Le Conte de la Sorcière des Bois 17. Enquête chez les fées

10 mins

Premier chapitre de l’arc des fées.

C’était une journée froide d’automne, et la première excursion hors du bois pour les habitants de la ta-nière du chêne depuis un long moment. La sorcière avait été appelée par les fées qui vivaient dans la plaine de sel à l’ouest de la crête montagneuse baptisée les Dents de Lune. Les fées y tenaient un orphelinat où elles s’occupaient des orphelins du bois ; des fées bien sûr, mais aussi des elfes, des lutins et bon nombre de sangs mêlés du bois issus d’unions méprisées. Jilam avait depuis longtemps appris que le bois renfermait autant de cruauté que le monde des Hommes. Il avait tenu à accompagner son épouse en dépit du voyage harassant, désireux de voir les orphelins, auxquels il ne pouvait s’empêcher de s’identifier, un peu.

À leur arrivée, il ne lui fallut pas une heure pour déchanter. Plus il observait les orphelins, plus il culpa-bilisait de s’être, à un moment donné, comparé à eux. Ces enfants du bois, qui jouaient autour de lui à cage-troll, à la bataille de sel, au loup de fumée et à fée perchée, luttaient pour leur survie en dépit de leur bonheur apparent. Leur histoire était aussi sombre qu’incertain leur avenir. Lui avait volontairement tourné le dos à son passé et marchait désormais vers un futur radieux. Qui était-il pour oser lier sa douleur à la leur ?

Il saisit cependant bien vite que s’apitoyer sur le sort de ces enfants était la dernière des choses à faire. Eux détestaient le regard de pitié de l’étranger, perçu sous les traits de la condescendance. Ces enfants, malgré leur misère, n’étaient pas des miséreux, et refusaient catégoriquement qu’on les voit comme tels.

Les fées firent un chaleureux accueil à Nellis mais gardèrent leurs distances avec Jilam.

─ Comprends-les, le prit à part la sorcière. Beaucoup des orphelins ici le sont à cause des humains.

─ Je ne suis comme ces monstres à visages d’hommes.

─ Je le sais. Elles non. Laisse-leur du temps. Nous sommes là pour quelques jours.

Les fées étaient savantes en médecine du bois. Nellis s’ébahit en découvrant leur pharmacie. Plusieurs minutes furent nécessaires avant qu’elle daigne fermer la bouche.

─ De l’extrait de glande de stratophore ! Comment l’avez-vous obtenu ?

─ Nos ailes supportent la faible pression de la haute atmosphère, répondit Maëridel, la directrice de l’orphelinat, des rides élégantes, marques de plusieurs vies, harmonisées à un visage maternel, mélange subtil de tendresse et de fermeté.

─ Je ne comprends vraiment pas la raison de ma présence. Votre pharmacie surpasse la mienne au centuple.

─ Lees raisons qui nous ont conduit à vous faire venir de si loin est… épineux, et nécessite des capacités qui nous font défaut, je crains. Nous avons eu vent de vos exploits. Votre réputation a bien changé depuis votre arrivée dans la région.

Nellis, tâchant de retenir un sourire, se tourna vers Jilam.

─ C’est grâce au petit bout d’homme ici présent.

Le petit bout d’homme en question manqua de renverser le bocal qu’il tenait entre ses mains.

─ Reposez cette confiture avant qu’il n’arrive malheur, ordonna d’un ton aimable mais sec Maëridel.

Jilam obéit et la sorcière rameuta l’attention de la fée marâtre :

─ Dites-moi donc votre problème Mäeridel.

Une lueur d’inquiétude traversa les yeux silex de cette dernière. Ses lèvres s’entrouvrirent pour aussitôt se sceller, puis s’agitèrent de nouveau :

─ Allons discuter autour d’un goûter. Le voyage a certainement dû vous creuser l’estomac.

Celui de Jilam acquiesça.

Dehors, les orphelins avaient trouvé un nouveau compagnon de jeu en Mú. Le furet-léopard adorait l’attention dont il était la cible. Les fées sonnèrent l’heure du goûter et la harde bruyante galopa à l’intérieur.

L’orphelinat des fées consistait en un complexe de trois bâtiments : le plus petit accueillait la pharmacie, le plus grand le dortoir et entre-deux se trouvaient la cuisine et le réfectoire. Ce dernier réverbérait à merveille le vacarme des dizaines de bouches œuvrant à concilier bavardage et mastication. Une agréable chaleur, nourrie par un large foyer de cheminée, y régnait. Nellis et Jilam occupaient un coin, guère à l’abri du tohu-bohu, en compagnie de Maëridel. Les autres fées mangeaient avec les enfants, ainsi que Mú. Jilam dénombra huit matriarches pour trente-deux bambins dont les visages reflétaient une multitude d’horizons. Pensif, il mordit dans sa tartine de confiture. Sans le vouloir, il laissa alors échapper un long râle de contentement.

─ Incroyable !

─ La confiture des fées est réputée comme la meilleure au monde, lui révéla Nellis entre deux bouchées gourmandes. D’ailleurs, je me suis toujours demandée, quel est votre ingrédient secret ?

Maëridel l’observa avec une pointe d’amusement.

─ L’amour, répondit-elle.

Jilam engloutit sa première tartine et entama aussitôt la deuxième. Maëridel les laissa se restaurer. Une fée, soudain, s’élança dans les airs afin de rabrouer sa tablée. De ses grandes ailes translucides, l’œil de Jilam distinguait uniquement de multiples traînées colorées. Ses menaces se noyèrent parmi les cris, les rires et les bruits de mastication. La fée, la gorge sèche, finit par capituler et alla se rasseoir, les ailes pendantes.

Jilam, tout en se pourléchant les doigts, détailla Maëridel qui feignait à merveille l’indifférence. Ses cernes mesuraient deux pieds de longs, et ses cheveux, bien qu’élégamment peignés, paraissaient cassants.

─ Bien, déclara Nellis en repoussant son assiette et après avoir étouffé un rot. Racontez-moi tout.

La matriarche scruta le réfectoire d’un œil inquiet, puis se pencha pour se faire bien entendre.

─ Nous avons eu… des incidents. Depuis maintenant trois lunes, quelqu’un, ou quelque chose, a pris pour cible notre orphelinat. Neuf enfants ont été attaqués. Trois d’entre eux ont reçu de sévères blessures. Il s’en est fallu de peu qu’ils y restent.

─ Vous avez pris des mesures, j’imagine.

─ Nous montons une garde attentive jour et nuit. Jusqu’ici, aucun signe d’une quelconque menace rô-dant aux alentours.

─ Quand a eu lieu la dernière attaque ?

─ Il y a six jours. L’elfe aux cheveux mousse que vous apercevez là-bas, entre les deux lutins.

Nellis scruta la fillette rieuse et identifia une affreuse balafre entaillant la joue du menton à l’oreille dont la pointe manquait à l’appel.

─ Elle a l’air en forme, nota-t-elle.

─ Vous savez comment sont les enfants. Rien ne peut les abattre. En particulier les orphelins.

Nellis se tut. En vérité, elle ignorait tout des enfants. Elle ne se rappelait même pas en avoir été une.

Un bruit strident interrompit leur discussion. Tous les regards se croisèrent dans un sursaut autour de la table située au plus près de l’âtre. Un jeune gnome aux tâches de rousseur pleurait en pressant sa main, ses doigts luisant de sang. Une fée se précipita pour le consoler. Mú se tenait à l’autre bout de la table, le poil hérissé, prêt à bondir. Les orphelins l’observaient, la peur aux yeux. Le furet venait de perdre son statut de mascotte.

Sans davantage s’en préoccuper, Nellis et Maëridel revinrent à leur conversation.

─ Avez-vous noté la moindre particularité dans ces attaques ?

─ Les victimes étaient toujours seules lorsqu’elles se sont produites, répondit sans réfléchir la ma-triarche. Mais le plus inquiétant, c’est que deux enfants pris pour cible ont été découverts dans l’enceinte même de l’orphelinat. L’une dans les cuisines, alors qu’elle essayait de chaparder des sucreries. L’autre dans le dortoir, en pleine journée, alors que tout le monde vadrouillait dehors.

Cette information éveilla la curiosité de Nellis qui mit son cerveau en branle. La chose derrière ces agressions avait pleinement conscience de ses actes. Elle attendait que sa victime soit isolée pour frapper. Si on la laissait faire, chose certaine, tôt ou tard, les morts tomberaient.

Après le goûter, Nellis interrogea les victimes une à une sans rien obtenir de concluant, ni même une information d’un quelconque intérêt. Elles affirmaient ne rien se rappeler du moment de l’agression. En soi, c’était une piste, la seule dont disposait la sorcière.

Durant l’après-midi, les fées conduisirent les orphelins dans la plaine de sel s’étendant à quelques en-cablures en contrebas. Nellis en profita pour inspecter le bois alentour avec Mú en quête du moindre indice. Jilam resta seul à l’orphelinat, à s’ennuyer. Pour passer le temps, il décida d’explorer les lieux. Alors qu’il ar-pentait le dortoir, ses oreilles bourdonnèrent d’une belle mélopée.

─ Je suis une simple enfant qui cherche ses parents. Où donc sont-ils partis ? Personne ne me le dit.

Suivant le triste écho, il remarqua, derrière un paravent, une silhouette assise sur un lit. Il s’agissait d’une petite fée.

─ C’est très joli, dit-il en se rapprochant doucement pour ne pas l’effrayer.

Le chant s’interrompit. La fillette releva lentement un visage maigre couronné d’une tignasse de nœuds bruns. La peau blanche, tendue au possible, marquait chaque trait de l’ossature du crâne. Le jeune homme ne se rappelait pas l’avoir vue au réfectoire.

─ Vous êtes qui ? questionna une voix fluette à peine audible.

─ Jilam. Je peux m’asseoir ?

Elle acquiesça d’un infime hochement de tête. En s’asseyant sur le lit, l’époux de la sorcière nota un élément étrange : la petite fée était dépourvue d’ailes. Il ne put s’empêcher de ressentir un léger frisson au contact des grands yeux noirs expressifs qui le fixaient avec une méfiance, somme toute naturelle.

─ Et toi ? Comment tu t’appelles ?

Elle détourna aussitôt le regard. Jilam ne se laissa pas abattre.

─ Que fais-tu ici toute seule ? Pourquoi n’es-tu pas allée te promener avec les autres ?

─ J’aime mieux être seule. Personne ne m’embête.

Le jeune homme fut frappé d’une vague de compassion.

─ Je sais ce que c’est.

Ces quelques mots, prononcés non sans mélancolie, encouragèrent la fée sans ailes à se livrer davantage.

─ Ils me traitent de monstre. Ils disent que je devrais mieux être morte. Parce que je suis née sans ailes, ils disent que je suis inutile, que c’est pour ça que mes parents m’ont laissée. Ils se moquent dès qu’ils me voient. Ils me jettent de la boue à la figure. Ils mettent des crottes d’écureuil dans mon ragoût. Je les hais !

Jilam se garda d’esquisser un geste et se contenta de lui adresser son sourire le plus chaleureux. Il re-marqua les mains rachitiques serrées autour d’un caillou blanc mal taillé, puis lorgna le plateau posé sur la table de chevet. Son ventre glouton gronda en captant le baume sucré des confitures.

─ Je comprends ta colère. Elle est tout à fait normale. Les enfants peuvent être cruels, parfois plus que les adultes.

Il marqua une pause et réfléchit.

─ Mon épouse dit toujours : à chaque peine, un bon repas. Tu devrais manger un morceau.

Ce disant, il inspecta le squelette flottant sous les vêtements.

─ Je déteste la confiture, maugréa la fillette. Ça me fait vomir.

Jilam étouffa un renfrognement et désigna le caillou captif des petits doigts osseux.

─ Un cristal de sel, dit-elle en le brandissant à la lumière.

─ C’est joli. Tu l’as ramassé dans la plaine ?

─ Oui.

Elle hésita.

─ La nuit, des fois, je sors pour aller m’y balader. Tu diras rien, hein ?

Jilam sourit derechef, ravi d’avoir établi les prémices d’un lien de confiance.

─ C’est notre petit secret.

Une grimace, vague esquisse de sourire, étira la mâchoire de l’enfant.

─ Maintenant que nous sommes amis, je dois savoir comment t’appeler.

Les grands yeux sombres le dardèrent avec une expression emplie d’espoir.

─ C’est vrai ? On est amis, moi et toi ?

─ Vrai de vrai. Les amis partagent des secrets. Nous sommes donc amis.

─ Isabël, lâcha la petite fée dans la précipitation.

─ Enchanté, Isabël.

Et ils se serrèrent la main.

─ Dis… Vu que tu n’aimes pas la confiture, voudrais-tu que je te débarrasse ? ajouta-t-il, un peu gêné, en pointant les grosses tartines posées sur le plateau et qui ne demandaient qu’à être croquées. Après tout, les amis sont faits aussi pour ça. Pour aider, je veux dire.

Isabël haussa les épaules avec indifférence, puis l’observa d’un air intrigué boulotter son goûter. Un instant, Jilam imagina proposer à Nellis de soutirer la recette de confiture de l’esprit de Maëridel ou d’une autre fée. Aussitôt pensée, il jeta l’idée.

─ Moi, ce que je préfère, c’est le ragoût, quand il est bien salé, et sans crottes d’écureuil, révéla Isabël d’une voix rallumée.

─ Tu as atterri dans le parfait endroit dans ce cas.

La réflexion lui fit baisser le regard.

─ Je t’ai dit un secret. À ton tour de m’en dire un.

Pris au dépourvu, Jilam fouilla dans sa mémoire.

─ Un soir, je me souviens, je suis rentré chez nous très tard après m’être perdu. Pas que ça m’arrive souvent, hein. Bref. Il faisait noir et j’ai piétiné, sans le faire exprès note bien, les betteraves du potager. Quand ma femme a découvert la chose le lendemain, j’ai accusé un sanglier de passage. Toi seule connais la vérité. Alors jure de ne rien dire.

─ Juré, langue avalée. Si je cafarde, je finis dans la bouilloire. C’est qui ta femme ?

─ Elle s’appelle Nellis. C’est une sorcière. Comme toi, on la traite de monstre. Mais ceux qui la con-naissent savent qu’il n’en est rien. Enfin… Mieux vaut, non plus, éviter de la mettre en colère. Crois-moi.

Isabël avait légèrement tressauté à la mention du mot « sorcière », mais Jilam ne s’en étonna pas. Tous ceux qu’il rencontrait se méfiaient au premier abord des sorcières.

─ Moi non plus, vaut mieux pas me mettre en colère.

Le ton virulent surprit Jilam, dont le pied, en se décalant, heurta quelque chose sous le lit. Curieux, il se pencha pour ramasser… une poupée. Tout du moins, une moitié de poupée. Le buste plus exactement. Tête, bras et jambes avaient été arrachés. De la main il balaya le plancher sous le lit jusqu’à dénicher la tête : une affreuse boule de tissu sale cousue d’un ersatz de visage.

─ Qui a fait ça ? demanda-t-il.

─ Elle est très moche, tu trouves pas ? Elle aussi on dirait un monstre.

─ C’est toi ?

Quelque part dans son crâne, le jeune homme entendit un tambour vibrer.

─ Dis, Isabël… Qu’arrive-t-il quand tu es en colère ?

L’enfant resta muette, le regard évasif distrait par un spectre invisible. Jilam serra le poing. Le tambour accéléra. Les yeux de fée ne tardèrent pas à délaisser le monde des rêves pour se planter, tels des crochets, sur l’époux de la sorcière.

─ Jilam. Ça te dirait de rester avec moi. On pourrait s’enfuir d’ici.

La main de Jilam serra la couverture du lit. Il le sentait à présent, l’air autour d’eux s’était refroidi.

─ Heu… Il faudra d’abord que j’en parle à Nellis. Tu sais comment elle est… Enfin, non, tu l’ignores. Mais bon, oui, pourquoi pas. Attends ici, d’accord ? Je vais aller lui en parler.

Et d’un bond il se leva, trop brusquement à son goût, puis se dirigea, d’un pas maîtrisé, vers la porte du dortoir, son sang-froid soumis à rude épreuve. L’atmosphère, devenue glaciale, lui raclait la gorge. Au moment de passer la porte, celle-ci se referma violemment en manquant lui cisailler les doigts. Ses efforts pour décoincer la poignée ne servirent à rien. Le ventre parcouru de nœuds, il jeta un œil derrière son épaule et découvrit Isabël, la colère se lisant pleinement sur son visage maigre à la pâleur de mort.

─ Menteur !! Tu es comme elles. Les fées. Elles me disent que tout va bien, que je suis une gentille fille. Et puis elles veulent que je fasse des efforts pour être plus gentille, disent que tout est de ma faute. Elles s’en fichent qu’on me tape, qu’on se moque de moi, qu’on me donne à manger des crottes. Elles m’obligent à jouer avec les autres, alors qu’elles savent que c’est toujours moi le troll dans la cage, c’est toujours moi le loup de fumée, c’est toujours moi qui reçoit le sel dans les yeux, c’est toujours moi qui…

Le souffle lui manqua et elle éclata en sanglots. Ses larmes contenaient, en revanche, davantage de rage que de chagrin. Ses orbites, auréolées de veines noires, présentaient deux puits béants. Les pupilles sombres avaient éclaté et la nuit avalé le blanc des yeux. Une vague d’électricité traversa le corps de Jilam qui se pétrifia, instantané.

─ Je suis de ton côté… Je t’assure… Tu n’es plus seule, bégaya-t-il sans conviction, lamentablement.

─ MENTEUR !!! Menteur ! Menteur ! Menteur !

À l’instant, Jilam comprit. Face à lui se tenait… une sorcière.

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