Le conte de la Sorcière des Bois Chapitre 6 – La fraise sur le gâteau

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En dépit de mon manteau et des fourrures que la sorcière m’avait passés, je me transformais petit à petit en bonhomme de neige. Nous atteignîmes la clairière et son dôme de lanternes. Au centre du lac gris, nos deux silhouettes semblaient prisonnières des mâchoires d’un énorme monstre. La barrière d’arbres peints de ténèbres offrait l’apparence de rangées de dents innombrables. J’imaginais la vallée au-delà de ce rempart.

Est-ce que tout le monde dort au manoir ? Non. Leur inquiétude doit les tenir éveillés.

Je laissai la culpabilité m’envelopper. Nellis identifia mes doutes.

─ Tu peux toujours revenir en arrière. C’est là ta dernière chance. À compter de cette nuit, nos deux vies seront à jamais liées.

Je me penchai sur sa figure assombrie et les brasiers jaunes fendus d’éclairs noirs. J’aurais dû être effrayé mais la peur s’était enfuie. Elle était repartie à la maison où m’attendaient les miens.

─ J’ai fait mon choix, parlai-je d’un ton affirmé. Je l’ai fait à l’instant où j’ai répondu à ta question.

Un hochement de tête salua mes paroles.

Nous débarrassant de nos moufles, nous nous prîmes les mains. Les siennes couvraient les miennes et offraient un aspect étrange de par les longues griffes noires couronnant les doigts effilés.

─ Regarde-moi, m’appela la voix de la forêt.

Nos pensées se mêlèrent par le fil invisible reliant nos pupilles. Les siennes formaient un océan de lave. Les fissures infimes de ses iris plongeaient dans l’abîme empli de souvenirs cachés.

Nellis prononça ses vœux la première.

─ Dans le manteau de nuit, sous le regard des étoiles témoins, entre terre et ciel, dessous les monts et par-dessus les vallées, je fais cette promesse. À toi seulement et pour toujours. Jilam. Toi et moi ne faisons qu’un à partir de maintenant. Un seul être, pétri de deux esprits. Je promets de rester à tes côtés pour l’éternité du rêve.

Des larmes me montaient et ce n’était pas le froid. Je bénissais l’obscurité.

─ Moi aussi, je te fais ma promesse, Nellis, sorcière des bois. Chaque être est un tisserand. Mon unique désir, à partir de maintenant, sera de tisser mon destin et le tien, de les relier jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus qu’un. Je suivrai cette route à tes côtés et jamais plus ma main ne lâchera la tienne. Je promets sur les âmes de mes ancêtres, la bienveillance des dieux et la forêt-reine. Que les étoiles gardent mes mots en mémoire.

Mes vœux achevés, le visage voilé de Nellis se rapprocha du mien. Ses lèvres touchèrent les miennes. Leur humidité évinça la sécheresse. Mon esprit fondit jusque dans mes talons. L’étrange sensation d’embrasser une pomme cuite au four. Son nectar avait un goût de sève. Je le sentais s’écouler dans ma gorge et rejoindre mon cerveau liquéfié.

La séparation eut l’effet d’un coup de poing en métal froid.

─ Pourquoi fais-tu cette tête ? C’était si nul que ça ?

Le sang fusa en torrent à mes joues, chassant la morsure du métal.

─ Q… que… Non ! C’est juste…

Je remontai mon cerveau le long des jambes, via le ventre noué, la poitrine chambranlante, jusque dans le crâne creux. La faim libéra mes pensées.

─ Chez moi, les mariés, après avoir prononcés leurs vœux, mangent un gâteau préparé spécialement pour l’occasion. Ils le mangent en entier sans se quitter du regard. C’est la seule chose qui m’amuse dans les mariages.

Je perçus le sourcil gauche dressé.

─ Les humains ! Vous avez vraiment de drôles de tradition. Désolé, mais nous n’avons pas de gâteau. Et la forêt n’est pas le meilleur endroit pour dénicher des ingrédients.

─ Ce n’est pas grave. Aucune importance.

La sorcière m’obligea à la regarder.

─ Dis-moi, Jilam. Es-tu heureux en cet instant ?

─ Je l’ignore, répondis-je avec honnêteté. Je crois, oui. Et toi ?

─ J’ignore pour ma part ce qu’est le bonheur. Par là j’entends son sens profond. Je te pose la question sans pouvoir moi-même y répondre.

Je saisis délicatement ses doigts griffus.

─ Je suis heureux en cet instant.

Son sourire perça les ombres.

─ Nous avons l’éternité pour apprendre à nous connaître et nous aimer. Inutile de presser le citron.

─ Tu as encore raison, en plus d’avoir de drôles de proverbes.

Face à la maîtrise qui m’était présentée, j’ajoutai une promesse, silencieuse.

Je jure de faire tomber ce masque. J’apprendrai tout ce qu’il y a à savoir de toi.

La sorcière des bois détaillait ce jeune humain chétif, ses traits blafards et taillés à la serpe faisant penser à l’écorce d’un bouleau. Tout en dévisageant la beauté fragile qui s’en dégageait, elle se promettait à elle-même de ne pas ménager ses efforts pour briser la coquille. Tôt ou tard, elle y arriverait. Tôt ou tard, elle découvrirait ce que cette coquille dissimulait.

Je saurai qui tu es, Jilam.

Le lendemain, je m’éveillai avec un poids sur le ventre. Mon crâne cogna à la racine lorsque je découvris la forme velue d’un furet-léopard. Mú déguerpit en évitant le coussin que je lui balançai maladroitement.

Nellis entra alors dans mon champ de vision baigné de brume. La sorcière avait enfilé un tablier, qui lui allait comme un gant, et s’attelait à la tâche sur le comptoir.

─ Ferme les yeux ! s’écria-t-elle en m’apercevant. Je n’ai pas tout à fait terminé.

─ Qu’est-ce que c’est ? demandai-je tout en obéissant servilement.

─ Attends !

Après quelques instants, elle m’autorisa à voir.

─ Ouah ! lâchai-je d’une voix encore paralysée par le sommeil.

La tarte offrait une splendide allure, la pâte parfaitement dorée et les fraises luisantes de sucre sans trace de cuisson excessive.

─ Je t’ai soumis à mes traditions, il est normal que j’adopte les tiennes. C’est ce qu’un mari et une femme font.

─ Oui, articulai-je en tâchant de retenir mes larmes.

Nous nous mîmes à dévorer la pâtisserie, nos deux regards croisés, les paupières contraintes à l’immobilisme. C’était plus difficile que je l’imaginais. Le défi s’acheva néanmoins avec succès.

─ J’ai eu l’impression de manger à la table des dieux, m’exclamai-je, léchant le sucre collé à mes gencives. Où as-tu trouvé la farine ?

─ J’ai broyé les noix.

─ Et pout les œufs ?

─ Mú est allé m’en cueillir dans les nids des geais de givre.

─ Un seul bémol, corrigeai-je tout en usant de mes doigts comme ramasse-miettes. Il y avait juste de quoi faire passer l’encas.

Le sourcil droit s’arqua.

─ Mon jardin n’est pas un fraisier. Et puis, c’est la tradition qui compte.

─ Tu as raison, avouai-je en mêlant nos doigts collants. Mais c’était quand même un peu léger.

Une bourrade du coude châtia mon ventre goinfre. Ému, je contemplai le masque percé d’une moue dessous la soie sauvage.

─ Épouse.

Un sourire remplaça la grimace.

─ Époux.

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