Le Rêveur et l’Ancien Chapitre 7

9 mins

XII

Le Hiérarque sursauta à la vue du fantôme qui se tenait à l’entrée de la chambre funéraire avant de reconnaître le maître de meute, les traits aussi blafards que ceux des défunts de la crypte.

─ Tous les chiens sont morts, annonça-t-il d’une voix éteinte, le regard plongé dans le néant.

─ Quoi !? Qu’est-ce que cela signifie ?

─ Ils ont été touchés par Folie et se sont entredévorés.

L’officier déglutit tout en portant sa main au pendentif de Deshkmer. Le choc encaissé, il songea un instant à vilipender le soldat négligeant mais se ravisa à la vue misérable du manant. Se raclant la gorge, il déclara à l’intention de tous les visages crispés :

─ Dépêchons d’ouvrir le sarcophage et fichons le camp !

Avant l’interruption d’Aksoum, le Hiérarque s’occupait à détailler le décor du tombeau. Dans ces souterrains, à l’abri de l’air et de l’humidité, les peintures paraissaient presqu’aussi rayonnantes que lors de l’exécution de l’œuvre. La peau brune des personnages, les tons rouge et orange de leurs vêtements, le bleu du ciel, tout cela semblait reprendre vie au contact de la lumière. Le bâtard coupe-gorge s’était étonné de la conservation du bois et des tissus. Sa nature avare se révélait au grand jour à la vue des trésors somptueux amassés dans la chambre funéraire, où la déesse-Temps semblait avoir suspendu son tissage.

L’officier s’attarda davantage sur la grande fresque habillant les murs. En dépit de son éducation, son noble sang ne lui conférait les talents ni d’un scribe ni d’un graveur ni d’un prêtre. Le symbolisme des hiéroglyphes complexes lui échappait, d’autant qu’il s’agissait là d’un répertoire ancien, plus rustre, dirait le militaire. Aussi se repérait-il aux scènes accompagnant le texte ésotérique, assez détaillés pour identifier le récit dépeint sur la roche. De toute évidence, le Mythe d’Ankhénoun, plus connu sous le nom de Premier Roi.

Fils du dieu-Soleil et de la déesse-Lune, Ankhénoun fonda le Pays de Nûn, il y a de cela trente mille ans selon les prêtres de Noun, et « seulement » dix mille du point de vue des scribes. Né de la première éclipse, à l’époque où les dieux marchaient parmi les humains et les bêtes, celui qu’on appelait alors l’Enfant Béni alla vivre au côté des mortels qui le fascinaient tant. Son amour pour eux devint si fort qu’il drapa son essence divine de chair et régna avec grandeur et sagesse sur ses sujets, édifiant des temples au nom de sa mère, de son père et de toutes les divinités maîtresses et mineures auxquelles le peuple de Nûn rendait grâce. Il épousa Euphratès, la déesse-Pluie, avec qui il eut un millier d’enfants, au sang humain mêlé d’essence divine. Les monarques de Nûn descendaient tous de cette progéniture, et afin de préserver l’essence divine s’écoulant dans leurs veines, depuis les millénaires, ne procréaient qu’entre descendants d’Ankhénoun et d’Euphratès.

Pendant que leur commandant retraçait le mythe fondateur du Pays de Noun, ses hommes s’activaient à retirer le ciment scellant la dalle de couverture de la tombe du roi. Les pioches attaquaient sans prévenance la roche, du granit noir veiné de quartz gris. La taille grossière jurait avec le talent des artisans actuels en dépit du matériau noble. Probable que les maçons s’étaient déchirés les muscles à travailler pareil bloc avec les outils rudimentaires de l’époque. Le Hiérarque songea que le tombeau ressemblait davantage à celui d’un petit noble de son espèce qu’à celui d’un monarque, surtout aussi légendaire qu’Ankhénoun.

Lui seul connaissait la raison de leur présence ici. Le vizir Nauelk lui avait bien fait comprendre de se garder d’en parler à quiconque. Mieux valait dès à présent profiter des esprits embués par la bataille, achever rapidement la mission et sortir enfin de ce cauchemar.

─ Fascinant ! le surprit la voix de Nerumet, étouffée par l’atmosphère mortifère du lieu.

─ J’ignorais que ton espèce s’intéressait à l’histoire.

─ Mon père était scribe, je te l’ai dit.

Le Hiérarque maudit l’air rare et vicié qui lui encrassait les poumons et le faisait cracher sans arrêt. À cela s’ajoutait la douleur difficilement soutenable de son bras en lambeaux et celle, plus supportable, de son flanc. Une violente quinte de toux manqua le renverser. Un subalterne le retint de justesse. De colère, il l’écarta, refusant de paraître faible devant tous ces rustres.

─ L’air d’ici est directement expulsé du Royaume des Morts, commenta le bâtard de sang-mêlé.

Le noble sang l’ignora pour revenir à la vie d’Ankhénoun. La scène qu’il détaillait, il l’identifia comme la rencontre entre le Premier Roi et la déesse-Pluie, appelée aussi la Dame du Puits. Le Royaume de Nûn souffrait alors d’une terrible sécheresse. Le Bâhram n’était plus qu’un simple ruisseau au fond d’un lit de squelettes et les cultures des champs de feuilles momifiées. La cause en était Euphratès. La déesse-Pluie, après avoir été rejetée par le dieu-Feu, s’enterra au fond d’un puits. Le roi vint la trouver et lui implora son aide. De cette rencontre naquirent les pluies et l’amour. La scène suivante illustrait le mariage divin. Le roi et la déesse, immergés dans les eaux du fleuve ressuscité, s’échangeant les larmes de Bâhram. Dans les champs verts gambadaient les fruits bénis de leur union.

Au regard pragmatique de l’homme de guerre, tout cela dépeignait une époque révolue, dont le reflet ne l’émouvait d’aucune façon. Les temps actuels étaient ceux des conflits, des disettes et des fléaux. Source de désespoir pour les faibles mais opportunité pour ceux qui, comme lui, savaient saisir leur chance.

L’esprit ambitieux avança dans le temps, bercé par les échos des pioches, attentif à rien d’autre. Il arpentait désormais le troisième mur et la fin de l’histoire d’Ankhénoun. Une fin tragique. Les frères du roi étaient jaloux de leur aîné, qui régnait sur les terres fertiles tandis qu’ils étaient cloisonnés à la lisière du désert. Lors de son dixième jubilé célébrant ses trois cents ans de règne, Ankhénoun se retrouva entouré par ses frères qui le percèrent jusqu’à ce que son corps soit entièrement vidé de son essence divine.

Fous de chagrin, Nûn et Nankhôr demandèrent l’aide de leurs parents qui, face à la détresse de leurs enfants, vouèrent une damnation éternelle aux fratricides. Shamriyar enflamma leurs entrailles et Goâl acidifia leurs larmes tandis que Makhêt se dérobait sous chacun de leur pas. La moindre lumière leur faisait ressentir la douleur d’un million de morsures de vipères. Aussi les maudits s’en allèrent-ils se terrer dans les plus profonds abîmes de leurs royaumes désertiques, où Folie dévora un à un leurs esprits.

La fresque et son récit s’achevaient ici.

Selon les textes anciens, retranscrits de légendes orales, la reine Euphratès inhuma le corps d’Ankhénoun face à l’océan, à l’écart des disputes qui depuis son trépas embrasaient le Royaume de Noun. Les mille princes et princesses revendiquaient la succession de leur père. Dans leur conflit, ils consumèrent son œuvre et son héritage. Leur mère, incapable d’assister au fratricide de son propre sang, s’exila. Avec elle s’en retira définitivement l’âge d’or du Pays de Noun. La partition du royaume s’acheva avec la montée au pouvoir du petit-fils d’Ankhénoun et Euphratès : Ankhéphratès, fondateur de la Première Dynastie des rois de Noun. Mais jamais plus le pays ne rayonna comme à l’époque du dieu-roi et de la déesse-reine.

Le Hiérarque sursauta lorsque le ciment scellant la dalle en granit se défit subitement. Les hommes suffocants reprirent leur souffle, la peau sale luisant sous l’aura des torches. La tombe ouverte révéla le coffre d’un sarcophage. Le bois d’ébène, sculpté à l’effigie du roi défunt et décoré de peinture d’or, luisait sous les caresses des flammes. Le gisant étreignait sous ses bras croisés le sceptre de berger et la clef de vie. Le regard de l’officier s’illumina.

À l’intérieur de la chambre funéraire, Aksoum était le seul à ignorer le contenu de la tombe. Ses yeux irrités et douloureux naviguaient nonchalamment sur les trésors du roi défunt. Une seule de ces armures suffirait à nourrir un village entier pour plusieurs vies, songeait-il. Les morts étaient plus choyés que les vivants. Du moins l’espérait-il. L’esprit endeuillé se pencha sur l’une des fresques, aux couleurs ternies par le chagrin. Tâchant d’occuper ses pensées vaseuses, il s’essaya à déchiffrer les glyphes anciens. Un ami scribe, compagnon de beuverie, lui avait appris une poignée de symboles. Ici, certaines formes faisaient émerger de vagues souvenirs.

Un craquement souleva l’ouverture du sarcophage. Dans une volée d’échardes, les profanateurs débarrassèrent avec brutalité le coffre de son couvercle. Les esprits, tiraillés par l’air mortifère portant l’odeur du sang, à l’écoute des murmures des habitants des cryptes, souffraient à maîtriser leur raison face à l’envie démente de fuir le cauchemar. Arborant un masque de calme feint, le Hiérarque se pencha sur la momie. Son regard brûlant plongea dans les lentilles de rubis du masque funéraire. De l’or massif, sans aucun doute. Il observa Nerumet, le visage illuminé au travers de la crasse. Pressé autant que ses hommes à l’idée d’en finir, le commandant souleva le corps embaumé avant de le retourner sur le flanc. Plusieurs hoquets accompagnèrent son geste. S’interrompant, il adressa son mépris aux yeux qui le jugeaient.

─ L’entrée du Royaume des Morts a déjà été violée. Il n’est plus aucun supplice que les dieux ne nous destinent pas, clama-t-il d’une voix de colère étouffant à peine sa nervosité.

Glissant sa main au fond du coffre, sous le lit de la momie, il se redressa en brandissant un écrin.

─ Mais voici la clef de notre rédemption !

Les orbites noircis s’écarquillèrent, incrédules à la vue de l’objet. Le Hiérarque n’ajouta rien et s’empressa de ranger l’écrin contre son cœur battant, oppressé par des dents froides, puis défia le regard avide de Nerumet.

─ Toi et tes rats, ne vous avisez pas de toucher à une babiole du trésor ou la dette de vie ne vous sauvera pas de la mort.

─ Même les marchands ont une étique, s’offusqua l’accusé en quittant le tombeau, son équipage dans son sillage.

L’officier les suivit d’un regard qui n’était plus dupe avant d’ordonner aux hommes de replacer le couvercle endommagé du sarcophage ainsi que la dalle par-dessus la tombe. Aussitôt fait, les pas pressés des soldats de Nûn se retirèrent à leur tour de la chambre funéraire. Le Hiérarque lorgna du côté du maître de meute orphelin.

─ Qu’attends-tu ? gronda-t-il.

Sans s’émouvoir, Aksoum se décolla du mur pour se diriger vers la sortie d’une démarche d’ivrogne.

XIII

Le sable collait à ses pieds, asséchait ses larmes. Le regard vide penché sur la tombe fraîchement creusée, ses doigts se dépliaient et se repliaient dans l’espoir vain qu’une touffe de poils vienne s’y glisser. Fouillant dans sa sacoche, il découvrit le jouet de bois sculpté en forme de chien. Il ne put retenir un sanglot en le serrant.

À l’approche du crépuscule, Aksoum descendit la colline escorté des autres fossoyeurs. Les ombres avalaient petit à petit la nécropole de Byrsa tandis que les esprits las de Noun se retiraient vers la ville, ses murs peints de sang éclatants à la lueur du soleil couchant.

La compagnie avait élu domicile dans le Bastion Rouge, l’ancienne citadelle de Byrsa avant la construction de l’Acropole, bâtie à la naissance de la cité cinq cents ans plus tôt, alors qu’elle n’était qu’un humble comptoir de commerce. Le fort consistait en une imposante tour circulaire, érection de sable couronnant un promontoire rocheux nichée dans le coin sud-est des remparts. Un étroit chemin serpentin permettait d’accéder au Bastion. Un ouvrage plutôt modeste, songea Aksûm. De quoi accueillir une garnison de deux cents âmes, pas plus.

À leur arrivée, les fossoyeurs tombèrent sur un spectacle alléchant. Leurs compagnons avaient vidé les celliers du fort, ce dont les occupants n’avaient pas pris la peine avant leur fuite. Des fruits secs, du pain et même de la viande. Un véritable festin !

Dans leur fouille des lieux, les soldats de Noun avaient également déniché l’armurerie, généreusement fournie. La peur étreignait le cœur d’Aksûm, étouffant le deuil et le chagrin. Le Hiérarque, lui aussi, était inquiet. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser les occupants à abandonner la sécurité du Bastion en laissant derrière eux armes et provisions ? À croire que la nuit les avaient tous changés en fantôme.

La découverte des archives du fort permit de dénicher le journal de son commandant. Les dernières notes dataient de trois jours avant la découverte de la cité abandonnée par les caravaniers. Le scribe mentionnait l’apparition d’un soleil violet au milieu d’un ciel écarlate, la veille des hêkathi, la plus grande fête religieuse de Byrsa célébrant sa déesse mère et durant trois jours entiers. Les prêtres de Naâm-hêkat, après la consultation des augures, avaient prédis l’arrivée de jours funestes. Ce que n’importe qui doté d’yeux aurait pu deviner, songea le Hiérarque tout en décryptant la langue byrsane qu’il lisait difficilement et parlait encore plus mal. Il se refusait néanmoins à demander l’assistance de Nerumet. Selon les notes du scribe, les différents clergés avaient dirigé sacrifices et offrandes afin d’appeler à la protection des mille divinités veillant sur la cité ainsi qu’avec l’espoir d’apaiser le courroux céleste. Une grande veillée s’était tenue sur l’Acropole, devant le grand temple de Naâm-hêkat. De grands feux avaient brûlé du crépuscule à l’aube, entretenus par les prières des prêtres et les chants des milliers de fidèles rassemblés.

Les notes s’arrêtaient là. La suite était cependant aisée à deviner. Constatant l’échec de la voie pieuse, les Byrsans, dévorés par leur couardise, avaient préféré fuir plutôt qu’affronter le jugement divin. Voilà ce qu’il en coutait à ceux qui plaçaient leur confiance dans les mauvais gardiens, pensa le fier enfant de Noun.

Les nomades du désert, plus superstitieux encore que le peuple de Nûn, avaient refusé d’entrer dans l’enceinte des murs. Le Hiérarque avait eu beau leur hurler dessus, les regards sous les voiles noirs ne s’étaient pas départis de leur froideur. Ces vagabonds barbares ne lui inspiraient aucune confiance, connus qu’ils étaient pour leur duplicité. Au fil des ans, combien de voyageurs se perdaient-ils dans le désert sans plus jamais réapparaître ? Les vents déterraient parfois des os, lavés par le sable. Les tribus nomades ne valaient pas mieux que les coupe-gorges desquels ils défendaient les routes caravanières. L’unique moyen de s’assurer leur loyauté se trouvait dans le sang versé. Le Hiérarque avait dû se soumettre à cette pratique de sauvages lorsqu’il avait accepté cette mission. Avec le vizir Nauelk comme témoin, il s’était entaillé la paume et avait juré tandis que son sang s’écoulait jusqu’à la nausée. Face à lui, le chef nomade avait fait de même, ses yeux froids perçant ceux vaseux de l’officier de Nûn.

En dépit du succès de sa mission, le commandant était la proie du démon doute, au point de regretter presque d’avoir accepté. Il se rassurait en se répétant que le choix n’avait pas été sien. Refuser l’offre de Nauelk lui aurait valu sans conteste la disgrâce. Aussi, une solide promotion lui était assurée à son retour.

L’écrin découvert sous la momie du Premier Roi, il le gardait précieusement contre son cœur. Malgré la tentation, il n’avait osé regarder à l’intérieur. Son instinct superstitieux lui dictait de n’en rien faire, au risque de se faire voler son âme. Lui, noble de rang inférieur, rêvant de gloire immortelle, s’était lancé dans cette aventure au prix d’une éternité de tourments. Peu lui importait alors un séjour dans la Crypte d’Oum tant que son nom restait gravé sur les stèles de Mémoire.

Il n’était plus sûr de rien désormais. Sa muraille de certitude avait été percée. La souffrance qui auparavant ne le faisait pas reculer lui procurait maintenant des frissons. Une entité maligne avait-elle élu séjour dans son enveloppe durant la visite des cryptes ? Il se le demandait.

Le Hiérarque tremblait au sommet de la tour de guet, à l’abri des regards, tandis qu’il contemplait les derniers rayons du crépuscule avant le règne de Nuit. Les mains de Nankhôr embrasaient les murs écarlates de Byrsa. Une barrière de flammes. L’enclos des Enfers. Le cœur du noble se serra. Son esprit, lui, était peuplé d’images de démons, formes putréfiées infestant les eaux noires du fleuve Héris, dont le courant charriait les âmes égarées.

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