Rêves et souvenirs – Une petite fille

15 mins

Synopsis : Conte sur l’enfance, sa beauté et sa cruauté, mêlant le mythe. Les tourments d’une petite fille sans nom perdue dans un monde dont elle veut s’échapper tout en cherchant désespérément à le saisir.

Le rêveur s’éveille.

Sous ses sandales, les pavés trempés émettent un drôle de bruit spongieux. Pourtant, la petite fille ne sourit pas. Le vieil homme lui tient la main, il la tire même. Ses doigts osseux propagent un froid jusque dans le cœur gelé de l’enfant. Elle avance sur les pavés telle une marionnette. Privée de volonté, elle se laisse guider. Elle porte un manteau rose bonbon en laine émaillé de gouttelettes. Ses cheveux dorés aux reflets châtains sont noués en une tresse qui lui arrive au milieu du dos et que la pluie a débraillée. Les yeux noirs se fixent sur l’herbe émeraude, seul trait de couleur en ce monde gris. Devant eux, le bâtiment grossit en occultant petit à petit le ciel, semblable à un monstre. Une à une, la petite fille monte les marches qui conduisent aux battants grands ouverts de la porte en bois sculpté. Traînée par le vieillard, la gamine s’enfonce dans la gueule du monstre.

Les couloirs en pierre grise répètent en écho les petits pas des sandales et ceux tendus des bottes. Des murmures résonnent depuis les étages. Le vieil homme frappe à une porte. Une voix étouffée l’invite à entrer. Derrière un impressionnant bureau se tient assise une dame au corps élancé, ses cheveux noués en un chignon. Penchée sur des documents, la femme ne daigne même pas regarder ses invités. Elle finit par redresser la tête. À travers leurs minces lunettes en forme de lune posée sur l’arête du nez, ses yeux observent la petite fille. L’enfant ne réagit pas, se contentant de fixer la dame, le regard vide.

Celle-ci ordonne au vieillard de les laisser toutes les deux. Les doigts osseux lâchent la frêle main blanchie par le froid. La petite fille exhale un soupir infime. Son cœur, lui, reste gelé. La femme l’invite à s’asseoir sur le fauteuil disposé devant le bureau. L’enfant ne réagit toujours pas. Poussant à son tour un soupir, elle se lève avec grâce, vient se poster devant la gamine et s’agenouille pour plonger son regard dans le sien. Ses pupilles déformées par les verres de lunettes transpercent les pensées de la petite fille qui, par instinct, cligne des paupières. Elle sent une main fouiller son esprit. De longs doigts effilés viennent remplacer les doigts osseux autour de ses phalanges frigorifiées. Une intense chaleur se répand le long du bras puis dans tout le corps de l’enfant. La carapace de glace emprisonnant le cœur craquèle, mais ne cède pas.

─ Je suis la directrice de cette école. Peux-tu me dire ton nom ?

La voix de la fillette reste enfermée dans sa gorge.

─ Tu n’as pas à avoir peur, tu es à présent sous ma protection. Mon rôle est de veiller sur tout le monde ici.

Ses paroles n’ont aucun effet. Elle reprend en serrant plus fort la petite main :

─ Tu vivras dans cette école désormais. Tu verras, il y a en ce lieu des tas d’enfants qui deviendront tes amis. À condition cependant que tu sois plus loquace. Certains sont orphelins, comme toi.

─ Je ne suis pas orpheline.

La voix est frêle, enrouée faute d’avoir été utilisée depuis longtemps. Un rictus satisfait réchauffe le visage impassible de la directrice.

─ Je suis heureuse de pouvoir enfin t’entendre. Saurais-tu me dire ton nom ?

La petite fille retombe immédiatement dans le mutisme, effaçant le sourire de la femme, remplacé par une moue impatiente. La directrice déteste perdre son temps. Elle se penche contre l’oreille couronnée de boucles rebelles et chuchote d’un ton mielleux :

─ Je vais te dire un secret. Tu poses certainement la question : pourquoi as-tu été amené ici ? Vois-tu, cher enfant, j’ai eu vent de toi, et tu m’intrigues beaucoup. Tu sembles venue de nulle part. Un fantôme sorti des limbes. Une page blanche, que je compte bien remplir. Mais pour cela, j’ai besoin de ton aide.

De nouveau, son regard transperçant plonge dans les pensées de la fillette, qui de nouveau cligne des paupières pour chasser l’indésirable.

─ Tu prétends ne pas être orpheline. Dans ce cas, dis-moi qui sont des parents, et où ils se trouvent.

Face au mur inébranlable, la directrice sent l’irritation grimper. Elle sait néanmoins garder une parfaite maîtrise d’elle-même. Elle ne serait pas à la tête d’une école dans le cas contraire.

─ J’ai besoin que tu écrives les premiers mots de la page pour que je puisse continuer le récit.

Le visage de la petite fille se renfrogne.

─ Pourquoi suis-je ici ?

La directrice ne peut réprimer une grimace de frustration.

─ Je viens de te le dire.

─ Tu es une menteuse !

Bien que toujours éraillés, les mots sortent plus tempétueux. La directrice hausse les épaules.

─ Tous les adultes mentent afin d’obtenir ce qu’ils convoitent. Tu l’apprendras en grandissant.

─ L’enfant, c’est toi ici.

D’instinct, la femme recule légèrement. Un écho étrange dans le ton de la fillette l’a effrayé. Elle se reprend aussitôt. L’adulte, c’est elle, et elle ne va pas se laisser démonter par une gamine. Dès l’arrivée de l’enfant dans son bureau, elle a senti l’aura infime émaner d’elle. Une aura qui vient de frémir alors qu’elle parlait. La directrice exulte intérieurement. Je l’ai enfin trouvée ! Elle agrippe les épaules de la petite fille, ses doigts tordus tels des griffes s’enfonçant dans la laine rose bonbon.

─ Comme je te l’ai dit, j’ai entendu dire de nombreuses histoires sur toi. J’en ai lu bien d’autres. Des récits fantastiques. À présent, je suis convaincue de ne pas m’être trompée. Ah ! cela fait si longtemps que je te cherche. Je le sens en toi. Un pouvoir si immense qu’il pourrait dévorer la Terre entière et même les galaxies. Tu le sens toi aussi, n’est-ce pas ?

Une vague de peur traverse les traits confus de l’innocence tandis que les petits yeux noirs confirment les prétentions de la directrice.

─ Tu en as peur. Il ne faut pas. Ce pouvoir t’appartient. Il est entièrement tien. Il ne peut te consumer. Je t’apprendrai à le maîtriser. Je t’assure. Mais d’abord, il te faut le libérer.

L’enfant tente de reculer mais les griffes l’en empêchent. Alors qu’elle lutte pour s’en extraire, leurs pointes s’enfoncent plus profond dans son manteau. La température de son corps continue de grimper en flèche. Elle sent la carapace de glace autour de son cœur se creuser de fissures. Plus l’angoisse augmente, plus le feu bouillant la dévore et fait fondre le rempart gelé.

─ Tu le sens, n’est-ce pas ? Il veut sortir. Laisse-le faire. Libère-le. Laisse-le t’emplir entièrement. Puis enferme-le dans ta main.

La petite fille se débat. Les ongles déchirent la laine. Elle gémit, supplie. Les fissures s’écartent mais le rempart résiste. Un hurlement dément dévore son crâne, noie ses pensées. Elle croit tomber. Ses mains de fumée s’agrippent dans un ultime espoir. Sa voix torturée appelle quelqu’un. Personne ne lui répond. La directrice poursuit sa harangue, ignorant la détresse de l’enfant. Son regard ivre constate que l’air autour d’elles ondoie, comme lorsqu’il brûle sous un soleil ardent.

─ Chasse la peur ! Je te guiderai. Je t’aiderai à le maîtriser… Apprends-moi !

─ NON !!!

La petite fille parvient à dégager son bras droit dont elle balaye l’air incandescent. Son visage, tiraillé par la douleur, est aussi pâle que celui d’un mort, suintant. Elle suffoque. Face à sa détresse, la directrice reste impavide. Avalant l’amertume de la défaite, elle prononce des paroles faussement réconfortantes :

─ Ce n’est pas grave, dit-elle en caressant la maigre épaule frissonnante. Nous avons le temps. Habitue-toi à ce lieu. Une fois que tu te sentiras chez toi, nous réessayerons. Nous avons tout le temps. N’aie pas peur.

La petite fille aurait pu rire si elle n’était pas si fatiguée. C’est plutôt toi qui devrait avoir peur.

***

Les secondes sont comme des pierres jetées dans l’eau. Les minutes, des forteresses de solitude. Les heures passent au rythme des averses, lesquelles vont et viennent, encore et encore. Les jours s’écoulent sur le fil infini des ruisseaux de larmes, versées dans l’ombre, à l’abri des regards. Les semaines sont essaimées dans le vent, telles des pétales de fleurs. Elles se ressemblent, et elles repoussent à partir de la tige, solidement ancrée dans la terre et arrosée par le ciel. Les mois, quant à eux, forment une infinité de néants qui s’entremêlent en un univers de vide.

Les temps heureux sont passés. L’époque des rires, des pleurs de joie, des victoires célébrées et des défaites partagées, des pieds battus par le ressac écumeux, lavés du sable. Les contes de l’enfance ne sont plus, ne restent qu’une forêt de ténèbres, la peur dissimulée dans les ombres des fourrés, les chants lancinants des meutes de cauchemars.

Tic tac ! Tic tac !

Telles sont les pensées de la petite fille tandis que s’écoulent les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines et les mois, et que sa barque avance sur la Rivière du Temps, ballotée par ses flots. Privée de rames pour maîtriser ses eaux, elle contemple, les yeux hagards, le courant l’emporter. Dans un infini de néant, l’enfant erre, atome privé de son noyau, appelant dans son silence l’image d’un ami ; son visage, hélas, écrasé par la montagne de souvenirs. Perdue dans les méandres du grand fleuve, privée de rames, la petite fille ne peut que se laisser porter par le courant impérial.

Tic tac ! Tic tac !

Mouche aux ailes arrachées, elle est devenue une souris. Une petite souris qui longe les coins des murs, se glisse dans les trous, à l’abri des regards des géants froids, suivant la piste de ses sœurs. Recroquevillée dans les ombres, elle réchauffe ses nuits dans le papier rêche et jauni griffonné de mille noires aventures. Sa seule lumière est celle de la lampe qui tient en respect les ténèbres voraces. Agrippée, comme à la bordure d’un précipice, aux pages marquées de ses empreintes, elle récite encore et encore les paroles de réconfort qu’un ami lui a apprises. Alors que passé, présent et futur se confondent, son esprit étranglé par leurs fils entrelacés, les paroles un million de fois répétées la raccrochent à son identité. Terrifiée à l’idée de se perdre dans les méandres, elle se cramponne, de toutes ses forces, aux pages et aux mots. Ses sanglots retenus viennent ensuite se coller à la sphère de plomb dans son abdomen et qui fait pression sur sa poitrine. Chaque nuit, entre deux cauchemars, la petite fille entend les craquements de la chape de glace qui emprisonne son cœur. Chaque microfissuration lui provoque une horrible douleur qu’elle peine à étouffer. À force de se serrer, ses dents sont elles aussi fissurées, alors qu’à force de couler, les larmes ont tracé deux sillons blancs sur ses joues.

Tic tac ! Tic tac !

Dans le dédale ténébreux auquel elle est condamnée, la petite souris pleure ses maux en silence en suivant la trace de ses sœurs, cherchant à tout prix à éviter les yeux de la vipère. Son regard jaune fendu d’un éclair noir qui transperce jusqu’aux pensées les plus enfouies. Pourtant, il lui arrive de ne pouvoir s’en écarter, et alors la petite souris a beau baisser la tête en collant aux ombres des murs, elle sent la pointe lancinante de l’épée traverser son crâne et piquer ses pensées. Elle fait tout pour les dissimuler. Malgré ses efforts, rien n’échappe à la vipère, maîtresse impitoyable du labyrinthe. Le serpent hante jusqu’à ses cauchemars. En quête de réponse, il la harcèle jour et nuit. Même lorsqu’il est physiquement absent, l’enfant sent sa présence, comme si le reptile rusé et vicieux vivait au sein même de son esprit.

Tic tac ! Tic tac !

La petite fille ne peut non plus compter sur ses prétendus camarades. Ces enfants ne sont pas comme elle. Ils marchent au milieu des couloirs et non le long des murs, en bandes bruyantes. Au moindre ordre des adultes, ils se mettent en rang et se taisent. Ce sont des animaux dociles, dont les esprits ont été domestiqués. Leur volonté est celle de leur maître, et il n’en existe qu’une. « École » ils appellent cet endroit. Aux yeux de la petite fille, c’est une maison de sorcière. Son occupante attire les enfants par des sucreries. Les parents se contentent de diriger leur aveuglement ailleurs. Les couloirs labyrinthiques aspirent les rêves et les désirs. Ces enfants ne sont que des coquilles vides, privées de tout ce qui fait d’eux des êtres en devenir. Les pauvres ne se rendent même pas compte de l’atrocité de leur sort. Ils s’en délectent même.

Tic tac ! Tic tac !

Telle était l’image que se faisait d’eux la petite fille à son arrivée ici. Depuis, elle s’est rendu compte que sa propre vision avait été faussée. À présent, au lieu de s’apitoyer sur leur existence cloisonnée, elle les envie. Elle observe leurs sourires tandis qu’ils passent près d’elle sans la voir. Cette joie a beau être nourrie par le mensonge, elle-même n’en est pas un. Ces sourires ne sont pas des illusions. Ils sont réels. Les yeux de la petite fille ne peuvent mentir, car ils transpercent le voile des apparences au-delà duquel se trouve le vrai visage de l’Univers. Il en a toujours été ainsi, d’aussi loin qu’elle se souvienne. Nulle parole, nulle image ne peut la tromper. Son interprétation de la réalité peut se fourvoyer, comme cela a été le cas ici, mais le réel ne peut se dérober à elle. La petite fille souhaiterait pourtant que cela soit. Dans ses rêves éveillés, loin des cauchemars du sommeil, elle s’imagine être l’un de ces enfants. Elle se voit rire au milieu d’une des bandes qui arpentent les couloirs du labyrinthe. Ne rien ressentir sinon une plénitude pure, dénuée de la moindre corruption.

Tic tac ! Tic tac !

Un mensonge en est-il un si le sujet ignore qu’on lui ment ? Parfois, il arrive que le savoir fasse plus de mal que l’ignorance. Et la petite fille le sait mieux que quiconque. Le savoir ronge les cœurs et noie les esprits sous un océan tumultueux et ravageur. Il dépossède l’individu de son être, lui vole ses sentiments. L’unique émotion qui lui reste fidèle est la peur, ainsi que la sensation d’une tempête permanente. Son esprit lutte contre le torrent, constamment harcelé par les vagues de folie. Dans le silence rugissent les tourments, la rage irriguée par la douleur omniprésente. Un brasier enfermé dans un poing gelé, dont les doigts ne cessent de se tordre sous la pression. Leurs incessants craquements déroutent votre concentration, et dès lors vous devenez leur esclave. Le savoir infini est une chaîne aux maillons infinis. Il vous prive de votre liberté, vous empêche de rêver. Pire qu’un esclave, vous devenez un jouet entre ses froides griffes. Une éternité de souffrance solitaire. Plus d’un esprit a sombré dans la démence en luttant contre pareil torrent, tel un barrage mal conçu ou vieillissant. La vipère qui règne sur le labyrinthe des illusions qu’ils appellent « école » en est le parfait exemple. Affamé par la quête de connaissances, assoiffé de l’essence de l’Univers, à force de déchirer le voile masquant la vérité, son esprit n’a même pas compris qu’il se faisait lui aussi dévorer.

En plongeant dans les yeux jaunes menaçants tailladés de leurs éclairs noirs, la petite fille ne contemple pas seulement la folie, mais aussi un miroir, et dans le reflet, un oracle, un avenir éventuel, un embranchement dans le cours du fleuve qu’elle anticipe avec angoisse et dont la simple idée de l’emprunter la terrifie. Faute de rames, comment dérouter sa course ? Comment maîtriser le courant ?

Tic tac ! Tic tac !

La petite fille souhaite appeler à l’aide, mais elle y renonce, consciente que nul ne l’écoute. Après tout, elle n’est qu’une souris. Personne ne la voit, personne ne l’entend. Elle évolue dans les tunnels ténébreux, parmi les ombres des murs. Être vue, être entendue, cela signifie être prise pour cible. Et que peut faire une petite souris sous la botte des géants. Ses cris sont imperceptibles à leurs oreilles lointaines. Que fera-t-elle le jour où la vipère reviendra pour l’engloutir ? Elle n’est qu’une petite souris. Une petite souris. Une existence qui souhaiterait parfois disparaître. Disparaître. Ne plus exister. Se fondre dans le vide infini. Ses atomes éparpillés à travers l’Univers avec ses pensées.

Tels sont les songes de la petite fille tandis qu’elle arpente seule les couloirs de l’école, qu’elle écoute les enseignements des professeurs sans y prêter attention ; tandis qu’elle se languit en épiant les sourires de ses prétendus camarades qui ne la voient même pas ; et qu’elle hurle en silence en serrant les pages maintes et maintes fois parcourues, à laquelle son esprit s’accroche désespérément pour ne pas sombrer dans la démence.

Tic tac ! Tic tac !

***

Assise dans l’herbe givrée, la petite fille s’amuse à créer des formes avec la buée émise par son souffle. Là, un bateau. Ses voiles se dissipent dans le vent d’hiver. Ici, un cheval. Ses quatre pattes en forment six qui retombent sur les genoux engourdis. L’image lui arrache un mince sourire, aussitôt effacé par un déluge de frissons. En dépit du froid carnassier, l’enfant préfère être dehors qu’errer dans les couloirs sombres ou les salles macabres de la maison de la sorcière. En plus des tremblements, son ventre gronde famine. Elle n’a pas mangé depuis le matin, et rien qu’une tartine de pain sec, sans beurre ni confiture, conservée en prévision.

La cantine est le lieu qu’elle déteste le plus dans ce palais d’hiver ténébreux qu’ils appellent « école ». Au contraire des couloirs, des salles de classe et des dortoirs où elle passe aisément inaperçue, le hall de la cantine n’offre aucune ombre dans laquelle se fondre. En ce temple de lumière, les regards d’ignorance se transforment en yeux inquisiteurs. Les murmures fusent aux oreilles de la petite fille, et viennent se mêler aux autres tourments de son esprit. Son seul souhait dans cette situation est de courir pour fuir le plus loin possible. Aussi préfère-t-elle s’évanouir d’inanition que d’affronter les médisances muettes ou chuchotées. La suffisance baignée de mépris lui coupe de toute façon l’appétit en lui nouant les entrailles. Mais, tôt ou tard, la faim vient dénouer les nœuds.

La tête se met à lui tourner. Les cercles qu’elle trace sans bouger se font de plus en plus larges. La buée dans l’air occulte bientôt l’entièreté du morne paysage. La petite fille s’effondre dans l’herbe givrée, qui prend la forme de sa maigre silhouette grelottante. Juste avant d’être avalée par les limbes, elle saisit une touffe émeraude entre ses moufles.

Dans ses songes ténébreux, une voix l’appelle au loin. Elle voudrait lui répondre mais la moindre parcelle de son corps lui fait défaut. Son esprit est comme prisonnier d’une statue froide. Il a beau se débattre, les paupières refusent de s’ouvrir, les doigts de bouger.

Des fourmis commencent à remonter le long des jambes, réveillant ses sens endormis.

La petite fille se découvre dans une chambre qui lui est inconnue. Une haute fenêtre en arcade surplombe son lit, des rideaux blancs masquant l’extérieur. Sa mince couverture la protège à peine du froid ambiant, lequel lui arrache de nouveaux frissons. Sa tête la lancine affreusement.

Une présence l’alerte. Elle se tourne pour trouver la directrice à son chevet. Déformés par les lunettes, les yeux de serpent amplifient la douleur de son crâne. Aucune n’ose rompre le silence régnant. Instinctivement, l’enfant se recroqueville. La laine rêche ne tarde pas à lui provoquer d’horribles démangeaisons. Elle finit par ne plus tenir et se met à se gratter frénétiquement malgré le regard inquisiteur de la sorcière.

─ Tu es ridicule.

Elle avait parlé avec un mépris non dissimulé, son visage figé dans une moue colérique.

─ Tu te crois unique ? J’en ai rencontré des tas comme toi. Des enfants qui pensaient que leur solitude les rendait spéciaux. Tous ils ont fini par se rendre compte de la réalité, qu’ils n’étaient rien de plus que des moutons égarés. Des brebis bêlantes. L’image même du ridicule.

Dans un souffle de lassitude, elle croise les bras sur ses genoux et chasse son masque haineux pour en enfiler un nouveau, marqué d’une désolation feinte. Les épées transperçant les pensées de l’enfant s’évanouissent. Ivre de soulagement, la petite fille ne peut s’empêcher de ressentir une profonde gratitude envers son bourreau.

─ La solitude dont tu te drapes n’est pas ce qui te rend exceptionnelle, mon enfant. Tu as un pouvoir qui sommeille en toi. Nous le sentons toutes les deux. Mais tu as peur, et cette peur t’empêche de l’exploiter. Tu dois la chasser, faire tomber le rempart qui retient ton cœur, libérer ta vraie personnalité, celle qui dominera le monde.

Le regard de la gamine balaye la pièce baignée d’une froide lumière blanche jusqu’à s’attacher à une horloge, dont le tic tac incessant éveille en elle des souvenirs enfouis. Une voix qui l’appelle dans le lointain. Ses yeux plongés dans l’abîme de son inconscient s’attardent sur les aiguilles et leur ballet parfait. Elle n’écoute plus la sorcière dont les paroles ne sont que des murmures étouffés par sa mer de pensées. Rien d’autre n’existe que les trois aiguilles et le cadran chiffré à la romaine. Une répétition reposante, qui endort les sens, efface les tourments. Un doux mensonge. Une fausse perfection masquant le chaos de l’Univers.

Le temps n’est pas un cercle, qui se répète dans une succession de battements, aux mêmes intervalles, et méticuleusement répétée à chaque cycle. Le temps est une rivière, traversée par des écueils, tantôt montante, tantôt descendante, émaillée de bifurcations. Son cours, parfois, se divise en plusieurs affluents avant de se réunir. Le courant peut être doux, faible au point d’être imperceptible, ou bien se transformer en torrent puissant capable de soulever les espaces et d’y percer des trous. Une rivière qui n’a ni début ni fin, et s’écoule dans un sens comme dans l’autre, au gré des caprices de l’Univers chaotique, dont le souffle influe sur ses courants.

Le temps n’est pas mesurable. Mais l’humain, avec sa vision limitée du monde qui l’entoure, a été contraint de le représenter de manière à le comprendre. Aucun mal ou bien dans cette façon de faire, qui répond uniquement à une raison pratique. Quand on ne voit pas la Rivière et ses courants, pourquoi s’en soucier ?

Autrefois, la petite fille pouvait suivre les différents cours du temps. À présent, elle est comme tous les autres êtres limités et ne peut avancer que dans une seule direction.

Pourtant, même l’esprit humain et son univers fini de galaxies neuronales est capable de sentir les imperfections, les changements de courant. Comme lorsque l’on s’ennuie et que les secondes deviennent des minutes, les minutes des heures. Ou au contraire, quand l’on s’amuse et que les heures passent à une vitesse folle. La lumière du matin touchait à peine le monde et voilà qu’elle a été remplacée par celle du crépuscule.

Les yeux ont beau se raccrocher à des cadrans identiques et au ballet parfait de leurs aiguilles, la vie humaine n’en est pas moins soumise aux influences du temps qui, par nature, est irrégulier, changeant, chaotique, à l’image de l’Univers qui l’influe. C’est là un des nombreux exemples du paradoxe qui unie la vision à la pensée. On sait mais on ne voit pas. On voit mais on ne sait pas.

─ Tu m’écoutes ?

Des griffes s’enfoncent subitement dans le bras de la petite fille qui lâche un gémissement dolent. Le sang se met à perler sur la peau aussi blanche que neige. De nouveau, les épées invisibles la transpercent, éveillant les lancinements et chassant souvenirs et pensées.

─ Sache que tu ne quitteras pas cette école tant que tu n’auras pas pris conscience de ce que je te dis. L’école est le temple du savoir. Et tu vas apprendre, que tu le veuilles ou non. Le savoir n’est pas optionnel. Chaque être doit remplir le maximum de ses capacités. Tu n’es pour l’instant qu’un vase vide dans le fond duquel croupit un zest d’eau. Fais fondre la glace qui t’emprisonne et remplis ce vase, enfant. C’est le prix pour la liberté. Et la liberté est ce qui anime tous les êtres assez forts pour la désirer. Mais seuls les puissants peuvent la conquérir et la conserver. Je t’offre les clefs de la puissance. À toi de t’en saisir et d’ouvrir la porte. Sinon, tu ne seras jamais libre.

Ce discours résume tout de la vision qu’entretient cette femme du monde qui l’entoure. Un constat cruellement simple, et cruellement réel. Les lèvres de la petite fille, par réflexe, se tendent en un infime rictus moqueur, que la sorcière ne peut voir alors qu’elle lui tourne le dos pour se retirer. En dépit de la situation, un amusement passager domine l’esprit prisonnier.

Si cruellement simple. Comme si l’Univers avait été fabriqué par un enfant.

Afin de rendre la lecture plus agréable, j’ai pris soin de séparer la nouvelle en trois parties titrées : “Une petite fille”, “La Reine de Destruction” et “Un jeune garçon”.

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2 Commentaires
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Arnold Ewili
3 années il y a

Pour faciliter la lecture je penses qu’il faudrai le diviser en chapitres.

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