XIX
Aksoum marchait sans s’arrêter, sans suivre la moindre direction. Il se traînait plutôt, ballottait dans une séquence de titubances et de chutes. Desséché et affamé, il avait perdu tous ses repères. Son esprit louvoyait d’une hallucination à une autre dans un ballet grotesque, jusqu’à s’évanouir d’épuisement. Sur toute la surface de son corps, la peau était rouge, parcourue de veines et de furoncles, fissurée comme un champ déshydraté. Le déserteur avait perdu le compte des jours, ignorant si cela faisait un cycle ou cent depuis qu’il s’était élancé dans le sillage de la robe rouge, en abandonnant ses camarades derrière les remparts de sang.
Les cieux, auparavant peints des tons de Folie, avaient revêtu un manteau de nuit par-dessus une robe bleutée. De terribles éclairs zébraient et déchiraient la parure nue d’étoiles, lesquelles avaient suivi la désertion des astres.
La mer de pensées de son esprit égaré était par trop déchaînée pour laisser la peur émerger. Chaque éclair dessinait un visage et le tonnerre formait un appel. Aksoum était certain d’une chose, il marchait vers Élimé. Si c’était réellement la fin de ce monde, alors il la passerait dans ses bras. Le malheureux hurlait, geignait de tout son saoul, crachait son obsession dans un torrent dément, pleurait des larmes de sable en cascade. Ses doigts et ses pieds étaient dévorées par les dunes. La douleur avait consumé ses sens.
Son âme errait dans son corps à l’agonie, rebondissait telle une balle dans cette prison de chair pourrissante. Elle souhaitait sortir, s’envoler au loin, rejoindre Élimé, puis l’emmener sur les eaux du Bâhram qui les guiderait tous deux jusqu’au Portail d’Ûrûma, où ils feraient face ensemble au Tribunal des Âmes. Les Divinités Juges rendraient leur verdict, lequel importait peu tant qu’ils demeuraient liés par les fils du destin.
Pour la millième fois, Aksûm s’effondra. Son corps désarticulé roula dans le sable jusqu’au bas de la dune. Il atterrit dans un buisson aussi desséché que lui. Les épines se brisèrent au contact de sa peau craquelée. Il ne sentait rien. Au lieu de se relever, il se laissa avaler par un tourbillon de sanglots. Ses dents mordirent si profondément son avant-bras qu’il entendit les plaintes de ses os.
Les bras du sommeil l’enlacèrent.
Un vacarme l’en délogea. La dune se désagrégeait au-dessus de lui. Il eut assez de force pour éviter d’être enterré vivant. Il tomba à genoux, les yeux en feu dressés sur l’énorme silhouette qui voilait le paysage à l’endroit où s’étendait auparavant le désert. L’Ancien observait l’humain de ses deux brasiers. Ils se tenaient là, tous les deux, immobiles au cœur du domaine de la Mort.
Un éclair embrasa le manteau de Nuit. Le grondement suivit aussitôt, formant des mots.
─ Feu dont le brasier nourrit les cœurs. Ciel aux larmes vaporeuses abreuvant les corps. Terre qui porte en son sein la vie. Âmes égarées en quête de réponses à des questions qui n’existent pas. Et toi, le Rêveur, qui vagabonde, les pieds pataugeant dans la Rivière. Tu t’es bien égaré cette fois-ci.
Lorsque l’Ancien parlait, c’était le désert qui s’adressait à un Aksoum se débattant dans son propre marécage.
─ Qui… qui êtes-vous ?
─ Tu sais cela. En revanche, tu as oublié qui tu étais.
─ Je… je ne comprends pas.
─ Si, tu comprends. C’est là ton privilège et ta malédiction.
Emporté par les vagues, Aksûm s’accrocha à un morceau de bois flotté : le visage d’Élimé.
─ Tu t’accroches à des chimères.
─ De quoi parles-tu ?
L’Ancien se pencha pour mieux détailler la frêle créature, la chair grillée sous le lin en lambeaux et les pupilles laiteuses. Ses prunelles de lave consumaient le mensonge et l’oubli, arrachant au voile pensées enfouies et souvenirs perdus.
─ Celle que tu aimes et qui nourrit le feu de ton âme, elle ne vit que dans tes rêves.
L’enfant de Noun se noyait dans l’incompréhension.
─ Tu as choisi d’oublier. Tu as pris la vérité et tu l’as enterrée, si profondément que le sillon s’est presque effacé. L’herbe que ton inconscient a fait pousser par-dessus en dissimule la trace. Seul un œil béni par la Fileuse peut discerner la cicatrice.
─ Menteur ! s’emporta l’instinct primaire de l’animal pris au piège.
─ De nous deux, tu es le menteur. Tu te mens à toi-même.
─ Menteur ! Menteur ! Menteur ! Menteur ! Menteur ! Menteur ! Menteur !
La frénésie jurait de ne pas s’arrêter jusqu’à ce que le Ciel et la Terre soient avalés par le Chaos. Les doigts aux ongles arrachés griffaient la chapelure couvrant le crâne, y creusant des ruisseaux vermillon.
L’Ancien tendit un doigt d’obsidienne avec lequel il toucha le front du prisonnier de Folie. Les lamentations cessèrent. Les marées opposées pointèrent toutes dans une même direction, celle d’un passé qui ne devait jamais ressurgir.
XX
Le garçon avait perdu de vue son amie dans les plants de papyrus. Ses jambes étaient tapissées de vases jusqu’aux genoux. Il l’appelait, mais la cacophonie des grillons et des grues étouffait sa voix fluette. Il finit par dégotter un indice : ses vêtements abandonnés sur la rive argileuse. L’enfant repéra la silhouette ondulant parmi la forêt de roseaux. Élimé l’appelait à son tour, l’encourageant à la rejoindre. Aksoum se débarrassa de sa tunique et de son pagne et plongea dans les eaux limoneuses aux reflets émeraude du Bâhram. Les deux enfants faisaient le jeu du crocodile. Aksoum la dévora trois fois, Élimé l’engloutit à dix reprises.
─ Tu es vraiment nul à ce jeu ! se moqua la fillette.
─ Allons faire une partie d’osselets, voir qui est le plus nul !
Le brouillard avala les roseaux et le fleuve.
Les deux enfants étaient assis sur un muret. À perte de vue des champs de blé mûr, nimbés de la lumières du couchant. Aksûm tendit à Élimé une amulette qu’il avait taillé lui-même, jour après jour, dans un morceau d’écorce de palétuvier, avant de l’attacher à un collier de cuir. La jeune fille le laissa enfiler le pendentif autour de son cou. Elle révéla à son tour son présent : un autre collier. L’amulette était elle aussi taillée dans du palétuvier mais le symbole différait. Élimé attacha son œuvre à la nuque du garçon. Ces fanfreluches portaient en elles une unique promesse, celle d’une vie commune et d’un amour immortel.
Le crépuscule embrasa la tapisserie.
Aksoum se tenait seul sur le même muret, les yeux desséchés collés à un autre couchant. Il avait tant pleuré que le chagrin lui-même avait été expulsé. Son corps ne formait plus qu’une coquille vide, à l’exception de son âme déchirée. Ce vide, il choisit de le remplir avec un mensonge. Son esprit s’accrocha aux mèches de Nonos et se mit à désassembler les fils de la Tapisserie du Temps. La déesse-Mémoire, à force de s’acharner, parvint à décrocher le parasite de la chevelure de sa sœur.
Le rêveur s’éveilla. Élimé gisait, pâle et suffocante, sur un lit de roseaux tressés. Aksoum se pencha pour lui chuchoter des mots à l’oreille. La jeune fille se releva, la fièvre disparue. Les deux enfants sortirent et se mirent à courir jusqu’aux berges du fleuve. Au flambeau rougeoyant du Soleil témoin, ils se montrèrent leurs pendentifs, et sans dire mot, réitérèrent leur serment.
Plus tard, en grandissant, des vœux s’ajoutèrent aux précédents. Les amis d’enfance étaient des époux, des amants, des âmes jumelles, aux destins à jamais entremêlés. À Yméra, Sûmer ou Ûrûma, ils devaient toujours se retrouver. Ni la vie, ni les songes, ni la mort ne représentaient pour eux une barrière.
XXI
Une vague emporta les images tracées dans le sable.
─ Te souviens-tu à présent ? questionna l’Ancien.
Aksoum avait peur. Non. Il était terrifié. Son corps dévoré par le Soleil et le désert tombait en miettes telle une vieille brioche. Ses pensées ne formaient plus qu’un miasme où illusion et réel se confondaient. L’individu lui-même n’était plus certain d’exister.
─ Menteur…
La rage s’était évanouie au profit d’un soupir étouffé par l’orage.
─ Le voile s’est levé. Tu contemples à présent le mensonge sous la fausse vérité. Un destin perdu que tu as dérobé à la Tisseuse en le convertissant en souvenir. Tu t’es paré de ce souvenir comme un prince d’une cape. Tu y as ajouté d’autres souvenirs pareils à des parures afin de rendre la duperie plus crédible. Mais tu ne mentais qu’à toi-même. Ceux qui te connaissaient savaient. Ils ne disaient rien, soit par peur, soit par compassion.
L’esprit égaré songea à son ami Maresh, à ses parents morts, à Maya sa sœur. Le miasme de pensées commençait à se déliter pour constituer des prémices d’idées.
─ Je… Je suis seul. J’ai toujours été seul.
─ Oui. Un homme solitaire vivant dans sa maison et s’occupant de son champ, jusqu’à ce que la faim l’appelle à la guerre. Famine et violence. Un cycle vicieux, au même titre que le mensonge.
─ Élimé, elle…
─ Elle n’est plus. Elle n’a jamais été.
Un râle pitoyable chassa l’orage. Le vent du désert s’enfuit en courant tandis que serpents et scorpions tremblaient dans leurs trous.
─ La sensation que notre vie ne sera plus jamais pareille, que nous ne ressentirons jamais plus la joie et le rire, le bonheur simplement. L’impression d’avoir déjà un pied dans la tombe. Et comme la mort, le temps accomplit son office. Nos larmes cessent de couler faute d’en avoir encore à verser. Nous finissons par nous relever à cause des crampes. La douleur devient une part de nous. Nous nous habituons à sa présence. Son poids devient plus léger. Parfois nous l’oublions. D’autres fois, elle se rappelle à nous de toute sa force. Cœur brisé ou endeuillé, tous deux appellent en vain l’aimée disparue, rêvant d’un jour la retrouver.
Aksoum gisait telle une poupée délaissée, agenouillé aux pieds de l’Ancien. Sa main serrait inconsciemment le chien de bois, unique possession qu’il avait emportée dans sa fuite.
Au loin, le Dragon-Serpent dévoreur des mondes approchait, dissimulé sous la tempête. Son souffle ardent dispersait les dunes. Les nuées brunes avaient englouti l’horizon et l’incendie du ciel.
─ La Rêveuse te punie en prolongeant ton cauchemar, gronda le géant bâtisseur par-dessus l’agonie. Il est temps à présent que tu te réveilles. La Tisseuse et la Fileuse sont intervenues auprès de leur sœur et l’ont convaincu de te libérer. À présent que tu te souviens, elles t’ont accordé leur pardon. Le moment est venu pour toi de reforger le puzzle brisé de ta mémoire.
─ Qu’est-ce que c’est ? interrogea le cœur brisé sans prendre en compte les paroles de la créature, désignant d’un doigt ensanglanté le paysage démembré.
─ L’œuvre des Ombres et de leur marionnette. Le vizir Austis a fait un pacte avec la trinité vengeresse. Il possède le Sceau de Makhêt et commande aux Enfants de la Terre. Attiré par le miel des cendres, le Chaos prédateur vient pour engloutir le Pays de Noun. Mais ne t’en fais pas. Mes frères sauront le repousser. Quant au rêve d’Austis, il n’est pas plus éternel que le tien. Son empire s’effondrera aussitôt que son sang tapissera les dalles de son palais. Cela ne tardera plus. Son règne, qu’il veut égal à celui des dieux, n’est qu’un grain de sable dans l’infini désert.
─ Que cherchent les Ombres ?
─ Une scène pour jouer. Elles sont des actrices se plaisant à revêtir masques et costumes pour duper les spectateurs et les projeter dans leur labyrinthe. Elles se nourrissent des peurs, des colères et des amours perdus, des chagrins, des folies et des rancœurs. Le monde est pour eux un théâtre. Tant que vivront les sentiments elles ne disparaîtront jamais. Le brave peut leur tenir tête mais l’idée de les vaincre n’est que fantaisie.
─ Pourquoi n’es-tu pas au service d’Austis comme tes congénères ?
─ Le Sceau de Makhêt m’a éveillé mais son autorité n’a plus d’influence sur moi. Autrefois, la Fileuse m’a soustrait à ma mère afin de mener des expériences sur mon esprit. Sans le désirer, elle m’a doté d’une âme, ainsi que du pouvoir de lire les pensées, y compris les plus enfouies. Je sais également tout ce qui fut et discerne ce qui pourrait être.
─ Tu vois l’avenir ?!
─ L’entrevois seulement. Les nœuds du destin n’ont pas été tissés. Seule une poignée verra le jour. Aussi, rien de ce que je te dirais ne t’aiderais. Connaître son futur ne sert à rien pour l’appréhender, car on ne connaît pas le chemin qui nous y a menés.
─ Dis-moi, quel est mon futur, ô Sage ?
─ Celui de rêver, de t’éveiller, puis de rêver encore. C’est là tout ce que je te donnerai. À présent, il est temps que tu te réveilles.
Aksoum ignora le conseil pour contempler la nuée rugissante qui se rapprochait irrémédiablement.
─ Et si je ne veux plus rêver ? Si je préfère le néant silencieux ?
Le filet de sa voix était aspiré par l’ouragan. Néanmoins, l’Ancien entendait ses pensées.
─ Tout ce qui t’attend, si tu choisis de rester, c’est la continuité du cauchemar.
L’homme plongea dans les puits de lave creusant l’énorme tête difforme.
─ Vais-je l’oublier ? Élimé ?
─ Pas nécessairement. Les rêves sont aussi fugaces que le crépuscule. À peine les entrevoit-on qu’ils se sont déjà enfuis. Il en est de même pour l’avenir et l’amour. Il arrive cependant que des bribes refassent surface au contact de certains souvenirs.
─ Je ne veux pas de fragments épars. Je la veux entière.
─ Elle ne l’est déjà plus, malheureux. Tes souvenirs sont déjà morcelés, corrompus. Tu ne vois que ce que ton esprit souhaite voir. Tu continues de te mentir.
Aksoum n’avait plus rien. Il n’était plus rien. Et le pire, c’était qu’il en avait conscience. Dieux ! qu’il regrettait son aveuglement.
─ Je veux oublier, et en même temps me rappeler. Que dois-je faire ?
─ Tu es maître de ta destinée. Peu d’êtres peuvent s’en targuer. Tu es le Rêveur, depuis hier jusqu’à demain, ici et ailleurs. Esprit captif de ta liberté. Il n’est rien que tu puisses accomplir d’autre que d’être libre et de voler.
─ Et comment font les oiseaux qui ont le vertige ? railla Aksoum avec un sarcasme teinté d’une pointe de mélancolie, alors que les dents du désert commençaient à le grignoter.
─ Tu as parfaitement compris mon propos. Tu ne peux rien me cacher.
─ C’est sans doute pour cela qu’en cet instant je te hais plus que tout, plus que moi-même.
L’Ancien contempla les derniers soupçons de la robe céleste avant que les nuages orageux ne la dérobent. Le tonnerre gronda, une dernière fois.
─ Cesse de courir. Réveille-toi !
FIN
Un grand merci aux lecteurs qui ont pris le temps d’apprécier ce récit 🙂