Le Conte de la Sorcière des Bois 15. Farce au miel

8 mins

Jilam appréciait les promenades tardives. La chaleur froide précédant le crépuscule. Le clair de lune baignant dans l’éclat du soleil. La paix du bois alors que ses habitants se terrent en prévision des ténèbres et que la vie nocturne sommeille encore.

Du moins, d’ordinaire, il appréciait.

─ Cinq ans. Pourquoi tu la réclames maintenant ?

─ Si tu ne veux pas y aller, indique-moi l’endroit et j’irai.

─ Réponds-moi simplement.

Mais aucune réponse n’était venue. Au terme de leur dispute, excédé, il s’était contenté de sortir de la tanière du chêne, la mine renfrognée, des noms d’oiseau suspendus aux lèvres.

Du jour au lendemain, sans crier gare, Nellis était venue lui réclamer la pierre de souvenirs qu’il conservait cachée depuis le jour où elle lui avait confié. « Pourquoi maintenant ? » Combien de fois lui avait-il posé la question ? Et encore combien de fois se la répétait-il depuis son départ ?

Se peut-il qu’elle se soit lassée de cette vie ? Non, je refuse de le croire. Ces cinq années ne signifient pas rien. Je peux au moins me targuer de la connaître suffisamment pour savoir qu’elle ne me tournerait pas le dos aussi facilement. Mais… Je connais la Nellis d’aujourd’hui. J’ignore tout de la sorcière d’hier.

Tourmenté par ses craintes, longtemps enfouies car jugées jusqu’ici futiles, il se trompa plusieurs fois de chemin et dut se contraindre à laisser de côté ses réflexions le temps de s’y retrouver. Au fond de lui, il souhaitait avoir oublié l’emplacement. Cette part égoïste tremblait de peur à l’idée que Nellis puisse l’abandonner ; qu’il se retrouve de nouveau seul. Quand on a longtemps affronté la solitude, la simple idée d’y replonger devient aussi insupportable qu’une aiguille enfoncée dans le cœur. Jilam avait pleinement conscience que tout ce qu’il possédait aujourd’hui, et qu’il avait longtemps rêvé, il le devait à Nellis. Sans elle, il n’était rien, et une part de lui méprisait cette dépendance, cette faiblesse.

─ Des sottises d’adolescent tout ça ! cria-t-il à l’attention du bois.

Une nuée de grives givrées effrayées s’envola.

─ Elle m’aime, murmura-t-il pour lui-même, à de multiples reprises afin de taire la voix médisante qui lui chuchotait des insanités.

Chassant les vilaines pensées, il se concentra derechef. Je suis perdu ? Une pincée d’espoir suivait cette pensée. Il avait marché six kilomètres sud-sud-est, toujours dos à la lumière couchante, et aurait déjà dû apercevoir l’autel aux esprits. À l’époque où il était venu cacher la pierre de souvenirs, le bois arborait sa frêle robe d’automne. À présent, il se dandinait dans sa luxuriance estivale, et les pluies récentes avaient encore accentué le méconnaissable du paysage. Cela équivalait à identifier un visage aperçu des années auparavant sous une barbe fournie et des rides nouvelles. Un vrai casse-tête !

Jilam avait toutefois pris soin de sculpter sa mémoire par des sillons profonds. Il le regrettait aujourd’hui. Son serment de ne jamais décevoir Nellis se retournait contre lui. Aussi finit-il par repérer, derrière un taillis de groseilles sauvages, l’autel aux esprits – un rocher peint de motifs, probablement à partir de sang ancien, et que la mousse refusait de coloniser. Son offrande déposée, le jeune homme poursuivit sa route. Plein ouest durant six cents mètres, droit vers la Dame du Couchant. Arrivé devant l’érable, encore soixante mètres en pente descendante. Malgré la végétation drue, Jilam reconnaissait à présent les lieux visités cinq ans plus tôt. Le bosquet n’allait pas tarder à apparaître.

Sauf qu’en lieu et place d’un bosquet, Jilam tomba sur une vaste clairière. Il arpenta le cercle herbeux, incrédule, puis explora les alentours.

─ Sûr et certain que c’était là. J’en mettrai ma main au feu. Dites-moi que c’est une blague !

─ Perdu quelque chose ?

Jilam sursauta. Ses yeux inquiets balayèrent les rangées de troncs sans rien discerner.

─ Là-haut pie de moineau !

Il dressa la tête. Le gnome le lorgnait, allongé nonchalamment sur une branche.

─ Il y avait un orme ici, héla le jeune homme en pointant la clairière.

─ Oui, oui. Dingue, dong ! Parti. Envolé. Enfui. Échappé. Déguerpi. Mais Fanfaron sait où il a atterri.

Sur ces mots, le gnome sauta de son perchoir et retomba avec une étonnante souplesse, puis se mit à sautiller autour de Jilam en le détaillant à la manière d’une drôle de créature. Il portait une sorte de vêtement en mousse lui conférant un aspect mal dégrossi.

─ Dingue, dong ! Fanfaron sait tout c’qui s’tramasse dans la fougasse. Il peut t’marron contre une farce.

─ Désolé, je ne pige rien à ce que tu dis, s’agaça Jilam, persuadé qu’on se moquait de lui.

─ Oh oh ! Pas très malin le p’tiot humain. C’est la sorcière qui va s’vénère. Merlot les arbrisseaux ! Oh gravace, perdu-du-du-du !

Aucun doute possible : le gnome était fou.

─ Je n’ai pas le temps d’écouter tes âneries.

─ Oh non, non, non ! Grognon qu’il est le cham-cham, le champignon.

Jilam se retint de lui décocher un coup de pieds. Le gnome sentit la menace et battit en retraite, sans cesser ses énervants caquètements de fouine.

Le jeune homme songea à Nellis. Qu’est-ce que je vais lui raconter ? Ces temps-ci, la sorcière était de très méchante humeur, loin de ses accès habituels. Jilam accusait un sommeil dérangé. Elle passait la moitié de ses nuits dehors, au point qu’il ne s’étonnait plus de ne pas la trouver à son réveil. L’autre jour, dans un coup de colère, elle avait carrément incendié son bureau à lui avec ses travaux du moment. Sa soudaine envie de retrouver ses souvenirs extirpés, bien que surprenante, n’était sûrement pas anodine.

─ Tu peux vraiment m’aider ? interrogea-t-il le gnome.

─ Farce contre farce, face de Fanfaron !

─ Oui ou non ?

─ Viens t’le dire. Un service prémices, et puis la lice !

Jilam saisit sa tête. Il regrettait déjà.

La clairière du vieux chêne vrombissait d’un terrifiant boucan. La moitié du bois s’était réveillé d’effroi. Même les étoiles semblaient se rétracter dans l’ombre du disque lunaire.

─ RÉPÈTE ! TU AS QUOI !!!

Les cheveux blancs de la sorcière flottaient dans l’air chargé d’électricité. Ses yeux se découpaient en deux éclairs dirigés droit sur la silhouette ramassée de Jilam qu’ils transperçaient de part en part comme une vulgaire brochette. Un pot en terre cuite vola d’un bout à l’autre de la tanière, sifflant aux oreilles du jeune homme avant d’éclater en une averse de fins débris. Jilam tenta de battre en retraite, mais Mú se tenait sur ses talons. Le regard rivé au sol, il déglutit devant les restes de ce pauvre pot qui n’avait rien fait à personne. Or, lui était coupable.

─ C’est vrai. J’ai perdu la pierre. Mais je t’ai d… je t’ai dit que je savais comment la retrouver.

Il avait voulu hausser la voix, mais n’était parvenu qu’à bafouiller.

─ Tu as la parole d’un gnome ! Autant dire rien du tout, vociféra Nellis.

Piqué au vif, son époux redressa les épaules et gonfla sa poitrine.

─ Vrai, il est un peu bizarre. Mais je le crois sincère. Et de toute façon, quel autre choix on a ?

Le visage de la sorcière se figea dans une expression neutre, sourcils abaissés. Elle s’approcha d’un pas lent, puis vint caresser la joue de son mari. Jilam frissonna sous le contact glacé.

─ Oh, mon pauvre, pauvre chéri. Mon naïf amour. Quand est-ce que tu apprendras ?

Vexé, le jeune homme écarta le bras condescendant.

─ C’est bon, je vais te la ramener ta pierre ! Après ça… eh bien… nous n’aurons plus rien à nous dire… Je crois.

Il se satisfit devant la surprise muette de Nellis. Sans lui laisser le temps de rétorquer, il attrapa son manteau et sortit en trombe, manquant de peu d’envoyer valser Mú. Le furet-léopard s’apprêtait à s’élancer à sa poursuite, mais la sorcière l’en empêcha. Les paroles de Jilam l’avaient profondément atteinte. Elle remplit la cuvette en cuivre d’eau et s’aspergea frénétiquement le visage. Elle resta ainsi un long moment à observer son reflet sur la surface ridée. Ce qu’elle voyait la dégoûtait.

Pourquoi suis-je ainsi ? Cette question harassante, nourrie par ses récents cauchemars, était à l’origine de tout. Sa fierté, cependant, lui interdisait de se confier, y compris à elle-même, l’empêchait d’avouer, qu’en réalité, elle était effrayée. Non, carrément terrorisée. Aucun élément extérieur n’en était la cause. Rien ne pouvait la blesser. Cette peur, elle en était le point d’ancrage. Une ombre couvait en elle. Même éveillée, la vision de son cauchemar la suivait. Elle se revoyait, encore et encore, rire au chevet de Jilam suppliant, l’estomac soumis à une constante nausée.

Un poing rageur s’abattit contre le reflet dans un geyser furieux. Le souffle court, la sorcière interpela Mú. Le chaos de ses pensées l’obligea à formuler ses instructions.

─ Suis-le discrètement. Je ne fais pas confiance à ce gnome.

Mais le furet ne bougea pas. Il semblait attendre quelque chose.

─ S’il te plaît.

Il s’évapora dans un bruissement. Nellis resta seule avec elle-même. Quelques minutes suffirent à rompre sa patience fragile. À son tour, elle quitta la clairière. On entendit presque le soupir soulagé du vieux chêne qui avait gagné un répit de tranquillité.

Nellis trouva Niu chez elle. La cabane de l’elfe reposait parmi les ramures entortillées de deux hêtres. Des guirlandes de chélidoines et d’aconits la décoraient rappelant une hutte de lutin. À l’intérieur, un parfum pressant mais agréable d’encens vous enveloppait avec la même sensation qu’une robe de soie fine.

─ Oh toi, tu as besoin d’un remontant ! l’accueillit Niu.

Une cascade de cheveux d’ébène fouetta le visage de Nellis lorsque son amie se pencha pour lui servir un hydromel aromatisé au gingembre. Son parfum de musc entêtant emplit les narines de la sorcière.

─ À quoi boit-on ? interrogea-t-elle en levant son bol.

─ À la bêtise qui régit ce monde, répondit une sorcière amère.

Niu lui darda un regard équivoque. Toutes les deux avalèrent d’une traite leur bol et l’hôte s’empressa aussitôt de resservir son invitée.

─ Jilam nous fait encore des siennes ?

Face au mutisme gêné de Nellis, Niu afficha un sourire intéressé.

─ À moins que ce soit quelqu’un d’autre. Ah ! Tes visites sont trop rares, ma petite chérie. Cette mine renfrognée et ses grimaces tordues me manquent.

Sur ces mots, elle s’enfila un autre cul sec. Nellis la suivit. Elles continuèrent ainsi, vidant la bouteille jusqu’à sa lie.

─ Ça de moins pour les abeilles, chantonna Niu en usant d’un vieux dicton du bois.

─ Je ne suis qu’une idiote, gémit Nellis dont la voix avait pris un drôle d’accent. Une tête de troll aux cornes de démone.

─ J’avoue, j’ignore toujours comment Jilam arrive à te supporter. Il doit sacrément t’aimer pour avoir tenu jusqu’ici.

Lorsqu’elle était saoule, Niu donnait l’impression de parler en chantant.

─ Lui aussi c’est qu’un idiot.

─ Vous êtes deux idiots qui partagez le même trou.

Nellis lui lança un regard assassin, guère convaincant compte-tenu qu’elle louchait. Niu haussa les épaules.

─ Quand on cherche des conseils, il faut s’attendre à recevoir des leçons. Sinon on reste chez soi à se morfondre et on trouve toute seule comme une grande la solution.

─ J’ai besoin de personne, mentit éhontément la sorcière éméchée.

Niu transforma son rire en hoquet, puis enchaîna :

─ Si je comprends bien. Tu veux connaître ton passé et en même temps non. Tu cherches la solitude et pourtant tu es ici. Tu détestes Jilam tout en l’aimant. Ça a l’air compliqué mais en fait c’est incroyablement simple. Ta réponse, tu l’as déjà.

─ Je n’ai rien à faire ici dans ce cas, s’agaça Nellis.

Elle fit mine de se relever, mais tituba et se rattrapa à une petite étagère. Un bruit de verre éclaté retentit.

─ Ma parole ! s’exclama Niu d’un ton amusé. Tu ne tiens vraiment pas l’alcool. Qui aurait cru ? Ne t’embête pas à ramasser, dit-elle en voyant son amie se pencher maladroitement. Va plutôt retrouver Jilam. Il a besoin de toi… En fait, il a toujours besoin de toi. Sans toi, il serait mort cent fois. Tu le sais. Il le sait. Nous le savons tous. Ça a beau être un charmeur, une tête bien remplie et un cœur d’or, on peut rien lui confier sans qu’il lui arrive mille et un enfers. Et en compagnie d’un gnome… Ces petits farceurs attirent la guigne au moins autant que lui.

Nellis regarda béatement son amie, sourcils froncés par-dessus ses traits vaseux, totalement perdue.

─ Qu’est-ce que t’attends !? Que les lutins volent ? Déguerpis en vitesse, nom d’une testicule de minotaure !

La sorcière sursauta. Personne, jamais, n’osait lui parler sur ce ton. Il n’y avait que Niu… et Jilam.

─ Minute papillon ! l’arrêta l’elfe au moment où elle sortait. Tu ne sauveras pas grand-chose dans cet état.

Dans un ballet gracieux de cheveux noirs, et bien qu’elle fut aussi chargée que Nellis, Niu s’attela à préparer un grog.

─ Potion maison contre les gueules de bois de troll ! déclara-t-elle en tendant le bol à la sorcière, qui avala son contenu infect et aussitôt se sentit aussi énergique qu’au terme d’une longue nuit reposante.

─ Il faudra que tu me donnes la recette, dit-elle en s’envolant, littéralement, sous sa forme de chouette.

De son palier, Niu suivit du regard les ailes blanches jusqu’à ce que la canopée les aspire.

─ Décidément. Le bois est bien animé depuis que ces deux-là ont emménagés.

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