Une nuit soudaine avait avalé le jour. Terre et ciel frémissaient de concert. Le vent hurlait à s’en déchirer la gorge. Une furieuse chevauchée secouait Cornevalë. Les bêtes du bois, grandes et petites, courant, sautant ou volant, fuyaient pour leur vie. Au milieu d’elles détalaient deux bipèdes. Jilam et Coraïl jetèrent un regard derrière eux et aperçurent les chasseurs à leur trousse. Les uns après les autres, le bois les engloutit, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un : leur chef, le dénommé Farrow. La lutine et les deux humains dénichèrent un refuge tout relatif sous un rocher moussu abritant un terrier.
─ On va crever si on reste là ! hurla le chasseur, les traits déformés par la terreur.
─ Il fallait y réfléchir avant de tirer sale démon !
Jilam stoppa Coraïl avant qu’elle n’égorge l’homme.
─ Nous devons rejoindre à tout prix le village. Nellis saura quoi faire.
La lutine acquiesça malgré la rage qui fulminait en elle.
Un horrible craquement fut leur signal de départ. Chacun luttait pour sa propre vie. Jilam n’osait se re-tourner de peur de s’empêtrer les pieds dans quelque racine traîtresse. Son esprit imaginatif devinait la me-nace invisible, source d’atroces frissons lui grignotant l’échine.
Un instant d’inattention suffit. L’instant suivant, le jeune homme mangeait l’humus, des épines plantées dans les gencives. Sa tête lui tournait au point d’engendrer la nausée. Une main secourable apparut pour le remettre aussitôt sur pieds.
─ Ne traîne pas, lui asséna Coraïl, dont le regard s’écarquilla subitement à la vue de quelque chose.
Avant que Jilam ait pu identifier la cause de son soudain effroi, elle l’entraîna avec force vers un grand pin et lui ordonna de grimper. L’époux de la sorcière obéit sans poser de question. La lutine monta à sa suite, l’aidant à se hisser jusqu’aux premières branches.
Arrivés à mis hauteur, le vent furieux décupla de rage. Les arbres, fauchés par une rafale, se couchèrent comme un seul à la façon d’une rangée de soldats. Jilam et Coraïl, yeux clos, resserrèrent leur étreinte à s’en fêler les côtes autour de leur perchoir. Des essaims d’épines lacéraient vêtements et chair. En dessous se répercutait le grondement de la faune paniquée. Le tronc tanguait, menaçant à tout instant de se briser. Les doigts de Jilam s’enfonçaient dans l’écorce qui en retour écorchait ses paumes.
Le jeune homme osa ouvrir un fragment de paupières et risqua un coup d’œil en bas. Ce qu’il vit lui glaça le sang jusqu’au cerveau. Une marée noire balayait le sous-bois de ses vagues ténébreuses. Tel un banc de poissons, les myriades de cauchemars sinuaient, avides d’esprits à dévorer. Des pauvres animaux fauchés ne restaient que des enveloppes vides, desséchées.
Le souffle effréné de Jilam se coupa net, à l’image d’une corde trop tendue.
Une forme gigantesque se dressait au milieu du banc cauchemardesque. Elle rappelait vaguement un taureau, ou un buffle, le corps gonflé par endroit et atrophié à d’autres, des têtes et des queues lui poussant un peu partout. De la fumée s’échappait de ses multiples nasaux et un feu bleu consumait ses orbites vides. Horreur par-dessus l’horreur : d’énormes excroissances osseuses, rappelant des piquants, émergeaient de la carcasse ravagée, des silhouettes vaguement humaines empalées aux extrémités. Seuls les fusils, encore ac-crochés en bandoulière, permettaient d’identifier les chasseurs, réduits à l’état de charpies et d’os. Rien ne donnait à penser que ces masses sanguinolentes avaient autrefois respirées. Le monstre lourd rampait plus qu’il ne marchait. Et cela en direction du village.
Le cœur de Jilam battait à s’en rompre les côtes tandis que ses poumons juraient d’éclater. Le paysage autour d’eux, le bois, les montagnes, se déformaient à l’image d’une toile peinte retravaillée sans cesse par le pinceau fou. Le monde dans son entièreté semblait lutter contre un trou noir. Le temps s’était arrêté, lui-même aspiré.
La marée noire retirée avec l’engeance des enfers, nos deux oiseaux descendirent de leur perchoir à demi-déraciné, tremblants de la tête aux pieds, bras et joues écorchés. Leurs yeux injectés de sang se fixèrent, captifs de la peur et vacillant à la limite du précipice.
─ Je connais un raccourci ! s’égosilla Coraïl par-dessus le mugissement divin. Dépêchons-nous !
Elle disparut aussitôt, Jilam sur ses talons. Ce dernier manqua de la perdre de vue plusieurs fois tant elle était agile à traverser les taillis épineux, sauter les crevasses, éviter les branches basses. Une vraie sauterelle. À côté, lui-même jouait le rôle d’un éléphant. Dans sa course effrénée, la lutine faillit buter avec le chasseur survivant qu’ils avaient perdu de vue.
─ C’est l’Enfer ici !
La voix de l’homme était l’incarnation même de la terreur.
─ C’est assez évident, non ? Lève tes fesses avant que le diable rapplique.
Et Jilam, le prenant par le col, le remit sur pieds et le poussa à courir après Coraïl déjà éclipsée.
La chance fut de leur côté car la bête et ses légions n’avaient pas encore atteint le village à leur arrivée. Nellis se précipita au cou de Jilam, fureur et soulagement bataillant sous la toison blanche. Brayman Syggmore enlaça sa fille. Ses bras entouraient sa taille et le menton de Coraïl caressait la pointe de son chapeau.
Le clan de la Chouette observait avec anxiété mêlée d’incrédulité la nuée sombre se rapprocher. Plu-sieurs lutins entouraient le chasseur tétanisé.
─ Qui c’est çui là ? interrogea d’un ton grincheux l’un d’eux au chapeau garni de houx.
Coraïl livra son récit dans un flot torrentiel et ininterrompu. Lorsqu’elle se tut, le souffle court, les vi-sages autour d’elle affichaient tous l’effroi à différents niveaux.
Le clan chercha à lyncher le chasseur mais Syggmore les en empêcha.
─ Assez ! Croyez-vous que nous ayons le temps pour ça ?
Et sur ces mots, le Brayman, qui avait donné à Jilam l’image d’un roc, s’affaissa, le visage plongé dans les mains, et sa voix n’était que déchirantes lamentations, se couplant parfaitement avec le sifflement perçant de l’air.
─ La nuit avalera les yeux de la chouette qui plus jamais ne contempleront la lumière. La prophétie vi-sait juste. Cornevalë va disparaître.
─ Non père ! Je refuse qu’il en soit ainsi !
La vindicte de Coraïl redressa son père. De grosses larmes s’écoulaient de ses orbites caverneuses et imbibaient sa barbe touffue.
─ Ma très chère enfant… Il est des choses que nulle volonté, même les plus ardentes et inflexibles, ne saurait vaincre.
─ Personne, pas même toi, n’aurait pu empêcher maman de nous abandonner.
Elle agrippa son père par les épaules et le serra à la limite de lui broyer les os.
─ Mais jamais, ni toi, ni moi, n’abandonnerons le clan. Même si nos actions sont vaines, nous devons quand même essayer.
─ Qui t’as appris pareille sottise ?
─ À ton avis ?
Syggmore esquissa un sourire triste emprunt de fierté, identique à celui qu’affichait Coraïl.
─ Vous l’oubliez peut-être, mais vous avez une sorcière dans vos rangs, intervint Nellis, aussi implacable que la lutine. Il existe un moyen pour sauver Cornevalë.
─ Vraiment ? questionna Syggmore, le regard luisant d’espoir.
─ Oui. Nous allons contredire votre prophétie, mon cher Brayman.
Sur son épaule, Mú imitait sa posture de maîtrise et donnait même l’illusion qu’il dressait les sourcils avec autorité comme elle.
─ Que comptes-tu faire ? s’enquit Jilam.
─ Moi ? Rien.
Les traits de la sorcière s’assombrirent soudain et elle marqua une courte pause avant de poursuivre.
─ Nous devons nous rendre à l’étang sacré, là où réside l’esprit gardien.
─ Mais le Mal Sombre approche à grands pas ! protesta de vive voix Coraïl. Toi seule peux le repousser.
Nellis lorgna d’étrange façon sa pseudo-rivale, sourcil gauche méchamment froncé.
─ Pour une fois que tu daignes reconnaître mes talents, tu me surestimes.
Le mot fit lâcher un hoquet à Jilam. Son épouse avait-elle vraiment dit ça ?
─ Même en libérant la totalité de mon pouvoir, je ne peux espérer tenir tête seule face à une horde d’esprits déchaînés, désolée. Je ne vois qu’une solution. Vous n’avez pas le choix.
Le lutin au chapeau de houx s’avança.
─ Moi j’fais confiance à la sorcière ! s’adressa-t-il avec vigueur au Brayman et à sa fille. Elle nous a tou-jours aidés quand y fallait. J’vois pas pourquoi ça changerait.
Syggmore devint le carrefour de tous les regards, qui d’une seule vague se dressèrent tous au ciel. Les nuages infernaux recouvraient désormais la clairière du village. Telles les cendres d’un volcan, ils vrombis-saient en lâchant des éclairs bleus. Jilam et Coraïl entendirent à nouveau les déchirements du vent furieux.
─ Cet orage… On dirait…
Nellis fut interrompue par un éclair qui frappa de plein fouet la statue de la chouette au centre du vil-lage. Les jambes fléchirent et les dos se courbèrent, mains en éventail devant les yeux. La sculpture carbonisée et fumante se dressait toujours fière malgré son triste état.
─ Qu’est-ce que…
Encore une fois, la sorcière n’acheva pas de formuler ses pensées. Les yeux de la statue s’allumèrent d’une clarté saphir irréelle, irradiante de haine. La chouette vivante déploya ses ailes de sapin et ébouriffa ses plumes d’écorce, avant de s’envoler dans un bond qui souleva le sol. Le monstrueux volatile poussa un cri enragé, perçant et les éclairs déchirèrent le ciel derechef.
La démence s’empara du clan qui se dispersa en tout sens. Seuls demeuraient stoïques notre couple, le père et sa fille, ainsi que le chasseur, mais lui la peur le paralysait.
Après s’être dressé haut, parmi les nuées de cendres, l’oiseau de bois piqua en direction du sol. Le choc souleva un geyser de lutins. Ses serres écrasaient, lacéraient, tranchaient les pauvres petits êtres qui cher-chaient le couvert des arbres, tandis que ses ailes déchaînées balayaient les belles huttes florales d’argile et de brindilles.
Syggmore poussa un hurlement à briser le cœur d’un démon. Coraïl et ses chasseurs, de leur côté, s’acharnaient à décocher volée de flèches après volée de flèches qui, toutes, rebondissaient sur leur cible comme de vulgaires brindilles.
Nellis s’élança alors. Mú sauta de son épaule sur celle de Jilam. La sorcière se transforma en une fraction de seconde. La chouette blanche était plus ou moins aussi imposante que la statue animée. Une terrible lutte s’engagea, déchirant le ciel aux côtés des éclairs. Un duel de titans. Serres et becs, au moindre choc, déversaient une pluie d’étincelles. On aurait dit que le carnage avait ouvert une brèche dans la voûte céleste et que toutes les étoiles se déversaient sur la terre tel le contenu d’une outre percée. Mais au lieu d’eau, c’était une averse de feu. Les huttes s’enflammaient les unes après les autres et les braises volantes formaient des tourbillons. Le spectacle joignait les contraires : l’effroyable au grandiose, le désespoir à l’ébahissement.
Brayman Syggmore et Coraïl hurlaient d’aller chercher des seaux. Jilam se joignit à eux, Mú en soutien. Mais il en restait bien peu pour combattre l’incendie après que le gros du clan se soit évaporé dans le bois.
Entre feu et eau, Jilam ne cessait de dresser un regard angoissé vers son épouse.
─ Elle est en difficulté, confia-t-il, terrifié, à Mú, tout aussi agité, puis aux deux lutins.
─ Je peux l’atteindre d’ici ! affirma Coraïl en empoignant de nouveau son arc.
─ Tu n’arriveras jamais à blesser pareil monstre, protesta Jilam. Tu risques seulement de toucher Nellis.
─ Cette chose est faite de bois. Il suffira d’enflammer la flèche, intervint Syggmore qui avait suffi-samment retrouvé ses esprits.
─ Le vent éteindra la flamme avant qu’elle n’atteigne sa cible, protesta sa fille, mais il ne l’écoutait pas.
─ Attends-moi là ! Viens Jilam.
Tous deux se précipitèrent à la hutte du Brayman.
─ Par la trompe de Krik ! Où l’ai-je rangé ? s’énerva le vieux lutin tandis qu’il mettait sans dessus-dessous son atelier.
Le bric-à-brac volait de toute part en se brisant sans jamais étouffer l’écho terrifiant du combat aérien.
─ Qu’est-ce qu’on cherche exactement ?
La barbe blanche grisée de poussière émergea alors triomphante d’une montagne d’objets en morceaux, brandissant une sorte de gros briquet en cuivre.
─ Haha, le voici !
Il se précipita aussitôt dehors sans attendre Jilam. Ce dernier constata que les deux chouettes avaient perdu de l’altitude dans leurs efforts pour se massacrer.
Nellis bataillait de toutes ses forces, mais ses serres se contentaient d’entailler le bois de sapin sans endommager la conscience à l’intérieur de la statue envoûtée. Déjà, elle souffrait de trois ou quatre blessures. Son aile droite l’élançait atrocement. Bientôt, elle ne pourrait plus rester en vol. Toute sa concentration lui servait à éviter un coup fatal. Les yeux saphir la dévoraient d’une haine démente, abjecte, et ne seraient repus que lorsqu’elle chuterait.
Loin en bas, Brayman Syggmore, haletant, confiait l’étrange briquet à sa fille.
─ Ce briquet produit un feu capable de consumer la pierre. Et une tempête ne saurait l’éteindre, expli-qua l’inventeur d’une voix tiraillée par la colère. À toi de jouer mon enfant. Brûle-moi ce démon !
Coraïl s’empressa d’encocher sa flèche, préparée avec du tissu imbibé d’huile de pissenlit, et son père d’activer le briquet miracle. Sauf qu’aucune flamme n’en sortit.
─ Par les miches de Misk ! Tu vas marcher !
Après une demi-douzaine de tentatives et autant de jurons, une flamme rose émergea enfin. Malgré le vent furieux, elle bouta le feu sans difficulté à la flèche, que Coraïl pointa droit vers les cieux. Les éclairs se reflétaient sur son visage concentré.
Le tir partit. L’étoile rose fila droit en direction des deux titans volants… et de peu manqua la chouette aux yeux saphir. Nellis ne remarqua rien.
Dans un orage de jurons, la lutine se hâta de tirer une autre flèche de son carquois et de la bidouiller. Jilam détestait se sentir impuissant pendant que son épouse courait un danger mortel. Syggmore enflamma à nouveau la pointe et la Chasseresse Royale banda son arc pour une seconde tentative.
─ Allez Nellis. Allez, marmonnait-elle. Immobilise-la. Juste une seconde.
Jilam se tourna vers Mú, dont le troisième œil au milieu du front s’ouvrit. Aussitôt Nellis sut ce qu’ils mijotaient. Dans un effort qui manqua de lui coûter un œil, elle parvint à immobiliser une fraction de seconde son ennemie. Son regard capta une infime étoile rose filante. Puis la chouette en sapin s’embrasa subitement. Pour ne pas être prise dans le brasier, la sorcière s’écarta d’un puissant battement d’ailes. L’instant suivant, les flammes roses drapaient toute entière la sculpture envoûtée. À l’intérieur, l’esprit possesseur poussa un long cri d’agonie, puis se tut. La statue retomba enfin sous la forme d’une pluie de cendres.
Jilam accueillit son épouse lorsqu’elle atterrit, de nouveau elle-même. Sa peur avait été telle que l’usage des mots lui échappa momentanément. Il tressaillit à la vue du bras de Nellis.
─ Ne t’en fais, lut-elle dans son regard. Rien que quelques gouttes d’essence de limassol ne sauraient soigner.
Puis elle aperçut Coraïl.
─ Joli tir.
La lutine lui accorda un infime hochement de tête.
─ Ce n’est pas fini. Le village est toujours menacé.
Elle pointa la nuée volcanique zébrée d’éclairs bleus.
─ Tu as dit que tu avais un plan.
─ Je vous dirai tout une fois que nous serons à l’étang.
Syggmore héla le lutin au chapeau de houx.
─ Bodbrock. Rassemble tout le monde dans les marécages. Ne laisse personne derrière.
─ Oui Brayman ! Heu… On fait quoi d’çui là ? pointa-t-il le chasseur resté prostré dans la même position fœtale depuis le début.
─ Emmenez-le et pas touche à un de ses cheveux… Bon. Vous pouvez en tirer un ou deux.
Un violent coup de pieds réveilla le dénommé Farrow de sa torpeur. Ses chausses étaient trempées.
Pendant que le clan de la Chouette évacuait le village en feu en direction des marais, Nellis, Coraïl, Jilam, Syggmore et Mú se dirigèrent en toute hâte vers l’étang sacré. En chemin, ils croisèrent plusieurs bêtes envoutées que la sorcière n’eut aucun mal à libérer.
─ Tant qu’ils ne sont pas nombreux, ça va.
Ils arrivèrent ainsi devant l’étang sans encombre. Le cadavre du saule pleureur en son centre constituait l’unique indice des récents évènements. Le lieu de crime respirait une étrange tranquillité comparée au chaos furieux qui régnait partout ailleurs dans la vallée. Les cinq compères levèrent les yeux sur le Mont Dragon dont l’immense silhouette continuait de sommeiller comme si de rien n’était.
─ Quelle est cette étrange sensation ? s’interrogea Coraïl.
─ Le pouvoir de l’esprit veilleur imprègne encore le lieu, conta la sorcière. Il faut faire vite.
De sa sacoche, qu’elle avait pris soin d’emmener avant leur départ, elle déballa tout un attirail d’ustensiles et d’ingrédients, puis commença à préparer ses mixtures. Les quatre autres la regardèrent avec inquiétude.
─ Que fais-tu là ? demanda Syggmore.
─ Cela nous permettra d’ouvrir une porte vers le monde des esprits. Pour ça, il me faut l’essence d’un esprit. Pas très compliqué vu que tout ici a été nourri par lui. Je vais ensuite diluer l’essence dans l’eau de l’étang.
─ Pourquoi ? questionna Jilam.
─ L’eau est le parfait miroir entre notre monde et le leur. L’élément idéal pour communiquer. Mais nous n’aurons le droit qu’à une seule chance.
─ Une seule chance pour quoi ? Par Krik et Misk ! Tu nous dire ce que tu complotes !? s’emporta Coraïl.
Les traits de Nellis se crispèrent sans qu’elle interrompe sa tâche. Son regard refusait de croiser celui insistant de la lutine, se concentrant sur son unique main valide attelée à moudre l’humus récolté sur la berge. Son époux reconnaissait les signes de l’hésitation chez elle. Il s’agenouilla à son côté, posa une main sur son bras épargné et, d’un simple regard, lui transmit ses pensées. Enfin, la sorcière daigna sortir la tête de son moule.
─ Pour rappeler l’esprit dans notre monde, le faire renaître, il lui faut une enveloppe dans laquelle s’incarner.
─ Tu veux dire… commença Jilam. Un être vivant ?
Elle hocha la tête.
─ Dans ce cas, il suffit de dégotter n’importe quel animal, affirma Coraïl d’une voix tremblante.
Son regard enflammé se porta sur Mú qui hérissa ses poils tachetés.
─ Non. Il faut un sang dans lequel coule l’essence de l’esprit que l’on souhaite faire renaître.
Perçant son calme apparent, une pointe de colère vrilla à travers ses paroles.
─ Et il n’y a plus un animal dans cette vallée. Ceux qui en ont réchappé se sont enfuis dans les mon-tagnes, même les vers de terre. Il n’y a plus que nous cinq. Et Jilam, Mú et moi sont exclus.
Coraïl poussa un profond soupir de résignation.
─ Très bien. Si c’est la volonté du destin. Que dois-je faire ?
─ T’immerger dans l’étang une fois que j’aurais ouvert la porte.
Sans une once d’hésitation, la lutine déposa son arc et se débarrassa de ses fourrures, puis s’avança sur la berge, résolue, mais son père s’interposa. Sous son bonnet, le Brayman arborait une mine farouche, bien loin du visage larmoyant que Jilam et Nellis avaient observé au village.
─ Que fais-tu, père ? Je dois y aller. C’est mon devoir, en tant que Chasseresse Royale.
─ Assez de sottises, enfant. Ton devoir est de veiller sur le clan, en tant que Braywom.
─ Le temps presse !
─ Je ne te le fais pas dire, rétorqua-t-il avec tristesse. Il passe si vite. Tu t’en rendras compte en vieillis-sant, quand tu auras trois mille huit cent lunes comme moi. En attendant, je compte sur toi.
─ Par la queue du dragon ! Vieux gland rabougri ! Écarte-toi !
─ Ce n’est pas aux enfants de se sacrifier pour leurs parents.
Coraïl n’aurait eu aucun mal à écarter Syggmore, et pourtant, la grande fille restait coite face à son petit paternel. Chacun implorait l’autre du regard au son des incantations de Nellis.
─ C’est prêt !
Les deux lutins tressautèrent comme surpris par le gong des cloches.
─ Je le suis aussi très chère, parla le premier Syggmore.
Coraïl demeura muette, ses yeux émeraude étincelants vissés sur son père.
La sorcière versa l’essence d’esprit dans l’étang qui se teinta sur toute sa surface d’une lumière or-argentée lui donnant l’aspect d’une étoile tombée sur terre. Un souffle, semblable à une tiède brise printanière, s’échappait des eaux miroitantes dont les reflets dansaient sur la carcasse du pauvre saule pleureur.
La main charpentée du père caressa tendrement la joue de sa fille. D’un doigt calleux, il effaça une larme qui perlait.
─ Où que je sois, je veillerai sur toi. À chaque instant tu occuperas mes pensées.
─ Ce n’est pas juste. Tu as déjà tant sacrifié pour le clan, pour la vallée, pour moi.
─ Oui. C’est à toi à présent que la tâche incombe. Je sais que tu l’accompliras plus brillamment que ja-mais je ne l’ai fait. Tu es la fille que tout père rêve d’avoir. La plus maline, la plus forte et la plus têtue qui soit.
La douleur transparaissait au travers de son amour débordant.
─ Tu ne peux pas partir maintenant, gémit Coraïl dont la bravoure reposait à terre avec son arc. Tu dois m’apprendre encore tant de choses. Maman… Tu dois me parler d’elle.
Le père embrassa sa fille et leurs larmes se confondirent.
─ Pardon… Pardon… J’aurais dû te parler d’elle plus tôt. Je mettais mon silence sur le dos de ta colère, alors qu’en réalité je ne cherchais qu’à me préserver. Je l’ai tant aimée tu sais. Et je t’aime plus encore. Tu me la rappelles tellement.
Ses doigts d’inventeur se mirent à retracer chaque trait du visage de Coraïl, jusqu’à la plus infime fos-sette, comme pour les ancrer en mémoire.
─ Reste avec moi s’il te plaît, supplia une dernière fois la lutine aux pieds vacillants.
─ Je l’aimerais. Oh oui, par Krik et Misk ! Je le voudrais plus que tout au monde.
Des sanglots commençaient à lézarder sa muraille de certitude. Avant qu’elle ne s’effondre, le vieux lutin se détourna. Il se retourna pour saluer d’un geste de la main Jilam.
─ Si quelque chose t’intéresse dans mon bazar, je te le laisse.
Le jeune homme ancra dans sa mémoire la longue barbe blanche touffue auréolée de gaieté malgré les regrets.
Enfin, Syggmore et Nellis se fixèrent. Sans un mot, le Brayman confia à la sorcière son bonnet, puis s’enfonça dans les eaux illuminées de l’étang.
Le vent recommença à hurler. Le bois tout entier se souleva. Du couvert des arbres émergèrent les ombres, cauchemars vivants, et au milieu de leur essaim vorace, la bête aux multiples têtes se dressait dans toute sa monstruosité, auréolée de fumée noire, les carcasses toujours fichées sur leurs pals. De ses brasiers elle observait les proies vulnérables près de l’étang doré. L’une des maigres silhouettes, celle immergée dans l’eau luminescente, lui fit signe.
─ Sur la trompe de Krik et les fesses de Misk, foi jurée, mochetée : tu vas détaler de mon palier !
Et le Brayman du clan de la Chouette s’immergea.
Nellis, Mú sur l’épaule, fit signe à Jilam et Coraïl de se placer derrière elle, puis dressa une bulle magique autour d’eux.
─ S’il ne reparaît pas bientôt, nous sommes fichus.
Le ciel hurlait à faire éclater les tympans. Le fracas des grands sapins qui plient sous les rafales. Les es-saims d’épines tranchantes. Les éclairs bleus embrasant la gueule d’un vortex ténébreux.
Et puis, soudain, une explosion souleva l’étang duquel émargea une colonne dorée. La lumière s’intensifia jusqu’à dissiper le Mont Dragon. Le vent redoubla ses cris… non plus de fureur mais de douleur. Les éclairs se réfugièrent sous la nuée sombre et cette dernière galopa derrière les montagnes. Les ombres-cauchemars s’envolèrent en panique. Nombreuses furent celles happées par la gueule du nouveau soleil qui surplombait Cornevalë.
Quant à la bête infernale, elle fut tout bonnement annihilée. Car la vie consume la mort autant que la mort la consume.
Le Mal Sombre fut ainsi chassé de Cornevalë.
Le sacrifice de Brayman Syggmore ne devait pas être oublié. Sa fille et son clan y veilleraient avec soin. En lieu et place de la chouette réduite en cendres, les lutins dressèrent au centre de leur village l’image de leur vaillant chef, afin qu’il veille toujours sur eux. Les huttes calcinées furent rebâties, plus belles et plus robustes que les anciennes. On pleura et honora les morts. On célébra la faune qui avait péri. On restaura la flore. Tout ça avec l’aide de Nellis, et le soutien – plus spirituel que physique – de Jilam.
Quant à Farrow, l’orgueilleux chasseur d’esprits, il œuvra à réparer les conséquences de sa vanité. Les lutins lui confièrent le surnom « affectueux » de Pisse-au-Lit, car il mouillait souvent ses draps la nuit, à cause de ses cauchemars.
Un an plus tard, la sorcière et son époux retournèrent à Cornevalë afin de commémorer le souvenir de Syggmore. Braywom Coraïl les accueillit avec les honneurs dignes des rois lutins – au grand plaisir de Nellis. À la tombée de la nuit, le clan se réunit autour de l’étang sacré.
Au moment où s’éteignit la dernière flamme du crépuscule, il apparut, au pied du saule pleureur res-suscité. Le grand buffle d’eau. Son pelage était noir d’ébène, ses cornes brillantes comme l’ivoire. Et de ses nasaux s’écoulait en cascade une ample barbe blanche. Quant à ses yeux, ils respiraient la gaieté.
Le buffle s’abreuva, avant de plonger dans l’étang qui s’illumina, telle une piscine d’or blanc, identique au jour où fut chassé le Mal Sombre. Pleurs et bonheur étreints ondulaient à la surface miroitante où ciel et terre se confondaient. Timbales, bols et tasses puisèrent le nectar et les estomacs se remplirent à satiété. Les lutins burent, encore et encore, sans que le réservoir ne se tarisse. Ils burent jusqu’à oublier pourquoi ils étaient là et même leur identité. Et Jilam et Nellis burent avec eux.
Larmes de chagrin dansèrent avec larmes de joie, dans un ballet de feu et d’eau sous un ciel parsemé de lanternes. D’autres lanternes veillaient les rêves du dragon. Et d’autres encore les souvenirs d’un jeune garçon.
Une seule chose à retenir : il n’est aucun mal que l’amour ne sache consoler.
Vous maniez l’utilisation des métaphores a merveilles
Et avez une imagination qui n’est pas a contesté. Remplis de personnes et détaillés
Chapeau de parvenir à synchroniser tout cela si simplement !
Félicitations. Je lis un peu dans le désordre mais j’aime tout de même !
Mais vos tournures de phrases ! Chapeaux !
Vraiment, merci beaucoup… Ca fait super plaisir de voir son travail reconnu et apprécié. J’aime beaucoup écrire cette histoire que je trouve rafraîchissante malgré les côtés sombres ^^
Superbe chapitre !