Le conte de la Sorcière des Bois / Chapitre 15 (partie 3) – Champignons grognons

7 mins

Je découvris que je n’avais pas sommeil malgré la journée plus qu’harassante – je dirais même « hériphante » –, la première de ma seizième année en ce monde de lumière et de nuit. Nellis non plus ne semblait pas sensible aux murmures du fameux esprit vorace. J’avais pour ma part trop de questions en tête pour espérer faire le ménage avant l’aube. Et puis, j’avais aussi d’autres idées. Je lus les mêmes dans le regard de braise de Nellis. Je me fichais de déranger le tas de muscles grognons, je n’avais cure d’être éjecté de l’arbre à grands coups de pieds aux fesses, peu m’importait d’être épié par les mangeurs de temps qui cassaient la croûte là-haut.

─ Dis-donc, frôler la mort te donne des ailes ! plaisanta mon amante au terme du premier round.

─ Je suis encore dans les nuages… mais je ne vais pas tarder à te faire voir la lune, ahanai-je en reprenant mon souffle.

─ Et pourquoi pas les étoiles tant que tu y es ! Ma parole, tes métaphores laissent à désirer quand ton cerveau est descendu !

Elle parlait sans trace d’effort dans la voix. L’épuiser était peine perdue, je le savais depuis le temps, mais c’était moi que je voulais épuiser, et surtout le dieu des tempêtes qui avait élu domicile dans ma tête.

La déesse de l’aube chassa l’esprit du sommeil, finalement venu au prix de « longs efforts » à l’appeler. Les divins bras blancs aux manches dorées soulagèrent mes membres engourdis. Nous déjeunâmes du reste des échalotes sauvages – que je ne manquai pas d’inspecter avant de croquer sous la suspicion étonnée de Nellis. Le Chasseur s’était levé du mauvais poil, le signe étant ses grognements répétés en litanie, comme s’il priait quelque dieu de le débarrasser de notre encombrante présence. J’avais l’impression d’être un esprit farceur qui rend fou ceux qu’ils croisent.

Le sanglier arriva pour interrompre nos chuchotis complices.

─ Les oiseaux ont fini leurs roucoulades ? On peut y aller ?

─ Il semble que nos « roucoulades » aient effrayé votre esprit du sommeil, le taquina la sorcière de bon poil.

La barbe remua sous la capuche et un borborygme acerbe en émergea accompagné d’une exhalaison d’ail mijotée. Le Chasseur s’éloigna en semant dans son sillage des graines de jurons enrobées de crachat. L’elfe fondit dans un ricanement malicieux tandis que je ne pus m’empêcher de tirer un rictus. Je souris véritablement en remarquant que le colosse arborait une stature moins voutée et une démarche plus souple. Je compris que Nellis ne se moquait pas, mais plutôt se réjouissait de voir l’efficacité de sa potion à la fleur de limassol.

Mon poil à moi était plus soyeux qu’une fesse d’araignée ; si on omettait bien sûr la tiare de nœuds, épinglés de brindilles et décorée de glands, que je coiffais et que les griffes noires s’amusaient à emberlificoter davantage.

Nous reprîmes notre route en tournant le dos à la déesse de l’aube dont la robe emmaillotait la vieille écorce. Je dis adieu au vieux chêne et à ses petits camarades, invisibles sous la couronne feuillue, les pensées dirigées vers un autre ancêtre, quoi qu’un peu plus jeune de cent ou deux cents ans, qui nous attendait en se dorant l’écorce au soleil dans sa clairière ; et puis le furet fureteur que j’imaginais trépignant dans un fourré.

La journée se déroula sans encombre. Peut être que nos offrandes avaient eu leur effet. Nous croisâmes deux autres autels où nous laissâmes de menues breloques aux esprits chafouins, et aucune hériphante avec son bébé ne vint nous saluer. La discussion avec le Chasseur était enfin vivante. Il répondait de bonne grâce aux questions et même, parfois, lançait de lui-même la conversation, voir nous interrogeait. Enfin, pas moi. Il n’était pas du tout intéressé par la vie à l’extérieur de son bois chéri, mais Nellis, elle, avait droit à un torrent – non, n’exagérons pas –, plutôt un ruisseau énergique de questions. Les deux finirent par s’entendre comme larrons en foire ; les meilleurs amis du monde alors qu’ils s’étaient tout juste croisés avant la veille. Les connaisseurs du bois partageaient leurs connaissances sur ce dernier, sa faune, sa flore, se battaient autour de leurs croyances respectives, comme de vrais amis quoi. Je me sentais mis à l’écart, et pout la première fois, je saisissais ce que devait ressentir Mú quand il nous voyait tous les deux. Mais j’étais heureux, épanoui de la voir épanouie. Elle… Elle me semblait plus humaine sous ces rayons.

Le règne du soleil se déroula à la vitesse d’un souffle de papillon. La déesse de l’aube avait laissé la place au seigneur du midi, qui à son tour s’était éclipsé au profit de la dame du couchant – enfin, si on écoutait le Chasseur – lorsqu’arrivèrent enfin, et à regret, les adieux. Notre joyeuse compagnie avait tracé le contour de la montagne et se retrouvait aux abords de la clairière du chêne. Les manches safranées de l’astre de feu se peignaient de paprika en donnant l’illusion que le sous-bois tout entier, arbres, plantes et buissons, saignait.

─ La reine-nuit va reprendre ses droits sur le bois. Son manteau trace la séparation des chemins, parla en mimant un prophète le compagnon de cette brève aventure, qui ponctua sa prophétie par un grognement bien senti.

Brève, oui, l’aventure fut, mais jamais elle ne désertera ma mémoire. Toujours, j’entretiendrai chaleureusement le foyer de son souvenir, le souvenir du meilleur anniversaire qu’un homme pouvait rêver. Non, le souvenir de la plus belle journée de ma vie. Je ne pouvais concevoir qu’à l’avenir, il en surgisse une qui la surpasse.

Je jetai un œil sur Nellis, qui souriait de toutes ses dents menues, les traits emprunts à la fois de chagrin et de joie. Le silence retomba, pesant. Personne ne souhaitait faire le premier pas. Le colosse abaissa alors sa capuche, révélant son crâne tanné à l’aspect de caillou et ses yeux perdus dans une masse de poils, laquelle rejoignait sa barbe dantesque. Je l’imaginais en train de sourire lui aussi, même s’il était difficile de capter le moindre trait sous cette jungle noire.

Ni humain, ni elfe, ni démon, songeai-je en le détaillant sans plus de peur ou de gêne.

Il ne semblait venir d’aucun monde. Aussi pouvait-il bien être un esprit. L’explication paraissait plausible, d’autant que Nellis ne savait toucher le fil de ses pensées, dissimulées aussi à l’œil faute de repères

Il peut même être un dieu, si ça se trouve !

Au final, qu’importait. L’individu paraissait un peu troll, un zest de géant sur un soupçon de farfadet, des sabots aussi gros que ceux d’un centaure et le pelage d’un lycanthrope. Il était tout à la fois et rien de cela. Au fond de moi, j’en étais convaincu, je faisais face au roi de ces bois. S’il n’était rien sans eux, ils dépériraient sans nul doute s’il venait à disparaître.

Deux existences qui chacune dépend de l’autre.

Au bout d’un moment, Nellis s’approcha. Sa main osseuse étreignit le tronc du poignet ganté tandis qu’elle offrait l’aspect d’une brindille au pied d’un chêne centenaire.

─ Comme vous l’avez dit plus tôt, prononça-t-elle de sa voix délicate, par trop précieuse, les apparences sont plus que souvent trompeuses.

─ Vous avez une sacrée mémoire pour vous souvenir de ça, gronda le tonnerre las.

─ C’est qu’il y a pas mal de place à remplir, plaisanta Nellis sans vraiment rire.

Sur ces mots, elle déposa un baiser sur le buisson noir. Je surpris un léger frisson à la surface de la barbe. Le colosse s’empressa de remettre sa capuche et de se retirer – de sa démarche voûtée mais un peu moins. Il se contenta d’un « Adieu ! » ponctué d’un énième grognement de sanglier.

─ Adieu jusqu’à la prochaine aube ! le salua la sorcière émue.

Mon propre « adieu », murmuré, fut aussitôt avalé par le vent alors que ma fierté puérile réfrénait les larmes montantes.

Le soir venu, à la tanière, en compagnie de Mú et sous la robe paternelle du grand chêne, nous nous régalâmes d’un méli-mélo de champignons fricassés en pensant à celui avec qui nous les avions cueillis, autour d’une discussion passionnée de commentaires sur cette fabuleuse journée.

Le délicieux repas achevé et les écuelles récurées, en l’absence du furet parti fureter, nous nous plongeâmes dans la mer de coussins pour nous abandonner aussitôt à la merci de l’esprit du sommeil.

Le lendemain, sous l’œil indiscret de la déesse de l’aube, nous grimpâmes jusqu’aux sources chaudes histoire de nous récurer après la vaisselle. La toilette faîte, et le reste aussi, Nellis s’arma de ciseaux pour me couper la tiare de nœuds.

─ À la tonte ! ordonna-t-elle avec fierté et fermeté.

Je me pliai à sa volonté à demi-consentant. L’expérience fut douloureuse mais la récompense à la hauteur des souffrances. Enveloppés d’un manteau de vapeur, le sang bouillonnant sous la peau, nous laissâmes s’écouler la journée au rythme d’un long ennui bienheureux et bienvenu.

Nellis s’éclipsa un instant pour revenir avec un présent emballé.

─ Bon anniversaire, dit-elle de son ton précieux en me tendant le tissu noué d’une cordelette. À l’origine, je devais te le donner le soir de notre escapade au lac, et puis hier, en rentrant, ça m’est complètement sorti de la tête.

─ Tu as la tête vide, c’est pour ça, la taquinai-je sans lui en vouloir pour un sou et tout en m’échinant à défaire la cordelette nouée « façon Nellis ».

Un coup de coude manqua d’envoyer emballage et cadeau dans l’eau.

C’était un collier, une splendide pierre de nacre, taillée en forme d’ovale et ciselée d’une étoile.

─ Regarde derrière, m’indiqua l’elfe.

Je lus : « JILAM ».

─ Merci, fut tout ce qui me vint alors que j’étais en proie à un nouvel assaut de larmes.

─ En fait, j’ai réussi à dénicher le sens de ton nom, avoua-t-elle en me serrant fort de ses longues brindilles, puis en calant son menton effilé contre mon omoplate avant de me susurrer : C’est celui d’une étoile.

Je l’observai à travers un rideau d’eau et de vapeur, incapable de contenir le flot d’émotions qui me submergeait à présent. J’ignorais si j’étais heureux, triste ou en colère. M’était avis qu’il y avait là un mélange des trois pour me mettre dans un état pareil.

─ Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta le visage flou de mon épouse.

─ Rien… Je… Quelle étoile ?

Je distinguai, en dépit des parasites qui grignotaient ma vision, son sourire, si simple, si beau. Le sourire d’une jeune femme.

─ Une étoile bien particulière, dit-elle en accentuant son étreinte. Elle se cache en général et n’apparaît qu’en de rares occasions, jamais de façon régulière.

Mes prunelles gonflées fixaient la pierre de nacre et mon prénom sculpté. Un goût de bile me monta à la gorge et gonfla ma langue.

─ Crois-tu que mes parents le savaient ? Qu’ils m’ont baptisé en le sachant ?

Nellis resta muette le temps de réfléchir à une réponse, puis choisit la froide vérité plutôt qu’un doux mensonge :

─ Je l’ignore, Jilam. Qui sait ce qui traverse la tête des parents ?

Elle marqua une pause avant de reprendre à l’intention de mes sanglots :

─ Pardon. Je ne pensais pas que tu te mettrais dans des états pareils. Je suis désolée.

Et sa voix sonnait plus que peinée.

─ Tu n’y es pour rien, la rassurai-je en luttant pour me contenir. C’est un merveilleux cadeau.

─ Je suis ravie qu’elle te plaise ! s’égaya mon épouse dans un sourire radieux qui sécha aussitôt mes larmes. D’ailleurs, tu avais raison.

─ Comment ça ? reniflai-je.

─ Jilam, ça signifie « noyer » en vieux langage. Tu avais donc raison quand tu disais que ton nom avait un rapport avec les noix.

L’anecdote me ramena à une époque qui me paraissait aussi lointaine qu’elle était proche en réalité. Le doute m’étreignait alors. Et chaque jour, depuis, il s’effaçait au profit de l’affection, une affection qui prenait de plus en plus les traits de l’amour. Le vrai, celui qui ne ment pas.

Nellis me lâcha et se mit à batifoler dans l’eau dans un déluge de folie heureuse.

─ Qu’est-ce qui te prend d’un coup ? demandai-je en me protégeant les yeux, pas vraiment inquiet.

─ Je suis si contente ! cria-t-elle en m’aspergeant.

─ Pourquoi ça ?

─ Parce que je vois enfin une fissure dans cette maudite coque de noix.

Il ne me reste plus qu’à l’agrandir, pensa pour elle la sorcière des bois.

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