Le Conte de la Sorcière des Bois 5. Allez, juste une bouchée

13 mins

Si quelqu’un se promenait du côté du Val-du-Géant, il tomberait non seulement sur un crâne gigantesque mangé par le sous-bois, mais aussi sur un étrange spécimen accroupi au chevet dudit crâne. Le prédateur alléché n’aurait pas besoin de se fatiguer à courir : un coup de griffes sur la belle nuque offerte de l’animal imprudent et bon appétit ! Heureusement pour cette naïve bestiole, aucune panthère-ombre ou grizzli à dents de sabre ne traînait dans le coin tandis qu’elle fouillait l’orbite du géant préhistorique.

Jilam louchait maintenant depuis plusieurs minutes sur deux champignons qu’il avait en mains, tâchant de démasquer le tueur à côté du guérisseur, avec Nellis qui lui parlait en boucle dans sa tête.

C’est facile. La veuve rouge est blanche avec des tâches rubis et le bonfrère beige avec des tâches carmin. Puis elle avait ajouté, en constatant sa mine de furet battu : Imagine-toi la différence entre la varicelle et les tâches de rousseurs.

Sauf que, du point de vue de Jilam, le champignon dans sa main gauche lui semblait plutôt blanc tapissé de points rouge sombre tandis que celui de droite était plus foncé mais avec des points rouge clair.

Le jeune homme finit par balancer les deux champignons par terre en lâchant un long soupir de découragement.

─ Pourquoi t’y vas pas toi-même, cueillir tes champignons !?

Sans compter que cela faisait une trotte le Val-du-Géant depuis la clairière du vieux chêne.

Jilam parcourut les traits fossilisés du crâne à moitié enseveli. L’orbite aurait pu servir de tanière à un ours, mais c’était plutôt un royaume pour les champignons qui y poussaient comme des pâquerettes.

Le jeune homme sourit.

─ Elle a probablement voulu que je te vois, dit-il au crâne.

Il comprit que la chasse n’était qu’un prétexte pour le faire sortir. La sorcière était très occupée en ce moment et lui-même passait son temps à noircir ses pages au point où ses doigts, tâchés d’encre, commençaient à ressembler à ceux d’un elfe. Il allait parfois jusqu’à se lever en pleine nuit après que Nellis se soit endormie.

Sa femme savait qu’en lui confiant une mission, il ne verrait d’autre choix que d’y aller, trop heureux de pouvoir rendre service.

─ Tu m’as encore bien eu ! Ah, quel gland !

Il s’allongea et voulut dessiner un ange de neige avec les feuilles mortes. Se redressant, il questionna le crâne :

─ Et toi, comment tu es atterri ici ?

D’autres questions à foison se déversaient dans son esprit. Le flot refusait de refluer maintenant que la digue était ouverte. Jilam continua de parler au géant, s’en fichant bien du fait qu’il soit étendu là depuis dix mille ans.

La lumière commença à décliner et il dut partir, la tête encombrée de pensées qu’il espérait pouvoir coucher sur le papier avant que certaines s’en échappent.

Il n’avait pas encore quitté le Val-du-Géant quand un appel retentit à travers le bois.

─ À l’aide ! À l’aide !

Sans conteste pas un animal sauvage. Les cris venaient de l’ouest. Jilam hésita, haussa les épaules et poursuivit son chemin. Les années dans ces bois lui avaient inculqué plusieurs leçons, l’une d’elles étant que lorsque quelqu’un appelait à l’aide, il s’agissait soit d’un danger mortel soit d’un imbécile. Et comme les imbéciles disparaissaient rapidement sans avoir le temps de se reproduire, ne restaient que les dangers mortels. Or, Jilam avait décidé d’arrêter de jouer le rôle de l’imbécile, préférant miser sur une survie de long terme. Il ne se laisserait plus avoir par un piège aussi grossier…

Pensa-t-il avant de rebrousser chemin une minute plus tard, emporté par sa maudite curiosité.

Juste un coup d’œil de derrière un fourré. J’ai le talisman de Nellis.

La sorcière avait offert ledit talisman pour son vingtième anniversaire. Le filtre dont il était imprégné le rendait inodore au flair des prédateurs et silencieux à leurs oreilles. Sans non plus les rendre aveugles. Et puis cela ne dupait que les vivants, pas les esprits.

Jilam avait fait son offrande à l’autel de l’entrée du vallon, donc aucun souci à se faire de ce côté… enfin, en principe.

Depuis le couvert d’un buisson de mûres, le jeune homme zyeuta vers l’endroit d’où provenaient les cris tout en grondant mentalement sa stupidité.

─ À moi ! Quelqu’un !

L’homme – car c’en était bien un – était adossé à une vieille souche. Prudemment, Jilam s’avança vers l’individu qui semblait blessé. Il s’arrêta net au moment où le visage chauve et sombre se tourna vers lui.

Un démon !

C’était un démon. Un foutu démon ! Allongé là, qui le regardait.

Le corps du jeune homme se figea instantanément alors que son esprit lâche filait à toute berzingue.

Je ne pourrai jamais m’échapper. Il me rattrapera quoi que je fasse.

Sa seule et unique rencontre avec un démon remontait à plusieurs années. Un spécimen nommé Quo. De premier abord aimable mais terriblement dangereux. Il s’en était fallu de peu que Jilam termine en pâté et ne devait la vie sauve qu’à l’arrivée de Nellis. Sauf que, cette fois, pas de sorcière en vue.

Je suis cuit !

Incapable de bouger le moindre orteil, il se contenta de fermer les yeux, et d’attendre. Rien ne se passa. Il les rouvrit. Le démon était toujours adossé à sa souche. Il remarqua alors les feuilles tâchées d’un liquide vert. Son sang ! Il était bien blessé. Jilam l’examina de loin. Il vit une multitude de plaies, certaines affreuses, qui lui couvrait le corps. Ses vêtements étaient déchirés et maculés de sang.

Démon et humain s’observèrent de loin. Le regard du démon papillotait beaucoup. Il paraissait sur le point de s’évanouir.

Jilam se souvint de Quo. Le même visage, la peau sombre comme si elle avait cramé au soleil et les traits taillés à la serpe. Des oreilles en pointe, plus longues que celles des elfes. Celui-là n’avait pas de cheveux.

─ Pitié ! Aide-moi !

La poitrine du jeune homme se desserra, mais son cœur battait encore violemment. Ses jambes dégelées, il approcha, prêt à déguerpir au moindre signe de danger.

Le démon se contenta de le fixer d’un air suppliant tordu par la douleur.

─ Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix étouffée qui trahissait son angoisse extrême.

L’autre hésita, comme s’il ne comprenait pas la question. Mais Jilam comprenait ses suppliques. Ils parlaient donc la même langue.

Les lèvres noires badigeonnées de sang vert finirent par se desceller.

─ Je… J’ai été attaqué. Pourrais-tu m’aider s’il te plaît ?

Stupide, Jilam l’était, mais pas à ce point.

─ Qu’est-ce qui t’es arrivé ? interrogea-t-il en gardant ses distances.

─ Des loups de fumée, maugréa le démon au milieu d’un spasme.

─ Leur territoire le plus proche est à des lieues d’ici.

─ J’ai rampé.

─ Vraiment ? s’étonna le jeune homme, impressionné par la résistance du spécimen. Jusqu’où ?

─ J’essayais de rentrer chez moi… mais mes forces m’ont quitté ici.

─ Chez toi ? Dans quelle direction ?

Le démon partit dans une violente toux tout en pointant le nord-est. Quand il s’arrêta, un filet vert s’écoulait dorénavant sur son menton et son manteau en lambeaux.

─ C’est vrai que c’est par là que vous êtes, nota Jilam après réflexion.

─ Quoi ? demanda le blessé incrédule.

─ Tu es un démon.

L’autre se figea, puis son visage se contracta à nouveau dans une quinte de toux sanguinolente.

─ Pitié ! Aide-moi !

─ Et comment veux-tu que je t’aide ? questionna Jilam bras croisés.

Tête affalée faute de force pour la maintenir, le démon dressa les yeux vers lui et il y lut le mépris.

─ J’ai… ahana le démon. J’ai besoin de toi… Pour m’aider à rentrer chez-moi.

L’époux de la sorcière réfléchit un instant avant de dire :

─ Si j’accepte, tu jures de ne pas tenter de me dévorer ?

─ Je ne ferais jamais une chose pareille envers une âme si charitable, protesta le démon, un peu trop vite au goût de Jilam, et d’un ton peu convaincant.

─ Comment tu t’appelles ? soupira ce dernier.

─ Mal.

C’en est presque trop absurde pour être vrai, ricana mentalement le jeune homme.

Voyant que Mal ne réagissait pas, il l’interpela :

─ Tu ne me demandes pas mon nom ? Tu n’as pas envie de connaître les gens qui veulent bien te venir en aide. Ça ne doit pourtant pas être courant pour un démon.

Je ne devrais pas me ficher de lui, vu son état.

Mal demeura coi. Apparemment, il ne concevait pas qu’un être insignifiant comme Jilam puisse être nommé. L’époux de la sorcière se souvenait pourtant de la politesse exemplaire de Quo… avant que ce dernier n’essaye de le manger, bien sûr. Enfin, le côté désagréable qui ressort pouvait se comprendre quand on pissait le sang par autant de trous.

─ Je t’en supplie ! Aide-moi !

─ Ce n’est pas en te répétant sans arrêt que tu changeras quoi que ce soit à ta situation, s’agaça le jeune homme qui ne savait plus quoi faire.

Évidemment, venir en aide à ce Mal était hors de question. Il était évident qu’une fois à sa portée, il se jetterait sur lui. Un gland, oui, mais avec un soupçon de la sagesse du chêne.

Jilam alla s’asseoir contre un noyer à une quelques mètres du démon.

─ Qu’est-ce qui t’as mis dans cet état ?

Mal se mit à gémir.

─ Tu veux vraiment discuter et me laisser ainsi ?

Un profond soupir accueillit sa plainte.

─ Soyons honnêtes. Pas besoin d’être médecin pour savoir que tu n’en as plus pour longtemps. Même si je t’aidais, tu ne tiendrais pas jusqu’à chez toi. Vois la réalité en face. Tu vas mourir ici.

Son ton était plus dur qu’il ne l’aurait voulu. Il avait beau s’en défier, le démon, à voir ses grimaces atroces, lui faisait de la peine.

─ Non ! lâcha Mal dans un puissant râle… infesté de peur. Non, il y a un moyen. Tu peux m’aider, oui.

Jilam n’aurait pas su dire s’il riait ou pleurait.

─ Pas sûr que ta solution me plaise, dit-il en serrant les dents.

Le démon poussa un long ronflement. Lui aussi serrait les dents, à se briser les mâchoires.

─ J’ai besoin de toi, souffla-t-il. Je dois me nourrir pour reprendre des forces et guérir. Mes blessures sont trop graves, je…

Ses traits calcinés se tordirent en une grimace d’effroi.

─ Je ne peux pas mourir !

Il l’avait craché comme un mauvais goût de bile dans la bouche.

─ Je pense que si, contesta Jilam en désignant les blessures du démon.

Ce dernier, de toute apparence terrorisé, se mit à hurler.

─ Impossible ! Je suis un être immortel ! vociféra-t-il à l’intention des mouches qui dansaient devant ses yeux, avant de fixer son regard de haine sur le jeune homme. Toi ! Tu peux m’aider à vivre et tu refuses ! Comment oses-tu ?

─ Je ne suis pas de la chair à pâté ! protesta l’époux de la sorcière, le corps traversé de frissons.

─ Que voudrais-tu être d’autre ? s’emporta de plus belle le démon. Ton corps pourri à la vitesse de l’éclair. Je le vois de mes yeux. Ta viande se décompose. Elle sera bientôt avariée. Mais maintenant… elle peut m’aider. Toi, mortel, tu vivras éternellement à travers moi. Pareil honneur devrait te suffire. Mais tu es là à fanfaronner. Que n’ai-je mes jambes avec moi pour aller te tordre le cou !

Jilam ne put s’empêcher d’observer nerveusement lesdites jambes, immobiles, couturées de profondes entailles, pour conclure qu’elles étaient définitivement hors d’usage.

─ Je suis un être humain qui espère avoir encore de belles années devant lui, dit-il rassuré.

─ Peu m’importe ton espèce. Tout ce que je veux c’est ta chair. D’ordinaire, je ne me nourris pas de si piètre qualité, mais je n’ai pas le choix. Alors viens ici qu’on en finisse !

La folie du désespoir luisait à la surface de ses larmes. Jamais Jilam n’avait vu quelqu’un à ce point terrifié. C’en était effrayant.

─ Je passe mon tour, déclara-t-il en imitant – mal – un dur-à-cuire.

De son côté, Mal abandonna la peau du monstre et reprit son rôle de suppliant.

─ Allez, juste un bras ! Rien qu’un. Tu n’en as pas besoin de deux pour attraper des choses ou faire ce que tu fais d’habitude avec.

─ Tu serais surpris de ce que les larves peuvent faire avec deux bras, plaisanta l’époux de la sorcière.

Le masque de l’acteur tomba aussitôt mis.

─ Viens ici tout de suite ! appela Mal comme s’il s’adressait à un chien. J’ai besoin de toi !

Jilam, qui en avait plus qu’assez, l’ignora pour lui demander à nouveau ce qui l’avait mis dans un état pareil.

─ Je ne connais qu’une seule personne qui peut blesser un démon. Tu ne l’aurais pas croisée par hasard ? Petite, les cheveux blancs, des oreilles en pointe comme les tiennes et aussi polie que toi.

─ De quoi tu me parles ? se renfrogna Mal qui commençait à saisir qu’il n’aurait pas son « dû ».

─ Les loups de fumée, ah oui, c’est vrai ! Pardon, j’avais oublié avec ton insistance à me becqueter. Qu’est-ce tu fichais là-bas au juste ? Même les démons doivent savoir qu’on ne se balade pas sur leur territoire. Il n’y en a qu’une qui s’en fiche.

─ Cesse de me rabattre les oreilles avec ta fameuse inconnue ! Tout ce que je veux c’est un bras. Si je te raconte, tu me le donnes ?

─ Parole de larve ! s’exclama Jilam.

Il culpabilisait de duper un mourant, mais la curiosité était trop vorace.

─ Je suis scientifique, comprends-tu ? Je mène des recherches sur les esprits. Mon but est de trouver un moyen de communiquer avec eux et parvenir à une compréhension mutuelle de nos deux mondes. Saisis-tu ce que je dis ?

Son ton était celui du professeur à l’attardé désigné de la classe.

─ Je crois, oui.

Les traits de douleur marquèrent leur doute.

─ Cela fait presque sept milliers de lunes que je travaille sur ce projet, poursuivit le démon. J’avais enfin un prototype de langage et je voulais le tester.

─ Sur les loups de fumée ? le coupa Jilam, perplexe.

Mal continua comme s’il était un vulgaire moustique.

─ Communiquer avec les loups de fumée, c’est communiquer avec la Nature elle-même. Un savoir sans fin.

Assez pour une vie d’immortel, pensa l’humain dont la plus grande peur était de mourir sans tout savoir.

─ J’en conclus que l’expérience ne fut pas un franc succès.

Le démon évitait son regard, peut-être de crainte d’y voir le reflet misérable de sa personne. Jilam songea à l’univers d’informations offert si l’expérience avait fonctionné. L’idée qu’il aurait pu en toucher une fraction infime lui faisait ressentir une part du poids douloureux de l’échec, dont l’entièreté se lisait sur la figure de Mal.

─ Je ne peux pas mourir, répéta le démon en donnant l’impression d’implorer le bois lui-même. Je ne peux pas. Je dois savoir.

Ses lamentations touchèrent le cœur de Jilam, qui décida de veiller son agonie jusqu’à la fin ; en souhaitant qu’elle ne soit pas longue, pour leur bien à eux deux.

Pardon Nellis.

Au bout d’un moment, Mal demanda :

─ À quoi te sert de rester si tu ne veux pas m’aider ?

─ À rien, avoua Jilam. Je me dis juste que le jour où je mourrai je voudrais avoir quelqu’un avec moi.

Après ça, aucun des deux n’adressa plus la parole à l’autre. Le démon entretenait le silence de sa respiration lourde alors que son sang séchait. Puis le souffle devint sifflant, avant de se changer en filet d’air pas plus audible qu’un vol de moustique et à la fois tout aussi bruyant. Les traits noirs, enfin, se détendirent. Avec le sang, la douleur était partie.

La dame du crépuscule embrasait désormais le bois. Mal, les yeux déjà mangés par les limbes, ne cessait de marmonner.

─ Peux pas, peux pas, peux pas, peux pas…

Encore et encore. Comme si le répéter sans cesse pouvait changeait la réalité. Jilam s’en trouvait partagé entre la pitié et le dégoût. En fait, il ne savait pas trop ce qu’il ressentait. Une part de lui pensait même qu’il dormait.

─ Peux pas, peux pas… Veux pas.

L’ultime souffle prononça ces deux mots. Mal se tenait là, contre sa souche, sur une terre abreuvée de son sang. L’immortel n’était plus.

─ Tu vois que tu peux, prononça comme dernières paroles un Jilam soulagé.

Il resta là un moment, malgré la nuit de plus en plus pesante ; quand un bruit l’alerta. Une silhouette approchait. Il se demanda quoi faire. Courir ? Grimper dans l’arbre ? Son corps opta pour la tétanie. La silhouette le dépassa sans geste menaçant. Jilam vit qu’une capuche masquait ses traits.

Le nouveau venu s’arrêta devant le corps de Mal, s’accroupit pour tâter son pouls, puis se releva et retira sa capuche, révélant une touffe de cheveux sombres. Des reflets verts sous les derniers éclats du crépuscule.

─ Bonsoir Jilam, déclara l’étranger en se retournant vers le jeune homme.

Ce dernier cligna plusieurs fois des yeux avant de les écarter au risque de les faire sauter de leurs orbites.

─ Quo ?!

─ C’est bien moi. Que les esprits te gardent en cette triste nuit. Merci d’avoir veillé sur Mal. C’est bien qu’il n’ait pas été seul.

Le ton du démon, emprunt de chagrin, correspondait au discours : aimable et reconnaissant.

─ Heureux de te revoir malgré les circonstances. Je suis content d’avoir la chance de m’excuser pour l’autre fois. Je sais qu’une telle chose ne peut être pardonnée. Mais je désirais quand même faire amende honorable. Je ne suis pas comme ça d’habitude. Simplement… j’avais très faim. Tu comprends ?

Non. Jilam était trop hébété pour comprendre quoi que ce soit. Quo le constata.

─ N’aie pas peur. Je suis de nouveau moi-même. Si j’avais voulu te dévorer, tu ne m’aurais pas vu venir. Mes proies, je les chasse. Je n’échange qu’avec mes amis.

─ Parce que nous… nous sommes amis ? parvint à articuler le jeune homme.

─ Ta réticence est compréhensible, déclara le démon en se grattant nerveusement la joue, barrée d’une effroyable cicatrice, énorme et dont la zébrure continuait jusqu’à son œil droit, clos. Disons simplement que je retiens la leçon contrairement à ce pauvre Mal.

─ C’est à cause de Nellis, pas vrai ? devina l’époux de la sorcière, le regard fixé sur l’œil borgne.

─ Hé hé, ricana Quo visiblement mal à l’aise. C’est que j’aimerais éviter de devenir aveugle.

Un aveugle, justement, aurait noté le soulagement sur le visage de Jilam, qui se dit que les dieux devaient le soutenir. Croiser deux démons et toujours vivant.

Quo narra son aventure. Mal et lui étaient de « vieux amis », avec ce que cela signifiait pour des immortels. Il s’était inquiété en apprenant sa folie de vouloir communiquer avec les loups de fumée, mais était arrivé trop tard pour le sauver. Il avait lui-même échappé de peu aux mâchoires des esprits gardiens. Il avait ensuite cherché son ami. Le souci étant que les démons ne produisent naturellement aucune odeur susceptible d’être repérée. Au contraire de celle de l’humain, très reconnaissable dans ces bois où ne s’en trouvait qu’un.

─ Mal, prononça avec douleur le démon en se penchant sur son ami. Vingt mille lunes et tu ne sais toujours pas retenir la leçon. Regarde où tu en es maintenant.

Jilam songea, en l’écoutant, que pour un immortel la mort arborait un visage encore plus terrifiant, car elle n’était qu’une option, une malchance et non un destin. Tomber dessus était encore plus dur car on aurait pu l’éviter en empruntant un autre chemin.

Il s’approcha pour consoler Quo, alors que son instinct s’époumonait pour qu’il se réveille enfin de sa connerie et prenne ses jambes à son cou.

─ Il m’a dit qu’il était scientifique.

─ Plutôt un obsédé, affirma le démon sous un pâle sourire. Son obsession à ouvrir la porte du monde des esprits aura fini par le dévorer.

─ Il m’a aussi dit qu’il voulait me manger.

─ C’était quelqu’un de difficile à vivre, ajouta Quo sans que Jilam sache s’il se moquait ou était sérieux.

Le démon borgne attrapa délicatement Mal dans ses bras. On aurait presque dit qu’il allait lui chanter une berceuse.

─ Je vais aller m’occuper de la cérémonie, déclara-t-il.

─ Je peux venir ? questionna Jilam.

Une fois encore, la curiosité l’avait emporté sur la raison.

T’es con ou quoi ?! s’exaspéra la part de lucidité logée dans un coin de sa tête.

─ Jilam… hésita Quo. Cela durera une lune entière et il y aura des démons partout.

Merci !

L’époux de la sorcière se ratatina, un peu honteux. Le démon borgne resta un moment campé à bercer le corps sans vie.

─ En fait, interpela-t-il le jeune homme, j’aurais une faveur à te demander.

Le message en poche, l’humain fit ses adieux au démon.

─ Encore merci pout tout Jilam, répéta Quo avant de disparaître avec Mal.

Mú fut le premier à découvrir Jilam. Son regard, chargé d’éclairs, sonnait comme des mots. Tu vas voir ce que tu vas prendre, disait-il. Le jeune homme l’ignora, encore trop marqué par les évènements récents et la route nocturne à travers bois pour songer à l’orage qui couvait en l’attendant.

Quelle ne fut pas sa surprise de tomber sur une Nellis occupée à ses fourneaux, pas fâchée pour un sou, mais froide, plus glaciale qu’un vent polaire. Jilam, qui ne savait pas quel bout prendre afin de démêler le nœud de ses pensées, commença par s’excuser.

─ Comment c’était le crâne ? l’interrogea Nellis, un soupçon de chaleur dans le ton, tandis qu’elle le débarrassait de son sac.

─ Le quoi ?

─ Le crâne. T’as tellement faim que tes neurones hibernent ? Hé ! Où sont les bonfrères ?

─ Hein ?

─ Les champignons, s’énerva la sorcière en montrant le sac vide.

─ Ah… Euh… Oui… Désolé.

Une pyramide de sourcil accueillit sa pauvre excuse.

─ T’es vraiment pas possible quand tu t’y mets. Tu crois que si je te mets en terre il poussera quelque chose de potable ?

Le sarcasme réveilla assez Jilam pour qu’il se souvienne de certains éléments.

─ J’ai pas de champignons, mais j’ai une mission.

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