvement. Le parfum frais réchauffe tout son être alors qu’il entend de nouveau le bruissement de la soie.

« Ce n’est pas à toi de partir comme ca » Sa tête repose sur le coussin moelleux des étoffes. La voix reste sans visage quand il lève les yeux vers elle, mais il sent le regard doux qu’elle pose sur lui derrière des volutes éthérées, d’argent et d’émeraude.

L’émeraude.

Les yeux de…

« Gabriel ? » appelle-t-il faiblement. Une main délicate cache sa vue puis la voix s’élève de son propre cœur. Un souhait ténu qu’il ne veut pas entendre.

« Que tes yeux … » Le reste lui échappe. Il ne veut pas savoir. La silhouette se penche délicatement sur lui. Des lèvres douces et glacées se posent sur son front.

Hireki se redresse  en sursaut.

Il balaie les lieux du regard. Il les connait. C’est “la colline“. Une butée tout au plus mais qui, sans qu’ils n’aient jamais pu se l’expliquer, parait invisible aux yeux des gens. Cet endroit est leur sanctuaire à Gabriel et lui. Il unit leurs deux mondes. Là où le sol se couvre de pétale de cerisier au printemps et d’une neige que jamais personne ne vient fouler en hiver.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Il est assis, juste là, dans l’empreinte à moitié disparue de l’ange de neige qu’a laissé la veille Gabriel. Ses paumes pressent le tapis poudreux. Alors qu’il va pour se relever, il sent un petit objet dans sa main droite.

Ses doigts sont ankylosés par le froid. Il les ouvre douloureusement pour y découvrir une petite croix d’argent. C’est celle de Gabriel. Elle a du lui échapper la veille lorsque Hireki est venu le chercher et ce sont aujourd’hui ses propres doigts qui sont repliés sur elle. Si fermement que les quatre extrémités ont marqués sa peau tels des stigmates.

« Gaby » dit-il, juste pour sentir la chaleur du prénom sur ses lèvres. Mais, à sa grande surprise le prénom résonne d’un écho plus clair.

Devant lui, approchant vivement, un petit garçon s’arrête net. Il porte un bonnet à pompon et son écharpe trop grande, enroulée bien trop de fois autour de son cou fait apparaitre de la buée sur ses énormes lunettes rondes qui lui dévorent le visage.

« Qu’est-ce que tu fais ?!» Demande-t-il, en tirant sur la grosse laine qui couvre sa bouche aux dents manquantes.

Hireki le reconnaît immédiatement. Il ne peut en être autrement, car le petit garçon qui se tient devant lui n’est autre que lui-même.

« Hein? Tu fais quoi? » Lui demande-t-il de nouveau. Ses yeux portent étrangement à travers lui.

Hireki réalise. Il ne s’adresse pas à lui mais à la petite voix qui répond aussitôt dans son dos.

« Un lit de neige»

Un voile léger caresse ses paupières. Hireki sent la peur monter en lui mais il est prêt. Plus qu’un souvenir, la réminiscence d’un toucher léger l’apaise et la voix lui revient.

« Que tes yeux regardent bien en face et que tes paupières se dirigent droit devant toi »

 

(Chap 2 – 2/4)

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