Le conte de la Sorcière des Bois Chapitre 10 – Deux idiots dans un trou

8 mins

Des heures s’écoulaient sans doute. Nous étions toujours bloqués dans ce foutu ravin, recroquevillés sur notre arbre écorché à nous peler le cuir, plongés dans un silence de mort digne d’un cimetière.

─ C’est quoi ce regard ? m’interpela Nellis, sourcil agacé. Puis, devant mon mutisme : Parle, bon sang de troll !

Histoire d’achever la bête, je me chargeai d’une bouffée de courage et me lançai à la charge.

─ Pourquoi ? Je ne te l’ai jamais demandé. Pourquoi être venu me voir cette nuit-là ?

Sa réponse arriva dans la foulée.

─ Parce que je t’ai vu, égaré, le regard errant parmi les étoiles. Cela m’a intrigué au départ. Puis j’ai vu ton regard. Il était si triste. Je me suis dit qu’il fallait lui redonner un peu de vie.

─ C’était donc de la pitié ?

─ Je t’ai aussi trouvé plutôt séduisant avec ce masque de peine. Je me dis que tu serais encore plus beau sans.

Mon masque de peine ne put s’empêcher de rougir. C’était la première fois qu’une fille vantait ma beauté. Jusqu’à présent, j’étais persuadé d’être laid.

─ Mais non, ajouta-t-elle en reprenant un ton sérieux. Si ça avait été de la pitié, je me serais contentée de te parler, de te réconforter un tant soit peu, avant de te quitter. Mais quand je me suis approchée, alors que tu étais happé par la voûte de l’Univers, j’ai perçu dans ces yeux une lueur par-delà le vide. Une étincelle. Tu étais vivant, Jilam, et tu appelais le monde à t’ouvrir ses bras. Je t’ai donc ouvert les miens.

─ J’ignore de quoi tu me parles. Je ne comprends pas pourquoi tu as offert à un misérable tel que moi une vie à tes côtés. Nous ne nous connaissons pas. Tu ne sais rien si ce n’est ton propre avis. Et moi, et bien… j’ai peur.

─ De quoi as-tu peur au juste ?

Ce disant, elle glissa dans mon ombre chancelante.

─ J’ai peur d’apprendre que tu n’es pas ce qu’il paraît. Qu’à l’image de ce Diable, tu te révèles une charlatane. Une sorcière qui trompe les esprits naïfs comme le mien pour je ne sais quel dessein.

Par cet aveu, je me soumettais à son jugement. J’en avais conscience, mais ne pouvais plus reculer, n’étant même pas certain de le souhaiter.

─ À par te droguer, que t’as raconté la vieille folle au juste ? Je me suis gardé de te le demander, mais là, je suis curieuse.

─ Elle m’a dit que je n’avais pas ma place ici. Et je tends à la croire. Elle m’a aussi parlé des sorcières, de votre tendance compulsive, à toujours changer d’avis.

Les lèves pincées de Nellis s’écartèrent pour laisser échapper un rire.

─ Ha ! Je n’en attendais pas moins d’elle. Essayer de te manipuler dans mon dos. Aussi rusée que téméraire, cette vieille folle.

─ Pourquoi ce surnom ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait au juste ?

─ Elle cherche à me virer de ces bois depuis que je m’y suis installée.

─ Pourquoi ?

─ Elle estime que je trouble la paix de son précieux paradis figé dans le temps. Ha ! Comme s’il pouvait y avoir une quelconque paix au milieu de tout ce chaos. Voilà la raison pour laquelle je la vois sous les traits d’une vieille folle.

─ Qui me dis que ce n’es pas toi qui cherche à me manipuler ?

─ Serait-il possible, qu’à un quelconque moment, je t’ai dicté ce que tu devais penser ? Hein, Jilam ? T’ai-je jamais imposé ma vision des choses ? Ai-je déjà utilisé mes pouvoirs contre toi ?

─ Pas à ma connaissance, lâchai-je.

Cela eut pour effet de tordre les traits harmonieux en une grimace de colère.

─ Est-ce là toute la confiance que tu m’accordes ? Nous avons échangé nos vœux. Des mots qui ne peuvent être défaits. Si toi ou moi venions à les trahir, les conséquences seraient funestes, pour nous deux. Tu le savais. Et tu as accepté en dépit de mes avertissements. Je t’ai tendu la main et tu l’as prise. Et maintenant qu’il est trop tard, tu voudrais la lâcher, tout ça parce que tu es incapable de prendre une décision et de t’y tenir. Tu m’accuses de te manipuler, mais tu crois les boniments d’une commère qui te drogue. Peste de centaure ! Tu es un homme à présent, Jilam. Tu plantes tes propres décisions et tu en assumes les fruits.

D’abord intimidé par son aura, je me laissai ensuite emporter par la vague de son courroux.

─ Tu prétends ne pas juger. Pourtant, tu ne cesses de me traiter comme ton enfant au lieu de ton mari !

─ Nous sommes tous les deux des enfants, Jilam. Chaque être de ce monde est un enfant. L’adulte en nous accepte cette réalité tout en sachant décider par lui-même, sur le fil de ses seules réflexions.

─ Je voulais être libre, et ce faisant, je me suis enfermé dans un monde qui n’est pas le mien. Comment prendre des décisions alors que je ne sais rien ? Hein, dis-moi ?

─ Ce monde, il sera tien si tu l’acceptes comme tel. Tu as fait un choix. Tu dois l’assumer. C’est l’unique chose qui définit l’adulte en nous. User de ses regrets et les transformer en force morale. Ni moi, ni quiconque ne feront ces choix à ta place. Je m’y refuse. Je n’en ai pas le droit. Personne ne possède ce droit.

Au milieu des sanglots, mes pensées s’agitaient telles des larves grouillantes dans la panse gonflée d’un cadavre. Je souhaitais les extirper une à une et les écraser, mettre un terme à ce vacarme incessant. Mon esprit ne gardait même plus de place pour la fierté ou la honte.

Une main se posa sur mon épaule, répandant des frissons, puis un front chaud, couronné de boue, se glissa sous mon menton, contre ma nuque.

─ Je suis une mauvaise épouse, n’est-ce pas ? Je m’en rends compte. Je n’ai jamais su appréhender les sentiments d’autrui. Au fil de mes voyages, mes rencontres n’ont été qu’éphémères. Pas assez de temps pour tisser des liens. Jusqu’à ton arrivée n’existait que Mú. Et Mú est Mú. Au final, je me contente de dire ce que je pense ou de me taire, sans même songer aux conséquences de mes mots ou mon silence. Oui, moi aussi, je suis une enfant. Une enfant qui, même après tout ce temps, toutes ces distances parcourues, ne saisit toujours pas ce monde bien trop grand et bien trop peuplé à mon goût.

« Je suis désolée, Jilam. Désolée de te faire souffrir. Désolée de te voir souffrir sans pouvoir t’aider. Je suis désolée de t’avoir amené dans ce monde où tu te sens prisonnier. Après tout, peut être bien que je t’ai manipulé. Oui, c’est ça. En profitant de ta détresse, je t’ai conduit au bord du précipice. Pardon. Pardon. Pardonne-moi.

Elle aussi pleurait. Ses larmes gouttaient sur ma main, creusant des sillons au travers de la saleté. Par instinct, ma paume recouvrit son oreille en pointe.

─ Écoute.

Sa tête pencha lentement vers ma poitrine.

─ Je suis vivant, et c’est grâce à toi. Jamais, je ne me suis senti réellement vivant jusqu’à présent. Jamais mon cœur n’a battu si vite. Depuis que je suis petit, j’ai l’impression d’être prisonnier d’une bulle de torpeur. Pour la première fois, je ressens tout. La peur, la frustration, l’excitation, la rancœur, le doute, la paix, la joie, le rire. J’ai la sensation d’être sur le point d’exploser à tout moment. Parce que ma vie a croisé la tienne et que nous sommes tous les deux vivants.

Son bras libre m’enlaça en réveillant mes ecchymoses, mais je n’en avais cure.

─ Ton côté maladroit et prude m’agace un peu, mais j’apprends à m’en amuser. Tu as aussi une grande capacité d’autodérision qui montre que tu as conscience de tes défauts. Hélas, tu as tendance à en rajouter. Tout cela, c’est ce que j’ai appris depuis notre rencontre sous ce dôme étoilé, et c’est bien peu comparé à tout ce que tu caches sous cette enveloppe d’incertitudes. Mais lors de l’échange de nos vœux, je me suis promise une chose, de percer la coquille et d’offrir le fruit qui s’y cache à la lumière du jour.

J’enlaçai à mon tour ses épaules. Nos tremblements cessèrent aussitôt.

─ Tu as peur, Jilam. Et c’est tout à fait normal. Seul un idiot ne serait pas effrayé par tout ça. Et malgré cette peur, tu as quand même choisi de prendre ma main au lieu de fuir. Merci.

─ J’ignore encore si c’est la meilleure décision de ma vie ou la plus bête des folies.

Le sarcasme venait dissimuler les tressaillements de mes cordes vocales.

─ Tu sais, en vérité, j’ai aussi peur que toi.

Notre étreinte s’interrompit tandis que nos regards humides se liaient. La sorcière attrapa ma main et la posa sur son sein gauche. La gêne fut rapidement chassée par les battements de son cœur.

Si bizarres.

Le rythme était totalement différent de n’importe quel humain, à la fois bien plus lent et irrégulier. La sensation qu’un poing de géant frappait la cage thoracique. L’ondée se transmit à mon propre cœur. La surprise engendra un léger malaise.

─ Ça ne va pas ? s’inquiéta Nellis en me retenant.

─ J’aurais mieux fait d’avaler autre chose qu’une tisane ce matin.

Je me sentais si bête. Nellis n’était guère douée pour lire les sentiments d’autrui. Les faits ne trompaient pas. En revanche, force était de constater que mon absence de talent en la matière égalait le sien. Si j’avais été encore plus idiot, je me serais flagellé.

Mon regard vaporeux se posa à nouveau sur la silhouette crasseuse de la sorcière des bois. Quelque chose avait envoyé paître la peur. Un sentiment neuf, troublant.

Nellis se trouvait tellement idiote. Elle avait beau faire la fière, elle n’en menait pas large devant ce petit homme, à peine plus large qu’un bouleau et aussi palot que son écorce. Elle venait tout juste de fissurer sa coquille que, déjà, la sienne se fendait aussi.

Oui, la sorcière avait peur. Elle avait si peur qu’il ne découvre l’intérieur vide.

Une corde émergea soudain de la nappe de brouillard en claquant contre la falaise. Une voix tonna à notre appel, transformée par l’écho du ravin. Je fabriquai un harnais à l’intention de Nellis. Une fois hissée, le chanvre tressé réapparut pour que je puisse grimper. Mes muscles hurlaient à chaque mouvement, et par trois fois, mon pied dérapa sur la roche humide. Mais comme tous les idiots, ma maladresse ne se confrontait qu’à ma chance éhontée.

Je songeai aux mots de Tante Hortia.

« À croire que les dieux, en te dotant de deux mains gauches, de deux pieds gauches et d’une tête pensive, se sont dit qu’ils étaient allés trop loin et t’ont confié leur bénédiction. »

Ces paroles sortaient souvent à la découverte d’une nouvelle de mes bêtises. Tante Hortia ajoutait parfois en riant : « À moins qu’ils ne s’amusent de voir tes pièces burlesques. »

Une énorme main poilue m’épargna le dernier mètre d’ascension alors que mes ultimes forces avaient fondues. Nellis me rejoignit et déversa un flot de pensées qui firent office de baume à mes muscles déchirés.

─ Pourquoi le sol tremble ? demandai-je entre deux quintes de toux.

─ Ce n’est pas le sol, ce sont tes jambes.

─ Ah…

Le monde se mit à tourner. Une poigne ferme me sauva d’une rencontre brutale avec le sous-bois. Je découvris alors notre sauveur. Une épaisse cape vert-bois rapiécée, gonflée par une impressionnante carrure. Une barbe noire sauvage masquait le bas du visage et une toque de fourrure couvrait le haut. De cette pilosité forestière ne ressortait qu’un bulbe qui se révéla un nez.

─ M… merci, bafouillai-je à l’égard du spécimen, qui en réponse poussa un grognement mauvais.

Deux globes jaunes apparurent de derrière l’épaule du géant, aussi large que la cuisse d’un bœuf. Mú me lorgnait de son coutumier mépris, que j’étais néanmoins heureux de retrouver.

─ Merci à toi aussi, maudit fureteur.

Le furet-léopard se dressa de tout son long sur l’épaule du mastodonte, offrant l’allure d’un roi sur son trône, un œil plein de suffisance posé sur ses sujets, contraints, eux, de se rompre les cervicales et de plisser les paupières pour espérer le contempler.

Ne prends pas la grosse tête non plus.

Nous dîmes adieu à notre sauveur sans avoir échangé aucun mot. Sauf si, dans sa langue, les grognements servaient de moyen de communiquer.

─ Quel étrange bonhomme, adressai-je à Nellis une fois qu’il fut avalé par le sous-bois.

─ Étrange, oui, soupira la sorcière avec une note inquiète. Ses pensées me sont totalement fermées. Un vrai bloc de pierre.

─ Hum, à croire que… Attends… Quoi ! Tu sondes les pensées !? m’étonnai-je en l’accusant de gros yeux.

─ Je ne l’ai jamais fait avec toi, je te rassure. Mon code moral me l’interdit. Je me contente d’explorer la surface histoire de repérer une éventuelle menace. Il est très rare que ce don me fasse défaut.

Constatant les doutes ravivés sur les traits de Jilam, la sorcière l’embrassa sans l’avertir, avant d’adresser ses pensées à l’intention de sa bouille écarlate :

─ Je te fais la promesse de ne jamais te mentir, Jilam. En échange, je te demanderai de ne rien me cacher. Je ne te parle pas de révéler tous nos secrets. Chacun doit garder son propre jardin. Aussi, il est normal de contenir la peine. Tout ce que je voudrais, c’est que tu viennes me parler avant que le poids ne devienne insupportable. Lorsque tu pressens que le moment est venu, n’hésite pas. Entendu ?

Le petit humain mima de reprendre une contenance malgré sa face de cerise.

─ Je le ferai, à la condition que tu me parles toi aussi. Si je suis ton époux, alors tu dois pouvoir compter sur moi.

─ Je le sais idiot, railla l’elfe en griffant la joue gonflée.

Je le sais parce que je suis aussi idiote que toi.

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