Le Conte de la Sorcière des Bois 10. Pacte avec le démon

6 mins

La déesse de l’aube ouvrait à peine l’œil quand Nellis et Quo émergèrent du bois. Les ombres recouvraient la vaste clairière, plongée dans le silence.

─ On s’en est sorti finalement, se réjouit la démone.

La sorcière resta muette. Elle fit une énième tentative pour contacter Mú, sans plus de succès.

Toutes deux explorèrent les champs en friche sans se soucier de l’obscurité, jusqu’à tomber sur la fameuse maison que Quo souhaitait leur montrer à l’origine de cette désastreuse expédition.

─ Je vous avais bien dit qu’elle était là !

En réponse, Nellis lui adressa un sourcil droit particulièrement pointu. Dessous les entailles de ses yeux, elle portait d’affreuses valises. Jamais, de ses souvenirs, elle ne s’était sentie aussi lasse. Seule l’angoisse la maintenait debout et alerte.

─ On dirait qu’il n’y a personne, conclut-elle après inspection de la maison silencieuse.

─ Je ne serais pas si catégorique, opposa Quo dont les sens dépassaient de loin les siens.

Un rictus aux lèvres, la démone s’en alla pour contourner la bâtisse mangée par la végétation chaotique. La sorcière, soupçonneuse, lui emboita le pas. Derrière la maison se trouvait un jardin ; enfin, ce qui avait été autrefois un jardin et que les chardons occupaient dorénavant. Et au fond de ce jardin, dans un coin d’herbe, se trouvait tout un groupe. Nellis crut un instant qu’ils pique-niquaient. En réalité, ils étaient simplement assis par terre.

En s’approchant, elles tombèrent sur une vingtaine de silhouettes tordues aux visages hagards. Ces gens, tous humains, avaient tout l’air d’être perdus. Nellis nota un enfant qui enlaçait un couple qui devait être ses parents. Tous les trois pleuraient à chaudes larmes.

Tout ce petit monde recula d’horreur en apercevant la démone et la sorcière, qui avaient l’habitude de ce type de réaction.

─ Pardon, les interpela Nellis, hésitante. Euh… Nous cherchons un jeune homme et un gros furet tacheté. Vous les avez vus ?

La peur les paralysait si bien que personne n’osait faire un geste ou émettre le moindre son. L’enfant s’approcha alors calmement et leur adressa un grand sourire.

─ Ils sont là-bas, dit-il joyeusement en pointant du doigt un talus à l’ombre d’un haut noyer.

Le souffle court, Nellis se précipita vers Jilam, accroupi au pied de l’arbre. Quand il la vit, un immense sourire illumina son visage contusionné.

─ Te voilà enfin !

La sorcière l’enlaça avec force, la douleur de ses membres effacée. Les larmes lui montaient, elle le sentait, mais pas suffisantes pour se déverser. Elle interrompit soudain leur étreinte pour le frapper.

─ Tête de troll !

─ Aïe ! Attention ! gémit Jilam en se massant l’épaule.

Elle nota alors la présence de Mú, lové sur les genoux du jeune homme.

─ Je comprends pourquoi tu ne répondais pas, maudit rat, lui adressa-t-elle en constatant le sommeil profond dans lequel il était plongé.

─ Ne le gronde pas. Il a été incroyable aujourd’hui.

Nellis fixa son mari retrouvé comme si sa tête avait été remplacée par celle d’une chèvre. Passant sur ce paradoxe de l’univers, elle examina son état.

─ Je te jure. À partir de maintenant, je te sors en laisse.

Et une partie d’elle le pensait sérieusement.

─ J’ai déjà testé, merci, dit-il en désignant son cou violacé.

─ Qu’est-ce que c’était ?

─ Un rideau étrangleur.

Le sourcil gauche de la sorcière salua l’explication.

Quo arriva en compagnie de Luc, qui ne se montrait aucunement effrayé par la démone.

─ Jilam ! Heureux de te revoir en un seul morceau.

─ Heureux de l’être, Quo.

─ Oh ! Mon pauvre petit. Tu as dû être brave pour te retrouver dans cet état, s’exclama cette dernière, d’un ton subitement inquiet.

─ C’est vrai que j’ai rarement vécu pire… commença Jilam avant de s’interrompre en voyant la démone se pencher vers Mú.

─ Pas de chasse pendant un moment, commenta Nellis tout en s’amusant du coin de l’œil du malaise de son mari. Dis Jilam, qui c’est cet enfant ? désigna-t-elle Luc qui lui souriait en la fixant béatement.

─ Je suis Luc, et toi tu es Nellis. J’ai beaucoup entendu parler de toi.

Ce fut au tour de Jilam de s’amuser du malaise de son épouse.

─ Ah… Euh… Oui… C’est bien… Je…

Laissant Luc à la joie de retrouver ses parents, tous les trois entrèrent dans la maison. Là, Jilam entama le récit de leur périple.

─ J’ai bien cru que nous étions fichus. Et puis, quand j’ai ouvert les yeux, on se trouvait toujours dans la chambre… et il était là.

Leurs regards suivirent le sien en direction de l’homme nu recroquevillé contre le mur aux arbres et aux oiseaux de la chambre de Luc. Sa barbe et ses cheveux hirsutes laissaient entrevoir ses yeux noyés par la peur.

─ Que va-t-on faire de lui ? questionna Jilam.

─ À ton avis, lui répondit Nellis d’une voix franche.

─ Non ! On ne va pas le tuer maintenant qu’il est redevenu humain.

─ Tu ne veux quand même pas le laisser filer après ce qu’il a fait ?

─ Et pourquoi pas ? intervint Quo auquel le couple adressa en simultanée des regards ahuris.

Sans autre explication, la démone s’approcha du mercenaire qui avait tout l’aspect d’un vers face à elle. Le vers se recroquevilla davantage en cherchant à se réfugier dans le mur. Quo lui sourit pour le rassurer en plaçant une main affectueuse sur son épaule, puis l’aida à se relever. Les traits hagards de l’homme qui fut une maison la dévisagea d’un air incrédule. La démone continuait à lui sourire sans dire un mot. Toujours muette, elle désigna la porte de la chambre et l’invita à partir. Il marqua une courte hésitation avant de déguerpir avec l’assentiment de Nellis et Jilam qui gardaient l’entrée.

─ Tu peux nous expliquer ? s’enquit le jeune homme incrédule.

Mais la sorcière, elle, avait compris.

─ C’est réglé, dit-elle.

─ Quoi ? Qu’est-ce qui est réglé ?

Elle ignora Jilam et s’en alla, imitée par Quo. Elle aurait tout le temps de lui expliquer une fois rentrés.

Dehors, ils furent accueillis par Luc et ses parents. Ces derniers se tenaient à plusieurs mètres derrière leur fils et l’effroi se lisait à des miles sur leurs visages.

─ J’ai vu le méchant partir, déclara le garçon, la joie effacée par l’inquiétude.

Quo s’agenouilla devant lui et lui parla d’une voix encore plus douce que d’ordinaire.

─ Ne t’en fais pas. Tu ne le reverras jamais. Je peux t’en faire la promesse.

─ C’est vrai, juré ?

─ Juré.

Luc jeta un regard interrogateur vers Jilam qui lui adressa en réponse un hochement approbateur. Alors le sourire revint à ses joues roses.

Quo se leva pour s’adresser aux parents.

─ Je sais dans quelle situation vous vous trouvez. Jilam m’a tout raconté. Je vous propose de venir chez moi. Ne vous inquiétez pas. Là-bas, aucun prêteur sur gages n’ira vous demander des comptes à moins de vouloir régler le sien.

Jilam sursauta. Quo venait clairement d’inviter la famille de Luc à séjourner sur le territoire des démons. Il y avait véritablement de quoi s’inquiéter.

Tandis que Luc s’acharnait à convaincre ses parents, le trio discutait tout en l’observant d’yeux comploteurs.

─ Ton avis ? demanda Nellis à Quo.

─ J’ai entendu parler d’esprits qui se logent dans des êtres vivants. Cela arrive rarement, mais cela ne signifie pas jamais. En revanche, c’est la première fois que j’observe ce phénomène chez un humain. Je dois l’étudier.

─ L’esprit de Mal te possèderait-il ? l’interpela Jilam que la joie d’être en vie portait vers la plaisanterie.

La démone lui sourit tristement.

─ Il doit apprendre à contrôler l’esprit qui vit en lui. Une chance que nous l’ayons trouvé alors qu’il était encore jeune. Les conséquences auraient pu être bien plus graves que ce dont nous avons été témoins.

─ Je sais que tu t’occuperas bien de lui, conclut Nellis.

Jilam la regarda comme si elle arborait une tête de buffle. À quel moment ces deux-là s’étaient-ils liés d’amitié ?

Grâce aux efforts de persuasion de Luc, ses parents finirent par accepter avec timidité l’invitation de Quo ; sans doute plus par peur des conséquences d’un refus.

─ Je m’en vais de ce pas les conduire, indiqua la démone à l’intention de Nellis et Jilam.

─ Tu n’as pas une chasse à mener d’abord ? s’enquit la sorcière qui reçut en réponse un rictus complice.

─ Les bonnes choses doivent savoir attendre.

Jilam dit au revoir à Luc en promettant qu’ils se retrouveraient.

─ Évite de transformer Quo en arbre.

─ Promis.

Le couple demeura seul avec le groupe des anciens figés.

─ Bon. Il faut maintenant conduire tout ce petit monde hors du bois, proclama Jilam.

─ Pourquoi ? Ils sont bien là.

─ Regarde. Tu as vu leur état. Les bêtes vont les dévorer tout cru.

─ Sérieusement, tu me fatigues ! Pourquoi, dis-moi, est-ce que je me décarcasse pour toi ?

─ Parce que tu m’aimes, affirma prétentieusement Jilam en l’embrassant.

Nellis demeura coite tandis qu’il s’éloignait en direction du jardin privé de son verger. Sa mémoire rescapée se rappelait le garçon perdu et triste rencontré dans la clairière aux étoiles, et elle songea qu’il ne restait plus rien de ce garçon.

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