Suite et quatrième acte de l’arc d’Ëjj le semi-elfe. Bonne lecture !
─ Non, Niu. Toi tu restes ici avec Jilam.
─ À quoi tu joues, Nellis ? Je ne suis pas ton toutou-Mú à qui tu peux donner des ordres.
─ Mú reste ici lui aussi. Un seul pied dehors et je le saurai.
Les deux elfes, face à face, jouaient à qui baisserait le regard la première. Niu ne céda pas sans pour autant l’emporter. Son charme, bien que redoutable, ne valait rien face au pouvoir de la sorcière. Elle et Jilam ignoraient la cause de cet accès soudain d’autoritarisme. Nellis avait « offert » à Ëjj de l’accompagner à la sortie du bois alors que le semi-elfe se remettait à peine de sa rencontre avec un éclair.
─ Prends ton gourdin. Tu en auras certainement besoin.
Les protestations de l’elfe à la robe bleue sombrèrent dans le vide sourdingue. Ëjj, après avoir eu ses espoirs pliés à peine étalés, suivit sans un mot les instructions qui lui étaient dictées, aussi malléable qu’un pantin au bout d’un fil.
─ Pourquoi tu ne dis rien, Jilam ?! s’emporta Niu. Tu es là penaud. On dirait une souche vide. Toi aussi tu as perdu l’esprit ? Dis quelque chose bon sang de troll !
On avait beau le secouer, le jeune homme demeurait aussi amorphe qu’un escargot privé de sa carapace. Cela arrangeait Nellis tout en l’inquiétant. Elle avait rarement vu son mari dans cet état.
La sorcière et le sourcier quittèrent la tanière du vieux chêne.
─ Je te charge de les surveiller, indiqua cette dernière à Mú, dressé au garde-à-vous sur ses courtes pattes, la queue en salut.
L’averse de neige s’était arrêtée cependant que le ciel conservait sa mauvaise humeur. Le givre frais, bleu, rivalisait d’étincelles avec les troncs des arbres, pimpants dans leurs colliers de diamant. Hormis le tintement des stalactites sous l’effet du vent, le silence était le roi du bois.
Nellis veillait à soutenir une allure lente pour le pauvre Ëjj, boitant sur son gourdin. Elle avait bourré sa lourde carcasse d’élixirs de sorte à le remettre d’aplomb en un éclair, mais ce dont il avait vraiment besoin à présent, c’était de repos, elle le savait. Elle lui aurait volontiers accordé si ce n’était le danger qu’elle guettait à chaque recoin de ses pensées envoûtées par le doute. Son désir de se débarrasser de ce fauteur de trouble dépassait sa compassion. La sorcière entretenait un devoir, envers Jilam en tant que femme et envers Niu en tant qu’amie, le devoir de les protéger, car elle seule détenait le pouvoir. Qui était ce semi-elfe pour elle ? Un étranger comme il en passe des tas par le bois. Un maléfice ambulant qui plus est. On l’avait souvent accusée de souhaiter le malheur du bois, voire sa destruction. Elle tenait pourtant à sa vie ici. Elle se l’était forgée au prix de ses efforts pour s’intégrer, ses remises en question et ses changements difficiles, grâce à Jilam, Niu ou encore le Chasseur. Elle refusait de tout perdre à cause d’un vulgaire inconnu. Aussi touchant qu’était son histoire, combien de récits du même acabit avaient rebattu ses oreilles au fil des années et des décennies ? Une centaine au moins, voire plusieurs.
Ils passèrent devant un autel aux esprits presqu’entièrement enfoui sous les congères sans accorder d’offrande, car les esprits, comme les vivants, hibernaient et détestaient qu’on trouble leur sommeil. Non loin, ils tombèrent sur un parterre de nellis tout juste écloses au vu de leurs pétales bleus. Nellis resta un moment à observer le parterre et écouter la musique crissante de la neige fraîche, occupée en réalité à farfouiller son esprit encombré. Elle oscillait à présent au bord du précipice sans fond ni fin marquant l’amputation de ses souvenirs. Combien de siècles avait-elle oubliés ? Des millénaires peut-être. Face à ce temps perdu, elle se tenait sous l’apparence d’une gamine apeurée, criant après ses anciennes vies égarées.
─ Dis-moi, sourcier. Que sais-tu d’autre concernant la sorcière dont t’as parlée ta mère ? Hormis son apparence.
Ëjj émergea de ses propres réflexions brumeuses, à moitié sursautant.
─ Pour quelle raison me demandes-tu cela ?
─ Simple curiosité. C’est là ma nature. Une sorcière est en premier lieu un puits de savoir qui traverse les âges.
Douce ironie à ses oreilles rougies.
Aucune buée ne sortait de leurs bouches car la sorcière les avait enfermés dans une bulle de tiédeur. Nellis se disait qu’elle pouvait au moins éviter au curieux spécimen de geler après l’avoir grillé comme une saucisse de lièvre.
─ Il ne me vient rien d’autre à l’esprit, répondit le semi-elfe après un moment passé à creuser le fond de sa mémoire.
─ Bon, se contenta de dire la sorcière d’un ton lourd, pesant de lassitude exacerbée.
Au travers des nuages cachottiers, elle devinait le Seigneur du Zénith et son aura déclinante. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit et ne désirait qu’une chose : plonger dans les bras réconfortants de Jilam, et couvée par eux, glisser lentement parmi la forêt de rêves tendres et paisibles de Mousse-qui-pique. Depuis l’arrivée du lapereau-mousse, elle ne souffrait plus des cauchemars qui depuis toujours l’assaillaient. Après des années d’essais infructueux, il avait fallu une nuit à la boule de mousse sur pattes pour terrasser ses mauvais diables.
La tiraillait le désir oppressant de rentrer, là maintenant, d’abandonner le semi-elfe à son sort et de se précipiter au cou de son amant, l’embrasser jusqu’à ce que leurs sangs bouillent, puis s’enfouir dans le terrier des couvertures, faire l’amour, une, deux, autant de fois que l’insomnie leur accordera, avant de tomber sous les baisers de l’esprit du sommeil. Un sommeil vierge, exilées les pensées, une balade sereine le long d’une plaine infinie de plénitude enrobée de la mélodie neutre du ruisseau.
La voix rocailleuse d’Ëjj interrompit ses dérives.
─ Si ! Il y a bien un détail qui me revient. Ce n’est pas grand-chose, mais…
─ Quoi donc ? s’éveilla la sorcière.
─ Elle sentait le musc et la paille fraîche… Et aussi, elle portait à son cou un pendentif au bout duquel pendait une pierre bleue à l’étrange brillance.
Nellis se figea, son intuition devenue réalité. C’était bien elle, la sorcière. Pas de doute possible. Une elfe aux cheveux d’argent, des yeux d’or et une pierre bleue. De combien de sorcières le monde était-il peuplé ? Combien d’entre elles étaient des elfes ?
Merde, merde, merde. Est-ce que je lui dis ? Non. Mieux vaut qu’il disparaisse au plus vite. Et de toute façon…
─ Qui y a-t-il ? s’inquiéta le semi-elfe qui pouvait presque voir les pensées de la sorcière tourbillonner telle une couronne vivante autour de sa tête.
De toute façon, je ne peux rien pour lui.
─ Rien, rien. Pause terminée. Allez. J’aimerais être rentrée avant la nuit.
Ëjj hésita, puis la suivit. Que pouvait-il faire d’autre ?
Entre temps, dans la tanière du vieux chêne, l’atmosphère respirait plus que jamais la morosité.
─ Cancreluche ! Ça va bien ton boudin, s’agaça Niu qui usait les tapis à force de tourner en rond.
Jilam dévia son regard vers Mú, roulé en boule par-dessus les fourrures du lit tâchées de suie et de terre, Mousse-qui-pique, petite boule de mousse fanée, niché contre son pelage d’hiver. Le furet-léopard roupillait, mais que d’un œil, l’autre aux aguets.
Le jeune homme s’ébroua. L’elfe à la robe bleue l’avait épinglé par les cheveux et le secouait à présent comme on secoue un arbre pour lui faire cracher ses fruits.
─ Hé ho y a quelqu’un ?! Tu vas la cracher la noisette ?!
Sa ténacité de bourdon versa la goutte de trop qui fit éclater l’amphore. Jilam se dressa d’un bond et Mú l’imita. Il commença à son tour à faire les cent pas, soulevant à chacun d’eux une nuée de poussière des pauvres tapis depuis un moment abandonnés à leur sort.
─ Pourquoi, Niu ? Pourquoi ? Pourquoi je ne lui ai pas simplement demandé pardon ? Il est parti maintenant. C’est trop tard. Parti pour toujours.
─ Crotte de gnome, de quoi tu parles ?
─ Fiche-toi de moi ! Je le mérite après tout. Tu étais là. Quand je l’ai renvoyé, sachant que la mort l’attendait derrière cette porte.
Niu le lorgna d’un air ahuri avant de glisser vers le rictus. Elle soupira.
─ C’est donc ça qui t’inquiète depuis tout à l’heure ! Cornedieu, tu m’as fait peur ! J’étais sur le point de croire que toi aussi t’avais chopé un maléfice. Damnée gargouille !
Et Jilam de recevoir une violente bourrade à l’épaule. Il cligna plusieurs fois de ses yeux de merlan frit.
─ Quoi ?! Tu vas me dire que ce n’est rien ? J’aurais tout aussi bien pu lui planter moi-même le couteau. Sans Nellis, le pire serait arrivé.
─ Et le pire a été évité, grâce soit rendue à ta femme. Tu avais simplement peur pour nous. Tu voulais nous protéger, ainsi que l’incombait ton devoir d’hôte.
─ Tu parles ! Je voulais autant sauver ma peau que la vôtre.
─ La panique avait rongé ta raison. Rien de plus normal pour un petit gars de la ville. Tu as beau fréquenter le bois depuis une branche, tu restes un arbrisseau qui voit à peine pousser ses premières feuilles. Le plus mince coup de froid et tu claques. Tu veux la vérité ? J’apprécie que tu te sois abstenu de jouer les héros de vieux conte. Parce qu’alors, ce serait moi qui aurait dû expliquer à Nellis pourquoi il aurait fallu cueillir tes morceaux. Non merci.
Les lèvres de Jilam s’étirèrent en un sourire las.
─ Tu cherches à me consoler. Je te remercie, mais ça ne m’aide pas. Au contraire.
Niu fusa telle une anguille de brume, son visage planté à un pouce de celui du jeune homme, étincelant d’irritation.
─ Avale ta langue. T’as une noisette à la place du gland, c’est impossible autrement. J’essaie pas de te consoler. Je me fiche que tu culpabilises pour une bêtise pas plus grosse qu’une noix. J’ai juste envie que tu la boucles. Je regrette déjà d’avoir déraciné ta vieille souche.
Jilam se tut, aussi confondu que ses excuses avaient pu l’être. Il n’osait plus penser, incapable de réfléchir à une pensée logique, à la logique même.
─ J’aurais quand même dû lui demander pardon.
L’elfe s’écarta et soupira de nouveau.
─ Tu vois, ce qui me dérange plutôt, c’est ton numéro de souche de tout à l’heure. T’aurais dû m’aider à convaincre Nellis. Elle t’écoute plus que moi.
─ Tu te trompes, se renfrogna le jeune homme soudain rajeuni en garçon.
─ Arrête de te conter fantaisies. Tu es son point faible. Le plus évident. Si tu as un truc à regretter et pour laquelle tu devrais t’excuser auprès de notre ami Ëjj, c’est de ne pas être intervenu. Et Nellis aussi devrait s’excuser. Quelle mouche l’a piquée celle-là ? Queue-de-diable, je me demande bien des fois ce lui traverse le cibouleau !
L’elfe agacée donnait l’illusion de danser, la traine de sa robe et ses longs cheveux flottant comme en suspension dans l’air devenu suffocant. Elle fut soudain prise d’une violente crise d’éternuement.
─ Cornedieu ! Vous ne faîtes donc jamais le ménage ici ? hoqueta-t-elle.
─ C’est Mú qui s’en charge.
Niu jeta un regard incrédule à Jilam. Un sourire, infime mais visible, non plus seulement las mais aussi mesquin, s’était dessiné sur son visage contrit. Écouter Niu équivalait à un baume au cœur. Elle était si… vive dans ses discours et ses réactions, si honnête dans son caractère. Elle ne trichait pas, sauf quand elle jouait et jamais dans ces moments-là. Un bon coup de pied aux fesses, une tartine de pommade et hop ! l’humeur vous revenait. Bien qu’en l’occurrence, le jeune homme se doutait que Mousse-qui-pique, sous ses mimiques de sieste, y avait glissé son grain de sucre.
Le sourire marmelade s’effaça. Niu plissa les yeux.
─ Il y a autre chose qui te tracasse, devina-t-elle.
Sans un mot, Jilam attrapa son manteau pendu à sa racine et sa sacoche éventrée sous le lit.
─ Qu’est-ce tu glandes ?
Tandis qu’il rassemblait les entrailles de la sacoche, il s’exclama :
─ Il n’est pas trop tard, je peux les rattraper. Dans son état, Ëjj va ralentir Nellis.
─ Attends…
─ C’est toi qui m’as dit que je devais m’excuser.
─ …je viens avec toi.
Mú décolla d’un bond du lit dans une volée de Mousse-qui-pique et alla se planter tel un piquet devant le palier. Niu rattrapa de justesse le lapereau avant qu’il n’atterrisse dans les cendres de l’âtre. Face à Jilam, le furet-léopard se dressait immobile, bajoues gonflées, pattes avant relevées. Dans son regard jaune perçaient les éclairs de Nellis. Mais l’époux de la sorcière les fixaient sans ciller, impassible, déterminé.
─ Tu vas me laisser passer sans rien lui dire. Et tu sais pourquoi ?
Sa mâchoire imprima un rictus. Mú ne broncha pas.
─ Parce que je sais où est ta planque.
Les poils tachetés se hérissèrent.
─ Je connais un hêtre pas loin où tu vas enterrer tous tes méfaits. Le bocal de farine brisé. Le beau manteau de Nellis en lièvre d’outremer que tu as déchiré. Les petits trésors que tu as chipés ça et là sous son nez. Une vraie cache de bandit.
Le museau noir luisant blanchissait à mesure que la bave de Jilam s’écoulait.
─ Que crois-tu, rusé fureteur, si elle le découvre, hum ? Fais donc appel à ton imagination.
Queue retroussée, pattes pendantes, Mú était plongé en plein tourment, entre deux fouets, l’un en fer, l’autre en corde. Cette même corde que ce satané humain chapardeur de totem tenait autour de son cou de furet. Ses tâches le démangeaient comme des boutons de varicelle.
Finalement, le fier animal s’écarta, terrassé.
─ Sage décision, lui souffla Jilam, une caresse sournoise en cadeau d’adieu.
Enfilant son manteau, son bonnet et sa sacoche en bandoulière, il ouvrit la porte marquée du souvenir des loups de fumée… et la referma aussitôt d’un geste violent.
─ À quoi tu joues ? Tu as encore changé d’avis ? s’étonna Niu face à ce brusque revirement.
Mais Jilam ne dit rien, le visage livide, épaules et jambes pétrifiés. L’elfe s’apprêtait à pousser le battant mais il l’arrêta.
─ Quoi ? Les loups de fumée sont de retour ? s’enquit-elle, tremblante à cette idée.
Le jeune homme dénia de la tête.
─ Non… Pas eux.
Tout à coup, sans crier loup, la petite fenêtre couvant le lit vola en éclats de verre à travers la pièce. Une ombre bondit par le trou. Les occupants de la tanière, ravalant leur souffle, se collèrent telles des tiges de lierre contre la porte. Au travers du nuage de cendres semé par l’âtre piétiné, une énorme silhouette aux longues pattes détendues se dessina. Un feulement terrifiant siffla aux oreilles des habitants tétanisés. Une queue noire fouetta l’air opaque, puis balaya dans un vacarme le bazar étalé sur la table de cuisine. Un trio d’yeux rubis fendit le voile de poussière. Ils surmontaient une mâchoire de crocs noirs encastrés dans des babines mauves dégoulinantes d’une bave à la texture de goudron qui venait ensuite s’étaler sur les beaux tapis. L’énorme félin fixait ses proies avec une avidité à couper le souffle au vent. Son aura maléfique, propre à faire pâlir le soleil, inondait la tanière du vieux chêne tel un brouillard vorace, plus sombre que nuit.
Niu et Jilam se baissèrent ensemble à l’instant où l’horreur sur pattes décolla. Un bruit sec retentit, suivi d’un violent craquement. Ils se relevèrent et découvrirent un trou béant à la place de la porte.
Comment… Nellis s’est pourtant assuré avant son départ que ses sortilèges étaient effectifs.
L’instinct de Jilam dicta à son esprit de se concentrer sur leur survie. Les questions viendraient plus tard, si plus tard ils étaient encore en vie. Car à présent que la tanière s’ouvrait sur l’extérieur, ils pouvaient constater que la clairière était infestée d’engeances noires aux yeux de sang identiques à celle qui avait explosé la fenêtre puis la porte. Le beau tapis de givre fondait sous leurs pattes griffues, se transformant en mare de boue. Une odeur infecte empuantissait l’air et la lumière semblait s’être retirée à l’abri des arbres.
C’est fichu, songea Jilam. À cette pensée, ses paupières se fermèrent d’elles-mêmes. Griffes crissant sur la pierre. Feulements ténébreux. Rugissements produits tout droit des tréfonds. Se rapprochent. Plus près. Tout près.
Chapitre 27 dimanche prochain.