LE CONTE DE LA SORCIÈRE DES BOIS 19. Une épine dans la noisette

10 mins

Avec ce chapitre s’ouvre un nouvel arc !


***


Marquer, traquer, trouver. Marquer, traquer, trouver. Marquer, traquer, trouver. Telle était la litanie inlassable de la bête tandis que ses nasaux labouraient le sous-bois en quête de l’odeur, identifiable entre mille. Le musc, la terre humide, relent de moisissure très léger enveloppé dans une étoffe de fraîcheur. C’est ça ! Elle était sur la bonne piste.

La bête s’arrêta sous un immense orme au feuillage rouge, le temps d’analyser la direction du vent et d’identifier d’éventuelles traces visibles qui viendraient confirmer que la piste brûlait, bien qu’elle en était déjà certaine à cent pour cent.

Non loin de là, une proie alléchante, bien qu’un peu maigre, se prélassait sous un noisetier en dévorant les noisettes éparpillés autour d’elle. Muni d’une pierre, Jilam brisait à la chaîne les coquilles et gobait le fruit défendu avant de piocher une nouvelle noisette. Tendant la main pour en ramasser une, une cuisante brûlure lui arracha une plainte et il ramassa aussitôt son bras. Tâchant de repérer la mauvaise châtaigne qui l’avait attaqué, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir la plus loufoque créature qu’il avait vu jusqu’ici, et ce n’était pas peu dire au su du catalogue à son actif.

Le lapin – un lapereau plutôt, vu sa taille minuscule – portait sur son dos et entre ses oreilles, une fourrure de mousse verte. Dissimulés parmi cet étrange pelage, d’infimes piquants, presqu’invisibles à l’œil nu. Le lapereau le lorgnait, le regard réduit à une déchirure garnie d’effroi. Il tremblait de tout son petit corps, sa queue ridicule rentrée entre ses pattes menues.

─ Eh bien, qu’avons-nous là ? N’aies pas peur, petit père, je ne vais pas te manger. Tu es bien trop maigre voyons.

L’animal sembla comprendre sa mauvaise plaisanterie car il se recroquevilla brusquement en poussant un cri aigu à la limite de l’ultrason.

─ Pardon, pardon, déclara Jilam tout penaud. Pardon. Nellis me dit toujours que j’ai l’humour d’un gnome.

Sur ces mots, il présentât ses deux paumes, dirigées vers le ciel, au ralenti, à l’image du temps autour d’eux.

─ N’aie pas peur, je t’assure, tout va bien, susurra-t-il de sa voix la plus tendre.

Une part de lui – pas la plus futée –, songeant à Nellis, s’essaya à la télépathie via la transmission de pensées réconfortantes. Idée puérile et échec lamentable, forcément… et pourtant. Le lapereau se détendit légèrement, puis approcha son museau riquiqui pour renifler le bout de l’annulaire tendu vers lui. Panique soudaine, d’un bond vif, il recula d’un bon mètre, se coinçant ente les racines du noisetier.

─ Hé là, hé là. Chuuut. Doucement, petit père. Tu vas te faire mal.

Le pauvre petit père jurait de vouloir se fondre dans l’écorce. Son pelage mousse aurait pu créer l’illusion parfaite s’il ne tremblait pas autant.

Jilam s’avança lentement, très lentement, à la vitesse d’une limace, sur les genoux, paumes toujours tendues. Il fallut de longues minutes avant que l’animal terrorisé daigne ne serait-ce que relever le museau, et une éternité encore pour qu’il remue par-delà les frissons. Jilam s’arma de patience et attendit, glanant, petit bout par petit bout, la confiance du lapereau. Sa patience fut récompensée lorsque la ridicule boule de mousse à oreilles se retrouva coulée entre ses doigts comme dans un nid douillet, les petites baies noires par lesquelles il voyait closes.

─ C’est bien, petit père, voilà. Bravo.

Et le jeune homme s’en alla.

À peine trois heures après, le noisetier était à nouveau dérangé par un visiteur bien moins gourmand de noisettes, tremblant certes, mais d’avidité. La bête tourna plusieurs fois en rond parmi le tapis de noisettes étendu au pied de l’arbre. Le vent se mit à souffler bruyamment. L’engeance poussa un grognement. Le silence revint aussitôt. Sur des lieues à la ronde, toutes les créatures pourvues de pattes disparurent s’enterrer dans quelque trou à proximité. Même la végétation se ramassa sur elle-même, tiges et branches nouées pour se protéger de la rage ambulante à l’insatiable voracité, une cascade de bave à ses lèvres sanguinolentes retroussées autour de crocs sans fin, chacun plus long et effilé qu’une faux. Un œil lorgna la frondaison de feuilles peintes par la frivole déesse de l’automne, un autre s’abaissa au sol humide et frissonnant, un autre encore toisa les buissons pétrifiés. Des yeux ? Ces yeux là n’étaient faits ni d’iris ni de pupille, mais de sons, propulsés en vagues vives à travers l’espace, des yeux capables de percer l’infini.

La bête s’élança soudain, à la vitesse de l’éclair, et s’évapora comme la fumée. Au regard des vivants, elle n’était plus que brume glissant entre les troncs. Aucun museau ou nez ne la sentait. Sa course se fondait dans le bruissement des feuillages. La mort était en chemin, et elle était affamée.

─ C’est moi ! Je suis rentré !

Nellis était seule, penchée sur son établi, concentrée sur ses décoctions, ses cheveux ébouriffés et sales masquant ses traits. Un petit récipient fumait sur l’âtre, exhalant une odeur puissante et indéfinissable qui grignotait les pensées d’un Jilam titubant dessus ses jambes fébriles, le ventre en feu.

─ T’as quoi dans les mains ? demanda d’une voix lasse la sorcière.

Avec une précaution démesurée, le jeune homme déposa son passager sur un coin de l’établi, seul espace épargné par le bordel. Nellis lui offrit en réponse de grands yeux écarquillés découpés de veines grosses comme des lombrics.

─ Par tous les vers de la terre ! Où tu l’as trouvé ?

─ À deux trois lieues d’ici, sous un noisetier. Tu sais ce que c’est ?

Il le devinait à la lueur qui brillait dans le regard soudain ragaillardi de son épouse.

─ Un lapin-mousse… Un lapereau-mousse en l’occurrence. J’arrive pas à le croire. C’est les vapeurs de poulpacide qui me donnent des hallucinations.

Et pour vérifier qu’elle ne délirait pas, elle tendit une griffe curieuse vers le lapereau qui recommença aussitôt à trembler comme s’il était monté sur ressort.

─ Hé, doucement ! Tu vois bien qu’il est terrifié. Bah les pattes, l’hériphant !

Mais Nellis ne l’écoutait pas, captivée qu’elle était par le petit animal. Elle n’en retira pas moins sa main et se contenta de le disséquer du regard, ce qui, en aucune façon, n’apaisa la tremblote.

─ Tu peux me dire ce que c’est qu’un lapin-mousse ?

─ Ils sont d’une rareté sans pareille, narra Nellis, à demi laconique. Ils se terrent si bien qu’il est très difficile voire quasi impossible d’en voir un au cours d’une vie. La légende raconte que croiser le regard d’un lapin-mousse vous confère chance et bonheur le restant de vos jours. Toi, mon gnome, t’es verni. Ils n’ont pour ainsi dire que des prédateurs. Leur seul moyen de défense se trouve dans leurs épines qui poussent sous la mousse de leur pelage. Elles sécrètent un puissant poison qui donne d’intenses nausées. Le prédateur ne peut plus rien avaler pendant des jours, voire des semaines.

Jilam sursauta.

─ Je comprends mieux pourquoi la route a été si pénible. Moi qui mettais ça sur le compte des noisettes.

Son épouse le toisa d’un air de surprise qui se changea presqu’aussitôt en moue agacée.

─ Forcément, il a fallu que tu te piques ! Pourquoi je ne l’ai pas toute de suite deviné ?

Dit-elle en se dirigeant vers sa pharmacie, mur d’étagères encastrées entre les racines du vieux chêne où s’amoncelaient, dans un ordre aléatoire, fioles et sachets au contenu aussi varié que l’estomac d’un troll. Celui de Jilam, lui, émettait maintenant des bruits très étranges et plutôt inquiétants. En fait, on aurait dit qu’il chantait du ventre. Mal, mais il chantait. Nellis, elle, marmonnait.

─ Empoté… Tête de gland… Ch’t’en ficherais… Pourrait marcher ?… Mouais…

Un gobelet d’eau en main, elle retrouva son amoureux chancelant, l’œil vitreux.

─ Tiens, dit-elle en lui tendant le gobelet. Le bulbe de vomicus en poudre devrait faire l’affaire.

─ Devrait ? s’enquit Jilam, le doute luisant dans le vitrage.

─ Simple intuition. Tu crois que j’ai l’habitude des piqûres de lapin-mousse ? Avale-moi ça où je te colle un entonnoir dans le nez !

En plus du mélange – mixte curieux entre une viande trop faisandée et une viande en décomposition, découverte dont il se serait bien passé –, le pauvre mari de la sorcière dut subir les remontrances de cette dernière au fil des gorgées, chaque nouvelle plus écœurante que la précédente.

─ Est-ce je dois te le tatouer sur les mains pour que tu comprennes : « On ne touche pas à ce qu’on ne connait pas ! » Ou est-ce qu’il faut que je te le grave directement dans le crâne ? « Pas touche », c’est clair !?

─ Tu ne sais pas écrire, je te rappelle. Aïe !

Le coup de griffes avait été si rapide que le bras elfique semblait n’avoir pas changé de position.

─ Pas touche, pas touche, pas touche ! Kapish, tête de gland ?

─ Reçu cinq sur cinq, grommela de douleur le gland en question.

─ Même si c’est mignon. Surtout quand c’est mignon.

─ Merci pour la tirade. Je la connais par cœur.

─ Ouais, je vois ça.

Jilam, saoulé de morale, se détourna de sa femme et de ses puits de fatigue étincelant de colère.

─ Regarde, à crier comme ça, tu lui a fais peur, désigna-t-il le lapereau-mousse, recroquevillé sur son coin de table, qu’il s’empressa de réconforter avec, cette fois, une infinie précaution.

Nellis leva les yeux au plafond.

─ C’est ça, caresse-le. À vrai dire, ne pas manger pendant plusieurs jours ou quelques semaines te fera du bien.

En disant cela, elle lorgnait d’un œil juge les hanches de son mari, élargies depuis quelques temps d’un léger embonpoint, lequel tendait plus à grossir qu’à fondre.

─ T’en fais pas, petit père, l’ignora Jilam. Maman est ronchonne.

Nellis faisait mine de ranger son bazar histoire de calmer ses nerfs à vif.

─ Bizarre que ce bébé gambade tout seul à l’air libre. Les lapins-mousse gardent soigneusement leur progéniture à l’abri du monde extérieur. Ils ont un instinct parental surdéveloppé. Jamais ils ne laissent leurs petits sans surveillance. À moins que…

─ À moins que ce pauvre petit n’ait plus ses parents pour veiller sur lui, acheva Jilam, toujours occupé à papouiller le lapereau dont la tremblote diminuait progressivement. Il cherchait à se planquer quand je l’ai trouvé. Et il n’y avait pas trace d’autres spécimens dans le coin. J’ai été vigilant.

Un sourcil blanc dubitatif se dressa.

─ En dépit de tes sens surdéveloppés, je crois hélas possible que tu aies manqué quelque chose. Les lapins-mousse sont rois pour se cacher.

Le jeune homme se garda de répondre, conscient des signes avant-coureurs d’une longue bataille, et préféra battre en retraite.

─ Comment on le ramène à ses parents, alors ?… Si compter qu’ils soient toujours vivants.

Nellis fronça les sourcils, singeant la réflexion.

─ Mmmmmh… Si seulement on connaissait quelqu’un qui sait retrouver tout et n’importe qui. Oui, si seulement…

─ HAHA ! Très drôle. Ça fait des mois que je l’ai pas vu, et toi ?

─ Non plus. Mais tu te souviens de la fois où l’esprit de la nouvelle lune t’a emmené.

─ Mouais. Ça et là, grogna un Jilam de mauvaise foi.

─ Je t’ai raconté comment Mú l’avait trouvé. C’était comme s’il connaissait nos intentions. Mú est tombé dessus, comme ça, comme la fois où on était tombé dans le trou.

─ Enfin, ça a pris une grosse journée. Journée dont je me serais bien passé.

─ C’est bon, casse ta branche !

─ Je veux bien, mais Mú n’est pas là.

─ C’est incroyable comme tu peux jouer les trolls dès que quelque chose te contrarie. Pas besoin de Mú, gland sur pattes.

Jilam se renfrogna, offrant par là même une imitation plutôt convaincante du furet-léopard.

Pendant ce temps, le lapereau-mousse, enfin calmé, suivait, de ses tout petits yeux en forme de baies noires vissées sur le museau, la discussion du couple tel un enfant témoin de la dispute de ses parents.

Nellis comme Jilam sentirent tous les deux une vague les envahir, chaude et glacée à la fois, mais pas tiède. Elle balaya tous leurs ressentiments nés du mal et de la fatigue.

─ La Dame du Couchant ne va pas tarder. Et vous deux, vous devez vous reposer, déclara Nellis d’une voix étrangement étouffée, désignant à tour de rôle son mari et le lapereau.

─ On doit se reposer ? T’as vu ta tête ?

Nellis ignora l’oiseau médisant et alla lui préparer une potion de vigueur avant de le mettre au lit. Le jeune homme protesta qu’il n’était plus un gamin, pour aussitôt se repentir sous la menace de deux pointes acérées de sourcils.

─ J’ai appelé Mú en renfort. Il sera là demain à notre réveil. Tâche de bien dormir.

─ C’était vraiment nécessaire ? se plaignit Jilam, emmitouflé sous ses couvertures, les joues roses et le ton enfantin face à Maman Nellis occupée à le border.

─ Tais-toi. Dodo, asséna la sorcière, lasse jusqu’aux os.

Baiser furtif sur le front de l’enfant malade.

─ Corne de démon ! T’es aussi brûlant que les feux de l’enfer. Et regarde-toi, plus pâle qu’un diable.

─ Moi aussi je t’aime.

La lueur de défi du jeune homme s’éteignit presqu’aussitôt et son esprit sombra dans un sommeil sans rêve.

Nellis s’attela à dénouer ses courbatures, puis dirigea son attention sur le lapereau, statue de mousse posée sur son quart de table. Elle commença à se creuser les méninges. Qu’est-ce qu’ils mangent, au juste, les lapins-mousse ? Elle ne connaissait rien de leur métabolisme, n’ayant jamais observé un spécimen jusqu’à maintenant. Ça et là, au cours de ses voyages, elle avait écouté les récits de prétendus sages relayant de prétendus témoignages d’aperçus d’un lapin-mousse. Histoires à la fiabilité aussi identifiable que la fumée au travers du brouillard. La plupart se contredisaient. D’autres n’étaient qu’évidentes affabulations nées de rêves ou d’insomnies, ou bien d’une consommation excessive de champignons et autres plantes à visions. Certains récits, en revanche, méritaient qu’on s’y attarde. Des esprits, selon quelques-uns de ces érudits au doute confiant. Si anciens qu’ils vivaient déjà à l’aube du bois-monde – les esprits, pas les érudits.

Si les lapins-mousse sont bien des esprits, je ne vois pas trop quoi faire.

Car à par les monceaux de savantes affabulations et les quelques morceaux d’hypothèses plausibles, entre le plus et le rien, le rien l’emportait quand à ce qu’elle savait.

C’est alors qu’une lumière s’alluma dans un recoin de sa tête, comme lorsqu’elle cherchait un remède à l’état de Jilam. La sorcière, animée d’un regain d’énergie, s’empressa d’aller fouiller, non pas sa pharmacie, mais son garde-manger. La sauge et le lait de biche dénichés, débuta la préparation.

Le bébé, d’abord craintif, ne résista pas longtemps à l’appel du biberon et, en un éclair, engloutit le bouillon assaisonné aux champignons en poudre, riches en énergie, spiritique comme physique. À sa vue, la sorcière improvisée nourrice ne put s’empêcher de caresser la boule de mousse, prenant bien soin d’éviter les épines dissimulées sous le pelage naturel. Elle usa pour cela de son don afin de lui transmettre d’infimes pensées, calmes et heureuses. Le pauvre animal – ou pauvre esprit – se détendit sous ses doigts. Elle l’enveloppa alors dans un linge de soie sauvage qu’elle déposa dans le creux des racines du vieux chêne.

─ Veille bien sur lui, grand-père.

La fatigue de cette longue journée accentuait encore la douceur de sa voix. Elle savait néanmoins qu’elle ne pourrait dormir. Son esprit était trop inquiet. Elle jeta un œil vers Jilam, puis vers le lapereau, tous deux endormis et en paix dans leur bulle, loin du monde froid du dehors. Un soupir de soulagement échappa à ses lèvres pourtant serrées.

De ses pensées éclaireuses, elle inspecta les bois alentour. Elle ne captait rien à part les sons et les couleurs habituels. Elle repassa une nouvelle fois, puis une autre, butant soudain contre une étrange perturbation, si minime que, après un retour en arrière, elle ne trouva rien.

Est-ce mon imagination ? La fatigue probablement… Non.

Son esprit télépathique pouvait la tromper, mais son instinct, lui, au grand jamais. Quelque chose rôdait à l’extérieur de la tanière.

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