Le Conte de la Sorcière des Bois 3. Sombres songes

8 mins

Jilam rêvait d’une plage et se réveilla allongé à plat ventre dans le sable, les vagues léchant ses pieds nus.

─ Qu… Hein ?

Une vilaine gueule de bois engluait ses pensées. Son dernier souvenir remontait à la cohue dansante d’elfes torchés, puis… plus rien, le trou noir. Ses efforts pour se rappeler ne lui valurent qu’une grosse migraine.

─ Je dois encore rêver, conclut-il.

Arrêter sa respiration, se pincer la joue, une grosse claque… rien de ce qu’il tenta ne fit disparaître la plage.

Une haute falaise épousait les dunes. Le jeune homme longea sa crête jusqu’à un endroit où elle plongeait dans le ventre d’une colline couronnée de buissons épineux. Par-delà la colline, il tomba nez à nez avec un bois de conifères, les branches chantant sous la brise marine.

─ Mais qu’est-ce que je fous là ?!

Le bois qu’il connaissait se trouvait à mille lieues de l’océan. Une puissante magie était certainement à l’œuvre pour qu’il ait été téléporté sur une aussi grande distance.

Le jeune homme haussa les épaules.

─ Avec un peu de chance, je vais bientôt me réveiller. C’est sans doute l’effet de la cuite d’hier.

Oui, Nellis viendra le chercher et concoctera son grog magique.

Il alla s’asseoir au bord de la falaise, à contempler la mer, qu’il voyait pour la première fois.

─ Autant en profiter, se dit-il, pas inquiet pour un sou.

Une présence l’alerta. Quelque chose remuait pas loin. Jilam vit sortir du sol une grosse limace mauve translucide se tortillant dans le sable. Le jeune homme étudia la créature qui ne cessait de gigoter avant d’approcher prudemment. D’autres spécimens émergèrent à leur tour. Leurs corps éthérés affichaient une palette de couleurs variée. Certains étaient aussi épais que son poing.

Les limaces-taupes s’agglutinaient autour de Jilam qui commença à angoisser. Mais il se rendit vite compte de l’inoffensivité de ces choses. Elles semblaient juste curieuses. Le jeune homme repartit donc à la contemplation de l’horizon bleu.

Les heures passèrent et le soleil commença à décliner en enflammant le ciel. Assoiffé par la gueule de bois, Jilam s’enfonça dans la forêt en quête d’eau douce. Les hauts pins étiraient leurs ombres sur le tapis d’épines. Les limaces-taupes le suivirent. Elles formaient maintenant une troupe d’une quinzaine de spécimens, des verts, des bleus, des fuchsias… Ces choses n’émettaient pas le moindre bruit et le jeune homme remarqua qu’elles ne creusaient pas le sol mais semblaient le traverser. Il pensa qu’il s’agissait d’esprits.

Soudain, les esprits s’éloignèrent, tous dans la même direction comme s’ils fuyaient un danger. D’instinct, Jilam se plaqua au sol avant de se couler sous une couverture d’épines. Un acouphène s’immisça dans son crâne. Puis apparut, au travers de la colonnade de conifères, une silhouette gigantesque. Le jeune homme pria pour que son cœur battant n’alerte pas le monstre. Coquille et tentacules noires, on aurait dit une ammonite préhistorique… de la taille d’un éléphant. Son ombre passa à quelques mètres de Jilam sans le voir. Une fois certain qu’il était parti, le jeune homme se remit péniblement sur ses jambes tremblantes.

Qu’est-ce que c’était que ce truc ?

Les esprits ne tardèrent pas réapparaître. La nuit allait bientôt tomber.

Foutre d’ogre, où j’ai atterri !?

*

Nellis s’était réveillée sur une branche de noyer, seule, et cherchait Jilam depuis maintenant une bonne heure. Elle avait passé, avec l’aide de Mú, la clairière du Cœur-du-Bois et toute la forêt alentour au peigne fin. Aucun signe de son satané mari. Les elfes interrogés lui donnaient des réponses évasives et contradictoires. La veille, la fête de la nouvelle lune avait battu son plein, d’autant qu’elle célébrait la naissance d’une nouvelle année lunaire, la mille cinq centième depuis la mort du Premier-Né, le chêne qui donna vie au bois. La liqueur avait coulé à flots et les chants résonné jusque bien après l’aube ainsi qu’en témoignaient les regards vaseux et les voix éteintes. Tout le monde se fichait bien du sort de Jilam.

─ Toujours rien ? demanda la sorcière à son totem via son troisième œil.

Les pensées du furet-léopard confirmèrent.

Nellis s’apprêtait à se métamorphoser en chouette afin d’élargir le champ des recherches quand une elfe l’alpagua, son visage tiraillé par la fatigue et l’inquiétude.

─ Je t’en prie… aide-moi… Je ne trouve pas Jilam.

Sa belle robe moirée d’or et parfaitement transparente était toute déchirée, les jambes en-dessous écorchées.

─ Je te reconnais, l’accueillit froidement la sorcière. Tu dansais avec Jilam hier soir. Je vous ai vus.

L’elfe paniquée ne nota pas le ton d’accusation.

─ Je le cherche depuis cette nuit… Me suis perdue… Un sombre mal nous a égaré.

─ De quoi parles-tu ?

Comme l’elfe demeurait coite, la sorcière la secoua un peu en lui jetant le regard qui d’ordinaire déverrouillait tous les cadenas.

─ Je lui ai proposé d’aller faire un tour. Et puis j’ai… nous nous sommes amusés au-delà de la barrière de flambeaux. C’est là que…

─ Quoi ? C’est là que quoi !?

─ Jilam a disparu, avoua-t-elle, pressée par la peur. Je l’ai appelé mais il n’a pas répondu. J’ai voulu rentrer et c’est là que je me suis rendue compte que les pierres lunaires ne brillaient plus. J’ai erré dans le noir jusqu’au lever de la déesse de l’aube, et là, je me suis retrouvée à la Cascade aux Vœux. Il m’a fallu des heures pour revenir.

─ Et Jilam ?

─ Je… Je ne sais pas, dénia l’elfe en baissant la tête.

─ Dis-moi exactement ce qu’il s’est passé. Pas de mensonges.

L’elfe frissonna.

─ Je l’ignore, je te jure ! éclata-t-elle en sanglot. C’était la nouvelle lune. On n’y voyait rien. À un moment, je n’entendais plus Jilam. Je l’ai appelé mais il ne répondait pas.

Nellis soupira.

─ Cette tête de gland doit s’être encore perdue. Je te jure que dès que je le retrouve je lui attache une laisse.

Elle sentit les pensées de Mú l’approuver.

Silence toi !

Elle revint à l’elfe en larmes.

─ Tu as parlé d’un sombre mal. Qu’en est-il ?

L’elfe s’éloigna de plusieurs pas et tenta de s’effacer en se recroquevillant sur elle-même.

─ Il y a une chose que tu as omise, grinça des dents Nellis.

─ J’ai senti une présence quand j’étais avec Jilam. Et puis ça a disparu… en même temps que Jilam.

─ Tu ne pouvais pas le dire directement ! hurla la sorcière au bord de la rupture de nerfs.

Sur l’instant, la pauvre elfe rêvait certainement de se changer en fumée afin de disparaître. Quand la sorcière était en colère, c’était le bois tout entier qui tremblait. Et rien ne la mettait plus en colère que Jilam.

Nellis se posa pour réfléchir jusqu’à ce qu’une lumière s’allume dans un coin de sa migraine. Telle une furie, elle se précipita en direction du cœur du Cœur-du-Bois, là où se dressait un chêne plus vieux que le vieux chêne de la clairière, l’un des nombreux descendants du Premier-Né. L’elfe la suivit ainsi que Mú, détalant sur ses talons.

La sorcière souffla d’un geste la porte de lierre et entra en trombe dans la tanière, prête à mettre le feu au moindre souffle de travers. La Gardienne sursauta en la voyant surgir telle la Faucheuse, lâchant un lourd grimoire qui alla renverser un bol de potage posé au sol.

─ Que signifie…

Elle n’eut pas le temps de s’offusquer qu’une main furieuse la saisissait par le col.

─ Qu’as-tu fait ?! Réponds !!! cracha Nellis aux traits ridés de l’ancienne sans se rendre compte qu’elle l’étranglait.

─ Arrête je t’en prie !

L’elfe à la robe déchirée s’était précipitée pour agripper le bras de la sorcière, qui ne fléchit pas d’un pouce, avant de comprendre qu’elle n’obtiendrait aucune réponse en étouffant sa victime. Elle desserra donc sa prise sans la lâcher.

─ Où est Jilam ? siffla-t-elle.

─ Je l’ignore, souffla l’ancienne blafarde. Pourquoi le saurais-je ?

─ Ne te joue pas de moi, vieille folle ! Où est-il ? Qu’as-tu fait de mon mari !?

─ Arrête ! supplia l’elfe désemparée.

─ Je n’ai rien fait à ton mari. Je n’ai que faire de lui.

La Gardienne vola jusqu’à l’autre bout de la pièce. Les genoux craquants, elle se releva avec l’aide de l’autre elfe.

─ Je sais que c’est toi qui es derrière tout ça ! insistait la sorcière aveugle à la raison. Sa disparition la nuit de la nouvelle lune n’est pas un hasard. Tu as soigneusement préparé ton plan, hein, sale vipère !

L’ancienne agenouillée cracha ses poumons.

─ Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? demanda-t-elle ensuite.

La « jeune » elfe raconta alors tout.

─ Pauvres sots ! s’exclama la Gardienne en interrompant son récit. À quoi pensiez-vous ? La barrière de pierres lunaires n’est pas qu’une simple tradition désuète. Ah ! Vous les enfants pensez que rien n’a de sens. Les pierres lunaires ne tiennent pas seulement les ténèbres à l’écart, mais aussi ce qui habite les ténèbres.

─ Qu’est-ce que tu bafouilles, vieille folle ? s’impatienta Nellis.

─ Je parle de l’esprit de la nouvelle lune. Il ne sort qu’à cette période de l’année car il déteste la lumière de la lune. La nuit pure est son habitat.

─ Jamais entendu parler d’un esprit de la nouvelle lune.

─ Peut-être devrais-tu lire les livres que ton mari m’a volés au lieu de te complaire dans ton ignorance.

La sorcière allait se jeter sur l’ancienne mais l’elfe à la robe s’interposa.

─ Je vous en prie ! Ce n’est pas ainsi que nous retrouverons Jilam.

─ Un esprit de la nouvelle lune… Ben voyons ! C’est tout ce que tu as trouvé pour me duper ? ricana Nellis.

─ Réfléchis, parla calmement la doyenne du bois. Quel intérêt aurais-je à faire disparaître Jilam en sachant que tu détruirais aussitôt le bois ? Je suis vieille mais pas sénile.

─ Sous tes rides de sagesse, tu caches un esprit plus vicieux que celui d’une démonifée.

─ Dit celle qui a promis de réduire la vie de ces bois en cendres pour protéger ses seuls désirs, cracha la Gardienne.

─ Ça suffit maintenant ! sortit de ses gonds l’elfe désemparée. J’ai passé la nuit à me faire taillader par les fourrés et crever dans le froid J’ai le ventre vide, les jambes en purée et ma robe est fichue. J’en ai plus qu’assez de vos querelles d’enfants. Pendant ce temps, qui peut dire ce qui arrive à Jilam ?

Elle dirigea son regard acéré sur Nellis…

─ Il est évident que la Gardienne n’est pour rien dans sa disparition et qu’au contraire elle sait des choses qui aideront à le retrouver.

… puis se tourna vers l’ancienne.

─ Sage Aînée, je t’en prie, aide-nous.

Se faire gronder comme des garnements n’était dans les habitudes ni de l’une ni de l’autre. La haine ambiante fit ainsi place au malaise du silence dans l’attente d’une résolution. Et durant ce laps de temps, Mú s’occupait en nettoyant les nattes du potage renversé.

La Gardienne finit par pousser un long soupir et, tout en se massant la gorge, accepta de participer à la quête pour retrouver Jilam. Elle alla chercher un lourd volume à la couverture d’écorce, qu’elle se mit à feuilleter jusqu’à tomber sur le chapitre désiré.

─ Voilà… L’esprit de la nouvelle lune. « Nul ne sait si la nuit l’a créé ou s’il engendre la nuit… Il apparaît quand la lune s’endort… Enveloppé d’un manteau de ténèbres, il enlève ceux qui s’égarent… »

─ Où les emmène-t-il ? interrogea Nellis en ravalant sa colère.

L’ancienne tourna quelques pages.

─ Les anciens mentionnent une île au centre d’un immense lac. C’est sur cette île que l’esprit de la nouvelle lune entretiendrait son sanctuaire et emmènerait ses victimes.

─ Où se trouve cette île ? Le livre le dit-il ?

─ La seule chose dont les anciens sont sûrs est que l’île et le lac ne peuvent être trouvé que par celui qui est touché par l’esprit de la nouvelle lune. Il n’est rien écrit concernant un éventuel emplacement et encore moins sur le moyen de s’y rendre.

─ Il doit bien y avoir quelque chose, insista la sorcière qui peinait de plus en plus à maîtriser sa tension. À quoi vous servent vos livres sinon ?!

─ Les livres, enfant, ne sèment que des indices et il est du devoir du lecteur de les rassembler afin de fabriquer sa propre vérité.

L’arbitre intervint avant que la situation ne s’envenime de nouveau.

─ Peut être qu’un autre esprit saurait trouver le sanctuaire de l’esprit de la nouvelle lune.

─ Même si c’était le cas, et je doute que ce le soit, répliqua la Gardienne, convaincre un esprit de se mettre à son service, même contre paiement, est une entreprise à l’échec presque assuré.

─ Oh ! Ne t’en fais pas. Je sais être convaincante, s’enorgueillit la sorcière au sourire menaçant.

─ Réduire les choses en cendres n’est pas convaincre.

─ C’est une forme de diplomatie.

Si Jilam avait été là, Nellis savait qu’il n’aurait pas manqué de jeter un regard désespéré au plafond. Lui qui répétait assez souvent qu’il ne connaissait pas pire diplomate qu’elle.

─ Mais tout ça va prendre un temps fou, se renfrogna la sorcière. Si dénicher un esprit n’est pas difficile quand on sait s’y prendre, rien n’est certain s’il saura où se trouve ce fameux sanctuaire.

Un éclair surgit et trancha ses doutes. Un œil complice planté sur Mú, qui s’arrêta aussitôt de laper, elle s’exclama :

─ En fait, je connais quelqu’un qui saura probablement où nous devons aller !

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