Le Conte de la Sorcière des Bois 2. Cent rats, deux rapaces et un trophée

13 mins

─ Mùùùùùùùù !!! J’suis sûr que c’est encore toi qui a becqueté mon offrande ! Ventre à pattes !

─ Arrête, Jilam, souffla la sorcière. Je te répète que ce ne sont pas des esprits.

─ Esprits ou pas, nous voilà faits comme des rats !

Le bandeau sur les yeux, les griffes serrant ses bras pour le guider rendaient le jeune homme « passablement » nerveux.

─ C’est bientôt fini les deux paons ?! s’énerva leur mystérieuse ravisseuse. À ce rythme, c’est tous les esprits du coin que vous allez rameuter. Fermez votre bec, rentrez la queue et faites marcher vos pattes.

─ Où vous nous emmenez ? demanda pour la centième fois Jilam.

─ Un mot de plus et c’est le bâillon.

Compte-tenu de la situation, Nellis n’hésita pas à briser sa propre règle de ne jamais fouiner dans l’esprit d’autrui, afin de découvrir les intentions de l’elfe au visombre. Quelle ne fut pas sa stupeur quand celle-ci la chassa d’un coup de pied mental.

─ Bas les pattes !

Au bout du périple, la vue fut rendue au couple qui se découvrit au milieu d’une cuvette boisée cernée de rochers. Le chant d’une cascade résonnait à proximité, étouffé par les feuillages de noisetiers et de frênes. Un tapis automnal dissimulait la boue noire et illuminait la clairière de mille feux à la lueur filtrée d’un soleil pâlot. Leurs yeux éblouis fixaient le grand damoiseau, son tronc ocre majestueux courbé au-dessus du vide, sans crainte car ses racines creusaient en profondeur le granit.

─ Où on est ? interrogea Jilam.

L’endroit semblait désert.

─ Regarde, lui dit la sorcière.

Quatre, cinq cabanes aux toits feuillus et reliés par des cordes en lianes étaient nichées dans le beau damoiseau. D’autres habitations, plus modestes, se distinguaient à l’abri de crevasses. Le peuple du bois vivait ainsi, en harmonie avec Dame Nature, dissimulé aux yeux des Hommes.

Jilam trouva Mú la laisse au cou. La vision le fit éclater de rire malgré les yeux tueurs du furet-léopard.

─ Chéri, l’interpela Nellis. Tu crois vraiment que c’est le moment ?

─ Oh ! Laisse-moi donc profiter. C’est pas demain que je reverrai un truc pareil.

─ Quel gamin !

─ Bienvenue en notre humble campement, déclara l’elfe au visombre à ses prisonniers. Que diriez-vous d’un thé après toutes ces épreuves ?

Elle conduisit nos amoureux ficelés et le furet en laisse au sommet du damoiseau, dont la parure dorée accueillait une volée d’aèdes chantant d’une voix divine. Une feuille d’or flotta jusqu’à l’épaule de Jilam. Son épouse l’en retira délicatement pour lui glisser entre ses cheveux noués en catogan et son bandana. En dépit de leur situation, tous deux souriaient.

L’intérieur spartiate de la cabane offrait une table et un foyer qu’une étrange créature s’attelait à ranimer. Le fessier endolori reposant sur des nattes roulées, le jeune homme et la sorcière notaient que, sous les déguisements de buissons, la troupe de ravisseurs réunissait toutes sortes d’espèces du bois. La gérante du foyer arborait des traits fins contrastés par des pattes courtes. Un autre spécimen, qui n’avait d’yeux que pour Nellis, malgré ses cheveux crottés, offrait une peau d’un noir de suif et des membres épais le faisant ressembler à une grosse souche brûlée.

Leur « hôte », après avoir défait son manteau de visombre et démêlé ses cheveux, plus obscurs que la nuit, vint s’asseoir face au couple.

─ Prenez vos aises, dit-elle d’une voix polie.

─ Je suis rarement à l’aise les poignets mangés par le chanvre, répliqua la sorcière en lui dardant un regard que Jilam ne connaissait que trop bien.

─ Vous m’en voyez navrée ; et son ton sonnait vraiment désolé. La présence d’une sorcière à ma table me rend nerveuse. Le thé devrait adoucir vos maux.

La belle courte sur pattes servit deux timbales en argiles fumantes à l’elfe à la peau verte et à Jilam tandis que la souche brûlée déposait la sienne devant Nellis.

─ Je… Je m… m… m’appelle Ba… Bagon.

La voix rocailleuse souffrait d’un affreux bégaiement. Autrement, sa face cramée, bien qu’effrayante, offrait un air sympathique.

─ Merci Bagon, fit la sorcière. J’ignorais que des semi-trolls vivaient dans ces bois.

─ N… Non. Pas d’i… Pas d’ici. Viens de… de… de la… la Mon… Montagn… Montagne Calci… ci… cinée…

─ La Montagne Calcinée ? Je connais. Ça fait une trotte.

Les joues du semi-troll bleuirent. Ses doigts boudinés se tortillaient. Le romantique Jilam trouvait cela charmant tandis que Nellis ne cherchait qu’à creuser la brèche dans le cœur de Bagon avec l’intention de l’utiliser pour s’évader. Ce dernier s’en alla porter la dernière timbale à Mú puis revint près de la sorcière. La faiseuse de thé se présenta à son tour.

─ Moi, c’est Tête-de-Pie. On peut dire que je gère l’intendance ici.

Sa voix était pareille à un ruisseau clair et son sourire plus charmant que l’aube dorée.

─ Je n’ai jamais vu de fée de ton genre, l’interpela Nellis.

Un chouïa de tact ne te ferait pas de mal, s’agaça Jilam.

─ C’est que ma mère était une fée et mon père un lutin.

─ Maintenant que les présentations sont faites, buvons, chers invités. Car c’est ce que vous êtes, même si, il est vrai, forcés et contraints.

Au sourire malin de l’elfe aux cheveux sombres, la sorcière répondit par un froid mépris dont les précédents destinataires ne firent pas long feu avant de devenir cendres.

─ Et ton nom à toi ? À moins que tu n’en ai pas, comme toutes les ombres traitresses. Toi qui nous connais si bien.

─ Allons, il n’est pas un rat dans ces bois qui n’ait eu vent du conte des amoureux, celui de la sorcière et de son petit d’homme d’époux.

Tout en causant, ses yeux de jade jetaient sur Jilam un intérêt aussi malaisant qu’insistant. Ce regard accentuait l’ire ascendante de Nellis.

─ Je suis Reyn, lâcha enfin leur hôte, sans une once d’attention pour la sorcière. Reyn la Rouge qu’on m’appelle. À présent, buvons.

─ Tu me prends pour une idiote ? Dans ce cas, c’est toi l’idiote. Une larve sans cervelle. Je collecte, collectionne et cuisine la flore. Il n’est aucune plante, racine ou champignon de ces bois qui me soient inconnus. Toi et ta petite bande de rats pensez vraiment me duper avec votre tisane au lait de noctambule ?

La surprise étira les traits de la dénommée Reyn, qui partit aussitôt d’un rire.

─ Oups ! Nous sommes démasqués. Des rats, nous sommes, il est certain. De pauvres rats des bois et non des champs. Des rongeurs dénués de ruse. Et toi, sorcière, tu es la renarde. Tu me tiens entre tes crocs.

La lame noire vrilla en un éclair, entaillant le bras de Nellis.

─ Que…

Moins de deux souffles et elle s’effondra. Sa tête, en heurtant la table, émit un bruit comique. Mú couina, puis s’évanouit à son tour. Dans un dernier réflexe, la sorcière avait ouvert son troisième œil et ses pensées empoisonnées avaient corrompu l’esprit du furet-léopard. Tête-de-Pie ricana pendant que le galant Bagon venait déposer un oreiller sous les oreilles de la dormeuse.

─ Qu’est vous lui avez fait ?! hurla Jilam en se précipitant à son secours.

─ Ne t’en fais pas. Elle se réveillera dans quelques heures. Ça nous laisse amplement le temps de discuter.

─ P… Pourquoi ?

─ Il n’est pas plus malin au monde qu’un rat. Quand la Terre deviendra désert, seuls les rats le peupleront. Ta sorcière, toute puissante soit-elle, n’est pas aussi rusée qu’elle le croit. Je savais qu’elle identifierait le lait de noctambule mélangé au thé. J’ai donc enduis ma dague du même lait. Une dose suffisante pour dompter ses pouvoirs. Enfin, j’espère…

Le regard larmoyant de Jilam navigua de son épouse à l’elfe à la peau verte ; cette maudite Reyn !

─ Tu vas le boire ce thé, crève-lombric !, avant qu’il refroidisse. T’en fais pas, le tien est pas drogué. Et ta face d’amanite indique que t’as besoin d’un remontant.

Ils burent tous les deux en silence. Puis Reyn se leva, détacha les liens du jeune homme puis l’invita à la suivre. Il refusa net pour rester au chevet de Nellis.

─ Arrête de t’inquiéter. Elle n’ira nulle part. Bagon et Tête-de-Pie veillent sur elle… et à ce qu’elle ne se réveille pas avant l’heure convenue, ajouta-t-elle à l’intention du semi-troll et de la fée-lutin.

Jilam se contenta de caresser les boucles crasseuses de son amante. Il avait, certes, l’habitude de la voir ainsi, vulnérable, mais c’était dans leur lit, à l’abri du chêne gardien, loin de tous regards hormis le sien.

Devant l’entêtement de son hôte, la reine des rats insista en le prenant par le col tel un lapin.

─ Allez ! Déterre tes racines. Je vais de faire visiter le domaine.

Tous les deux firent le tour de la clairière au damoiseau qui désormais pullulait de vie. La compagnie hétéroclite de Reyn s’activait à diverses occupations : réparer les tenues de camouflage « buisson », faire cuire des brochettes au fumet alléchant, tailler des flèches. Là, un groupe de danseurs s’amusait au son d’instruments étranges. Un autre, courant sur les rochers, se taquinait au bâton. Puis un concert de rires attira le regard de Jilam vers ce qui ressemblait fort à un concours de blagues.

─ Vous êtes qui au juste ? demanda le jeune homme.

─ Notre bande s’appelle les Rats Chevelus et j’en suis la cheftaine. On est des aventuriers pour ainsi dire. On se balade de coin en coin en quête de jolies opportunités. On a trouvé ce nid il y a trois lunes.

─ Et comment vous survivez dans ces conditions ? s’enquit l’esprit curieux par-dessus l’inquiétude.

─ Nous vivons de ce que nous donne Mémé Nature sans trop abuser. Ce que tu vois là, c’est un beau coin. Bien ensoleillé, avec une rivière pas loin, des noisettes à profusion pour la farine et la liqueur et un bois solide pour nos baraques et nos outils.

─ C’est un joli melting-pot que vous avez là.

─ Un quoi ?

─ Tous ces visages. On dirait une arche de Noé. Des elfes, des lutins, des fées, des semi-trolls et des métisses. D’où vous sortez, tous ?

─ D’un peu partout en fait. On était pas aussi nombreux au début. Et, au goutte à goutte, les gens sont venus. On accueille tout le monde. Bon, sauf les démons, parce qu’on est pas cons. Et aussi les esprits, parce que ça fout trop le bordel. Et puis… les humains. Mais c’est eux qui veulent pas. Ils traînent pas avec les autres espèces, sauf pour les asservir. M’est avis qu’ils sont juste jaloux.

Jilam ne rétorqua rien. Il avait appris la mentalité du peuple du bois et la raison qui l’animait. Deux mondes qui ne se comprenaient pas et, en son fort intérieur il le croyait, jamais ne le pourrait. Même après quatre ans révolus passés dans ces bois, il avait conscience des limites de sa compréhension.

L’elfe et celui qu’elle se plaisait à appeler « petit d’homme » vagabondèrent à travers le camp des Rats Chevelus, discutant avec les rongeurs de toutes espèces. La nature de Jilam ne tarda pas à écarter l’angoisse, mais il pensait toujours à Nellis.

─ On chasse le matin. On dort l’après-midi. Et la nuit, on boit et on baise sous la lune. C’est ça notre vie. Et on en voudra jamais d’autre. Le monde est pas fait pour autre chose.

Le franc-parler de Reyn choquait le rejeton de bourgeois. À côté de son vocabulaire, celui de son épouse pouvait passer pour de la poésie.

─ Tout le monde ici est l’égal de l’autre, expliqua l’elfe alors qu’ils étaient assis sur une branche de noisetier à grignoter les fruits que les écureuils n’auront pas pour l’hiver.

─ Tu es pourtant la cheftaine.

─ Je le suis parce qu’ils l’ont voulu. Faut bien que quelqu’un donne les consignes, ou c’est rapidement les bordels.

─ Les démons n’ont pas de chef.

─ C’est parce qu’ils vivent chacun chez eux, sauf pour se saouler entre voisins. Dans une famille comme la nôtre, il faut un minimum d’ordre si on veut pas éclater comme la panse d’un ogre ivre.

Jilam médita ces paroles.

À midi, ils allèrent déjeuner.

─ Dis-moi, Reyn. Pourquoi on t’appelle Reyn la Rouge ? dit-il en finissant de sucer ses doigts graisseux, le ventre rempli de grillade de cerfandro et de champignons.

─ T’as qu’à laisser parler ton imagination, se contenta de lui répondre l’elfe aux cheveux de nuit.

─ Et aussi…

Il réprima un rot.

─ Pourquoi vous nous avez capturés ? C’était quoi, au juste, le but ? Nous faire peur ? Vous présenter ? Il suffisait de venir nous saluer et de nous inviter. On… enfin, je serais venu avec plaisir !

─ C’est parce que ce sont des rats ! déclara une voix bienvenue.

Jilam se précipita vers Nellis, qui se tenait à quelques pas, escortée de Bagon et Tête-de-pie, parfaitement alerte mais les poignets toujours entravés, Mú en laisse sur son épaule. Le couple s’enlaça avec passion sans s’inquiéter des regards fureteurs. La sorcière éloigna abruptement son mari, qui vit ses deux sourcils pointés en direction du ciel, chose rare et de mauvais augure.

─ Tu ne comprends pas Jilam. Ces faces de mites sont des bandits. Ils rapinent les gens du bois. C’est pour ça qu’ils nous ont enlevé.

─ Ainsi, quand tu disais que, le matin, vous chassiez, c’était pas du gibier dont tu parlais.

─ Le gibier, petit d’homme, s’amusa Reyn, il a le ventre large. On vit dans un monde impitoyable. Faut savoir mettre toutes les chances de son côté.

─ Tu peux me servir de cette soupe mais je n’en mangerais pas, comme je n’ai pas bu ton thé, parla la sorcière. Aspic ! Ta langue est noire comme ton cœur.

─ Au moins, j’ai un cœur, contrairement à celle qui utilise la vie d’autrui en gage pour son propre compte. Nous nous contentons de subtiliser et de rendre contre rançon. Le butin, il est équitablement distribué, sous l’œil vigilant de Tête-de-Pie. Même les blessés et les malades ont droit à leur part. On est une famille.

Jilam se sentait prisonnier des mâchoires d’un volcan fumant, juste avant l’éruption. Il voulait intervenir mais les mots se refusaient à lui.

Foutus traîtres ! Quand j’ai le plus besoin de vous.

La sorcière, au fond d’elle, hésitait. Ses ennemis étaient nombreux. Les pertes ne sauraient être évitées. Autrefois, son cœur n’en aurait eu cure. Mais, depuis, elle avait vécu avec l’âme la plus sensible qu’elle connaisse. Sa sensibilité avait filtré à travers sa carapace et ses yeux ne pouvaient plus rester clos.

Alors, devant une assemblée de rats médusés, elle partit d’un rire franc. Elle posa ses fesses en terre et fit mine de méditer tout en continuant dans son hilarité sauvage.

─ N… Nellis ? Chérie, ça va ?

─ Ah ! Pourquoi il a fallu que j’aille te voir cette nuit là ?

La sorcière s’adressait aux feuilles mortes, se sentant aussi impuissante qu’elles. Sentiment qu’elle haïssait par-dessus tout.

─ J’ai une offre à te faire, sorcière, héla Reyn. Tu rentres chez toi avec ton fauve et je garde ton petit humain de mari. Qu’en dis-tu ? Il faut savoir partager ses jouets.

─ J’ai une autre offre à te faire, répondit Nellis en toisant la cheftaine. On s’en va sans plus de discussion et votre nid de rats ne crame pas. Cela me paraît équitable.

L’elfe à la peau verte et au sourire sardonique ne se laissa pas intimider.

─ Crame tout ce que tu veux. Mais ne t’étonne pas de sentir le petit d’homme grillé.

La sorcière leur auraient tous fait roussir les poils, à ces pesteux de rongeurs qui se seraient empressés de détaler vers la rivière en couinant, sans la présence de Jilam qui compliquait tout. Aussi réfléchit-elle à un chemin détourné.

─ J’ai une autre idée. Dis-moi, Reyn la Rouge, es-tu joueuse ? Un défi pour nous départager, ça te brancherait ?

─ Cause toujours. Ça dépend du défi, rétorqua la renarde aux aguets.

─ Pas de magie, tu n’as rien à craindre. Une simple course. Disons… la première qui atteint la cascade et revient emporte le lot.

─ De quel lot tu parles ?

La griffe noire pointa Jilam.

─ Je ne suis pas un trophée ! s’emporta ce dernier.

Mais les deux elfes l’ignoraient. Reyn ne put cacher son intérêt. La sorcière y voyait la curiosité que tous manifestaient autour de son mari. L’attrait de l’exotisme. L’elfe au visombre était une collectionneuse. Face à sa ruse, celle de Nellis faisait pâle figure, tant ses pouvoirs ne nécessitaient que rarement d’en user. Ce jeu était nouveau pour elle, contrainte de maintenir l’illusion de la maîtrise.

─ Soit ! déclara Reyn après réflexion. J’accepte ton défi, sorcière. La gagnante repart avec Jilam.

─ Ai-je mon mot à dire ?

L’épouse caressa la joue de son époux.

─ Ne t’inquiète pas. Personne d’autre ne t’aura.

─ Et qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?! gronda le jeune homme anxieux.

Bagon surgit alors pour le saisir.

─ Allons, viens petit d’homme, grimpons pour mieux voir la course !

Jilam se laissa emporter tel un vulgaire sac de patates, impuissant à résister à la force surhumaine du semi-troll. Tous les rats les suivirent sur la corniche surplombant la cuvette boisée pendant que Reyn et Nellis s’étiraient à l’ombre du damoiseau. L’elfe à la peau verte avait retiré sa veste, révélant des membres taillés à la serpe.

Tête-de-Pie donna le signal du départ. Une clameur emplit la clairière, effrayant les aèdes qui s’enfuirent en une volée triomphante des branches dorées. Les deux elfes s’envolèrent à la suite des oiseaux chanteurs. Leurs pieds ne semblaient jamais quitter le sol alors que des ailes invisibles les portaient au-dessus des crevasses et des racines.

Depuis la corniche, les rats encourageaient leur valeureuse cheftaine. Jilam, trop inquiet, se taisait, à l’image de Bagon.

─ Tu ne dis rien, Bagon, remarqua Tête-de-Pie. Se pourrait-il que tu hésites à choisir une favorite ?

Les joues du semi-troll bleuirent.

─ Tu… tu dis n’imp… n’importe… te… n’importe quoi… vi… vilaine fée !

─ C’est plutôt mon côté lutin qui parle. Tu devrais te méfier de ce gaillard là, Jilam. Si Reyn vient à gagner, il pourrait bien s’en aller consoler ta sorcière.

─ Ferme ton… ton… ton bec !

Le jeune homme les écoutait à peine.

D’oiseaux, Nellis et Reyn s’étaient métamorphosées en fumée. Leurs silhouettes vaporeuses glissaient au travers du dédale étroit de frênes et de noisetiers. Parvenues à la cascade, à l’écume miroitant la lumière de midi, l’elfe aux cheveux de nuit prit la tête à la grande joie de son clan qui redoubla d’encouragements. Réalisant soudain, Jilam se mit à beugler tout son saoul jusqu’à ce que sa voix soit expulsée de sa gorge en feu.

Reyn semblait sur le point de remporter la victoire, et son « trophée », quand, subitement, la fumée s’évapora et ses ailes se déchirèrent. La cheftaine s’effondra. Les rats, hébétés, se turent, plongeant la clairière dans un silence pesant. Nellis se retrouva bientôt sous la couronne dorée du damoiseau. Jilam s’en alla vers elle, plus heureux qu’à la nuit de leurs premiers ébats. La serrant dans ses bras, il la souleva de terre comme s’il s’agissait d’un sac d’air, et la fit tournoyer. La sorcière, gênée, ne put qu’attendre qu’il daigne enfin la lâcher, puis se dirigea à l’endroit où Reyn était tombée.

Cette dernière se débattait toujours avec la racine qui lui retenait le pied. Bagon arriva avec une hache pour la trancher, mais une autre racine alla au secours de sa sœur et asséna une pichenette au nez du semi-troll tandis qu’une troisième lui chipait son arme.

À terre, l’elfe captive du noisetier vociférait de rage.

─ Sorcière ! Maudite renarde ! Tu as triché ! Tu t’es servie de ta magie !

─ Il n’a jamais été question d’une règle l’interdisant, se défendit Nellis. J’ai gagné la course. Je vais maintenant partir avec mon trophée. Si tu as un soupçon d’honneur, et de bon sens, tu ne feras rien. Surtout si tu veux pouvoir remarcher un jour et pas à cloche-pied.

Reyn se tut, réalisant sa défaite et son impuissance. La sorcière la tenait entre ses serres.

─ Je trahirais jamais un serment, se renfrogna-t-elle. Toi et ton homme, vous êtes libres. Allez, maintenant, libère-moi.

─ Je ne te ferais pas l’affront de t’obliger à m’implorer. Sache qu’autrefois ça aurait été différent.

─ Qu’est-ce qui a changé ?

Nellis darda simplement un regard aimant du côté de son compagnon, lequel vint glisser sa feuille de damoiseau dans les cheveux crasseux de son aimée.

D’un mouvement fugace de la main, la sorcière écarta les racines de la cheville de Reyn qui se releva avec l’aide de Bagon.

─ Je dois l’avouer. Je suis un peu jalouse, maugréa l’elfe, étrangement souriante, tout en massant son pied rouge. Jilam, si tu t’ennuies un jour, tu peux toujours passer nous voir.

─ Et si tu allais en ville te trouver ton propre humain. Ce ne sont pas les fous dans mon genre qui manquent.

─ On se reverra, petit d’homme, insista la renarde butée.

─ Merci pour cette matinée. Elle fut instructive.

De retour à la tanière du chêne, Jilam s’attela immédiatement à la transcription de cette riche journée. Nellis, tandis qu’elle préparait ses potions, le regardait faire, emplie d’un sentiment qu’ils partageaient après l’avoir longtemps cherché : celui d’être complet.

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