Il arrive parfois que la Reine d’Hiver, capricieuse, s’accroche avec une hargne entêtée au Trône des Saisons ; en général les années où la Reine d’Été s’est elle-même attardée, étourdie par les farces du soleil et l’encens envoûtant des fleurs. Les peuples du bois ne l’appelaient pas Sorcière d’Hiver sans raison ; terme honni par une autre sorcière, qui détestait qu’on emploie sa nature à nommer toute chose mauvaise. Nellis avait beau être coutumière des amalgames, elle n’en était pas moins blessée ; et une sorcière blessée est semblable au loup du même état. Or, notre sorcière avait de quoi se mettre en colère.
D’abord le gel tardif avait tué les bourgeons, les changeant en cristaux de givre sur les branches. La mort savait se rendre belle, alors que la vie pouvait être d’une laideur sans nom. Et tandis que les filles du printemps étaient retournées à la terre, la pharmacopée de Nellis, déjà bien appauvrie depuis l’assassinat du Vieux Chêne, se résumait à un amas de fioles et de sachets vides ou presque. Il lui manquait de tout pour préparer un rien, y compris assaisonner le potage. Mú, chasseur en titre du foyer, peinait à combler les estomacs ronchons, ne trouvant guère de gibier, les bêtes feignantes, pas folles, s’entêtant dans leur sieste hibernale.
L’humeur générale au sein du bois frôlait les racines. Les elfes du Cœur-du-Bois se saluaient en grimaçant. Les pumas arboricoles n’avaient plus cœur à jouer avec leurs proies. Les cerfs royaux délaissaient leurs duels pour flâner, hagards, le long des ruisseaux dans l’espoir de croiser un saumon. Jusqu’aux geais de givre qui avaient oublié comment chanter. Les esprits eux-mêmes frissonnaient sous les souches, dans les profondeurs nauséabondes des grottes et à l’ombre des tertres givrés.
La vie s’était éteinte avant d’avoir eu l’occasion de renaître. Une simple respiration nécessitait l’effort de soulever une montagne. Ces mêmes montagnes qui se languissaient dans la brume, poisseuse et collante, cette brume laide et déplaisante qui s’accroche à toute chose qu’elle rencontre comme le souffle putrescent de quelque monstre.
Partout, de clairières en taupinières, sous la frondaison dépecée du bois autrefois monde, aujourd’hui réduit à un îlot de chagrin, on célébrait toutes sortes de rituels afin d’encourager la Reine du Printemps dans sa lutte contre l’usurpatrice aux doigts gelés. Vaines paroles mâchées par la bise aux dents tranchantes qui déchire la frêle ramure du timide cerisier. Maman Lune pouvait toujours gonfler ses joues dorées du haut de ses confins étoilés, l’hiver, aux portes du sommeil, se bornait dans ses caprices d’enfant gâté, et la mère du bois, vexée, s’en allait se cacher derrière un voile de nuée. À l’aune de chaque crépuscule naissant, retardé à mesure qu’avançaient les jours, les flambeaux enfumaient le brouillard obscur de leur haleine d’encens, et dans le cercle embrasé, les elfes ivres des dernières liqueurs d’été dansaient afin d’édenter la bise. Vaines folies dissipées par l’envol des nuits, mortifères nuits dénuées de la moindre grâce.
Grâce à ? Plutôt à cause. De qui ? De la sorcière évidemment ! Cette méchante sorcière qui se cramponne au destin du bois depuis tant d’années. Ses exploits face aux panthères d’érèbe et son sacrifice pour sauver le bois ? Effacés des mémoires comme le souvenir de la saveur des fraises et des feuilles d’érable. L’oubli. Vilaine tumeur qui dévore la raison pour recracher la turpitude. Pas un seul jour triste ne s’écoulait sans que Nellis ne trébuche sur une mauvaise rumeur ou ne heurte quelque vilénie lancée sur son chemin sous couvert du brouillard.
Depuis toujours, elle avait arpenté sans difficulté la montagne de défiance qui se dressait à chacune de ses rencontres. Montagne qui, depuis l’histoire du marais, s’était changée en pâturage de louanges. Un nouveau sommet, aussi colossal que l’ancien, se dressait désormais et son ombre vaste occultait les beaux champs aux fleurs de gratitude, leur souvenir douloureux car existant. Une fois goûtée l’onctuosité sucrée de la reconnaissance, difficile de supporter à nouveau l’amertume du mépris voilé, l’acidité des regards dans le dos, la fadeur de l’ignorance exagérée, le regain de peur larmoyant sous les masques de défausse. La rancœur est plus tenace que l’affection, prétend-t-on. La sorcière était forcée, encore une fois, d’admettre que les vieux dictons qu’elle dépréciait tant respiraient parfois le vrai.
Elle supportait néanmoins les effets du poison. Grâce à un simple remède. La seule présence de Jilam, pilier indomptable de sa raison capricieuse, suffisait à réconforter son cœur, désormais vulnérable depuis que son jumeau s’était égaré dans les marécages. Ce cœur volé, elle le sentait battre en Jilam à chacune de leurs étreintes. Elle se berçait alors de son tumulte dévoué et passionné.
Mais Jilam n’était plus là. Plus vraiment.
Cheveux et pensées en bataille, cernes tombant jusqu’au menton, la sorcière rentrait d’une nouvelle collecte infructueuse. Quelques racines d’aruspice contre la fièvre, une courge-fée pour le potage, pas de quoi se consoler, encore moins se réjouir, d’autant que les signes avant-coureurs d’une tempête l’avaient contrainte à écourter son expédition.
Mú et elle déambulaient seuls sur les sentiers invisibles dessinant les « rues » du village elfique, désertes tandis que la bise s’enhardissait à l’approche des ténèbres. Les elfes appréhendaient, dans le cocon chaud des tanières creusées et des huttes perchées, le terrifiant orage dont les rafales sifflantes alertaient de l’arrivée imminente. Des flocons épars dansaient dans le vent médisant au souffle furieux arrachant feuilles et brindilles du sous-bois détrempé par les giboulées à foison. Le furet-léopard tenait entre ses mâchoires un jeune léporursidé, plus lièvre qu’ours, piqué dans un terrier mal gardé. Un rapt plutôt qu’une chasse. Mú, en colère, se sentait dans les plumes du dernier des vautours, avorton dépourvu de l’honneur du traqueur, vulgaire larcineur s’introduisant dans les chaumières pour enlever les enfants endormis en l’absence des parents. Pas de quoi fanfaronner. La proie ne valait pas même le prix de la honte ; le léporusidé à la nuque brisée était si maigre qu’il ne saurait nourrir une demi-portion de furet, sans mentionner un léopard.
Nellis n’avait qu’une envie, celle de s’abriter, allumer un bon feu, se couler sous les fourrures et dormir jusqu’à la prochaine lune, en espérant qu’elle brille sous de meilleurs auspices.
Parvenus au gué du ruisseau, la sorcière et son totem traversèrent en quatre bonds le large lit torrentueux nourri par les pluies incessantes. Les nuées d’orage avalèrent la robe délavée de la Dame du Couchant, rameutant dans leur sillage les ténèbres voraces. On aurait dit qu’un linceul avait été jeté sur le bois.
Les frênes amants, décharnés par l’hiver, se dressaient comme à leur habitude, entortillés au sommet de leur butte sous laquelle s’étalait leur vaste réseau commun de racines, spectres imposants au milieu du paysage ensorcelé. Nellis s’enfonça entre leurs troncs noueux enlacés, heureuse de l’abri qu’ils lui procuraient contre le vent, puis grimpa quatre à quatre l’escalier tortueux dessiné par les longues branches cousues entre elles. Un sort d’invisibilité dissimulait aux regards curieux la cabane perchée. En tirant le vantail de lierre servant de porte d’entrée, la sorcière fut accueillie par une flopée de gémissements.
Mousse-qui-pique se dressa à son entrée. Le lapin-mousse, bien qu’éternellement chétif, avait néanmoins considérablement grandi et nul ne pouvait plus le confondre avec un lapereau. La mousse fraîche et tendre ainsi que la sève constituaient dorénavant son alimentation principale en lieu et place du lait de sauge.
L’animal, dont le pelage moussu prenait une teinte brune durant la saison morte, reposait sur la poitrine de Jilam, enfouie sous une couche d’une dizaine de couvertures qui l’écrasaient davantage qu’elles ne le réchauffaient. Le cœur de Nellis se serra à l’écoute du rythme lent et détraqué provenant de la poitrine enfouie sous les fourrures. Son époux, bien que conscient, n’avait pas esquissé la moindre réaction à son entrée, et n’ouvrit les paupières qu’au son du sac presque vide balancé avec lourdeur sur le plancher. Un râle s’échappa alors de sa gorge. La sorcière le traduisit par « Salut ». Elle ne répondit rien, ne lui accorda pas un regard. Elle détestait le voir, incapable de reconnaître l’homme qu’elle aimait sous cette loque de peau flétrie à la respiration sifflante.
Nellis savait que, hormis lors de ses rares sautes de conscience vague, Jilam n’était pas vraiment présent avec elle. Sous ses orbites noyées de larmes ne croupissait qu’un vide tandis que l’esprit vagabondait au gré des marées délirantes de la fièvre qui, depuis dix jours, torturait sa malheureuse victime sans signe de lassitude. Dix jours que son tendre amour était alité, trachée et bronches étranglées par le mucus, insufflant et expirant à grand renfort de toux orageuses et de borborygmes plaintifs accompagnés d’abjectes grimaces, les entrailles nouées dans d’affreuses coliques, les membres paralysés, étalés comme de vulgaires tas de chiffons sous les fourrures inutiles. Matin et soir, Nellis devait changer sa literie trempée. Depuis deux jours, il n’avait plus la force de se lever pour soulager sa vessie. Trois jours qu’il ne vomissait plus que de l’eau. Un simple bouillon le tordait de douleur durant plusieurs heures.
Jilam, depuis leur mariage, avait déjà maintes et maintes fois combattu la maladie. Enfant des villes, sa nature le rendait fragile à l’air du bois, riche de bons ingrédients comme de mauvais ; entre autres des miasmes inconnus de son organisme. Les années et les épreuves lui avaient taillé une meilleure constitution sans pour autant l’immuniser complètement. Du point de vue humain, on était déjà loin de pouvoir le considérer comme un garçon robuste. Alors au regard d’un immortel… Les gens du bois connaissaient évidemment les maux qui escortaient l’existence. À l’instar de tout être vivant, leur corps était sensible au poison, à la température, aux fractures et aux hémorragies. Mais aucun fléau ne les accablait simplement parce qu’ils respiraient.
L’humain était définitivement une créature fragile. À se demander par quel miracle en était-il venu à s’ériger en tant qu’espèce dominante. Son modèle de reproduction ne pouvait l’expliquer, il n’arrivait pas à la cheville de celui des insectes, des oiseaux ou de certains mammifères. Sa taille lui offrait, certes, un avantage contre les gros prédateurs, mais sa fragilité et la nécessité de le nourrir en proportion réduisait largement cet atout. La théorie de Nellis, érigée à force d’une observation méticuleuse et rapprochée du phénomène, pointait vers son incomparable pouvoir d’adaptation.
Le genre humain possède, avant toute autre don ou capacité, une conscience évolutive plutôt qu’un instinct. L’espèce est capable de se modeler, ce consciemment et rapidement, en fonction de son environnement et des dangers qu’il abrite. L’esprit humain, sans être plus développé que celui des autres mammifères, savait en revanche parfaitement corriger les défauts physiques et adapter ses capacités au lieu et à la situation mieux que la grande majorité des espèces, mortelles et immortelles confondues, de ce vaste monde grouillant de vies diverses et variées. Plus important encore, la nature absolue, sans demi-mesure, de la raison humaine pousse les individus à terraformer leur environnement en vue de le faire leur, tandis qu’elfes, lutins et autres démons, au même titre que les fourmis ou les castors, se bornent à se fondre dans leur milieu avec une volonté de maîtrise limitée. C’est ce rapport conflictuel à la Nature, comparable aux caprices de l’avorton d’une couvée devant sa mère, qui confère à l’humanité sa spécificité inégalée, que les descendants du monde ancien qualifient sans retenue de perverse, destructrice, voire impie.
Jilam, en s’adaptant à la vie du bois, pourtant hostile à sa nature, démontrait parfaitement la puissance de ce don unique. Les maux qui l’avaient accablé durant les premières années l’avaient renforcé en se raréfiant au fil du temps. Ces maux qu’un immortel ignorait, Nellis avait appris à les combattre en adaptant sa médecine à la physionomie humaine. Grâce à ses remèdes, son époux avait sans aucun doute échappé à la mort sans visage plus de fois que toutes les occasions où elle en avait arboré un.
Jamais encore, cependant, la sorcière n’avait dû affronter un fléau aussi terrassant. Il ne laissait au malade aucun répit. Même lorsque Jilam sombrait de fatigue, une heure tout au plus d’un sommeil plus épuisant que réparateur, à son réveil, il paraissait plus faible encore que la veille. Nellis souffrait de le voir ainsi. Elle souffrait d’autant plus qu’elle était impuissante à le soulager. Les ingrédients lui manquaient pour préparer le moindre élixir. Seule matière abondante à sa disposition : la glace, contre la fièvre de centaure. Ses cueillettes, sans cesse plus hardies, poussées jusqu’aux tréfonds de la terre et vers les plus hautes cimes, donnaient autant de fruit qu’un arbre mort.
Elle détestait abandonner Jilam sans parvenir à supporter sa vue, son visage sans cesse tiraillé, enlaidi par la douleur. Cette sangsue qui ne lui laissait aucun répit, y compris dans ses rêves qui immanquablement se muaient en cauchemars.
Nellis grimaça, une première fois à la vue du ragoût, la seconde en le goûtant. Ces jours-ci, son esprit vagabond échouait à se concentrer sur la moindre petite chose. Alors que ses sombres idées flottaient à la surface gélatineuse de la tambouille, un appel silencieux la repoussa vers la réalité. Mú la fixait entre ses moustaches luisantes de sauce, une écuelle récurée et rincée de lampées. La sorcière soupira, nauséeuse, et sans mot ni pensée, offrit son repas à peine entamé à la voracité poilue.
Le ragoût, au-delà de sa fadeur, était aussi maigre que la viande qui l’agrémentait ; sans Mú, la pauvre bête serait certainement morte de faim. Nellis compatissait car elle-même ne valait guère mieux. À sentir chaque jour son corps rabougri flotter dans ses soies sales, qu’elle n’avait pas lavées depuis des lustres, elle se dégoûtait. Pas autant, cependant, que l’écœurait la vue de Jilam. Le jeune homme n’avait jamais entretenu une carrure très robuste. Mais sa minceur naturelle n’était en rien comparable à son état actuel. En l’espace de dix jours, une fois toute sa graisse consumée, son aspect avait mué en un amas chaotique d’os cassants raccrochés entre eux par des muscles effilés, l’ensemble macérant dans un sac en peau flétrie.
Nellis essaya de lui faire avaler un peu de bouillon aux aromates et de purée de courge-fée, rien à faire, il régurgitait le peu qu’elle parvenait à lui enfourner dans le gosier.
─ Drr… Désolé, articula le malheureux à grande peine, d’une voix chuintante tout juste audible.
Son épouse le tança d’un sourcil en fusée.
─ Chut. Si c’est pour sortir des idioties, tais-toi.
Une violente quinte de toux rauque souleva le malade de sa couche, détrempée bien que la sorcière l’ait changée la veille. Cette dernière s’empressa de le faire asseoir de peur qu’il ne s’étouffe. Une main moite posée sur le front, une autre flattant le dos plié par les convulsions, elle œuvrait de son mieux à l’apaiser par le biais de son pouvoir télépathique. Leurs deux esprits se heurtaient tels deux courants contraires, l’un clair et apaisant, l’autre écumant de sourde douleur. Nellis, rongée par l’impuissance dont elle n’avait pas coutume, était démangée par un irrésistible désir, celui de plonger la main dans ce ventre bouillant, dénicher parmi les entrailles brûlantes le noyau du mal, l’arracher puis le déchiqueter à grands coups de griffes.
Longtemps, elle s’était crue capable de tout. Aujourd’hui, elle n’était plus sûre de rien.
Jilam retomba lourdement sur le matelas en plumes de griffon, les muscles malingres dévorés par des spasmes incessants. Son épouse l’accompagna dans sa chute tout en le berçant avec une infinie tendresse, puis retira couvertures et fourrures avant d’entamer une longue séance de massage ponctuée d’incantations, dont la plupart faisait avant tout office de réconfort pour eux deux. Le jeune homme, vaincu par l’épuisement, finit par sombrer dans un sommeil agité infesté de méchants diables.
Nellis souffla. Elle aussi était éreintée et aurait beaucoup apprécié un bon massage. Mais qui allait le lui donner ? Lui manquait jusqu’à l’énergie de s’étirer. Elle s’allongeas simplement sur les tapis poussiéreux, souhaitant s’évanouir, dormir, le temps d’un sommeil sans songes, bons ou mauvais, oublier simplement, ce monde, son existence, la sienne. Elle rendit grâce à Mú qui s’était glissé dans son giron, sa fourrure chaude semant quelques étincelles dans sa poitrine gelée. Dehors, la tempête rageait avec l’ambition, semblait-il, d’abattre le bois en une nuit. Le crâne bourdonnant de ses échos, la sorcière abandonna toute idée de sortie nocturne ; idée puérile de toute manière vu son état.
Mousse-qui-pique s’approcha à son tour. Une faim tenace saisit Nellis malgré la nausée. Le ventre gonflé mais pas rassasié, le lapin-mousse escalada son bras et vint se nicher sur son épaule. Il faut économiser les vivres, petit père morfale, je suis désolée. L’appétit s’effaça aussi soudainement qu’il était apparu. La boule de mousse brune aux oreilles courtes retrouva Jilam et se glissa sous les fourrures immobiles. Bientôt, une partie des rides découpant la figure morcelée s’effacèrent comme sous l’effet de la gomme dont Jilam usait pour corriger ses parchemins d’écorce. Le masque de tourment de Nellis s’affaissa. Elle bénissait plus que jamais la présence du lapin-mousse. Le petit père, à mesure qu’il grandissait, tant bien que mal, maîtrisait de mieux en mieux son don télépathique. Sa faim vorace, légitime, il la puisait dans ses journées passées à garder le chevet de Jilam en l’absence de la sorcière, à atténuer la douleur via un transfert constant d’émotions positives. Un effort aux proportions titanesques pour un aussi petit être. Sa résistance épatait Nellis qui, pour occuper ses longues heures d’ennui, élargissait le champ de ses hypothèses concernant cette espèce mythique que beaucoup prenaient, à tort, pour des esprits.
Les paupières plus lourdes que des feuilles mortes et le cerveau aussi rigide que de la compote de fruit, la sorcière n’en était pas moins l’esclave de l’insomnie, méchante déesse, dévoreuse de sommeil et voleuse de rêve. Dévorée par les courbatures, elle se releva avant d’entamer une fouille hasardeuse du joyeux bazar légué par Niu, qu’elle-même avait pris soin d’organiser… à sa façon. Pine de pin ! Elle avait beau dépecer les placards, éventrer les coffres, arracher tous les tapis, pas une goutte de liqueur à l’horizon ; y compris dans la cache secrète qu’elle avait dénichée dans un coin de la cabane et que Niu s’était bien gardée de mentionner au moment de son départ. La niche fourmillait de trésors variés, dont la valeur tenait essentiellement aux intérêts aussi bizarres qu’éclectiques de leur ancienne propriétaire. Si Nellis n’en avait que faire des gravures érotiques humaines – contrairement à Jilam ; intérêt purement savant selon ses dires –, elle avait noté la rareté des millésimes fruités contenus dans cette cache aux mille merveilles inutiles, et en particulier une boîte en sapin fermée à double-tour ; pointillisme étonnant quand on connaissait Niu. Sacrée Niu ! Satanée Niu ! Le coffret renfermait un véritable butin pharmaceutique, des philtres soigneusement contenus dans des fioles hermétiquement scellées, chacun dédié à soigner les maux liés à l’art coïtal ou bien à doper les performances dans le domaine.
S’avouant vaincue, Nellis s’écroula de tout son long sur les tapis délavés et poussiéreux recouvrant le plancher de la cabane, maudissant leur ivrognerie conjointe. Se tournant vers le feu moqueur, elle se mit à l’invectiver, avant de rire de concert avec lui. Les gémissements de Jilam s’incrustèrent à leur tintamarre. Nellis lui jeta ce regard désormais ancré en elle, qu’elle n’osait décortiquer dans le miroir, de peur d’en saisir le sens.
À aucun moment, avant que sa parole ne se dérobe, son sot de mari n’avait émis la moindre plainte. Ce qu’elle avait au départ confondu avec l’humilité face à la douleur. Elle savait désormais qu’il ne s’agissait ni d’humilité, encore moins de bravoure. Pas que son humain d’époux manquât de l’un ou de l’autre, non, ce silence d’ermite provenait d’un trait de caractère spécifique qu’elle avait appris à reconnaître parmi la panoplie complexe, et souvent paradoxale, qu’entretenait le spécimen ; à savoir une peur, maladive osons-le, du jugement d’autrui. Face à l’angoisse que cela lui procurait, il se murait systématiquement dans le silence, fermait la moindre fenêtre par laquelle ses sentiments seraient en mesure de se faufiler. Car à ses yeux, un jugement ne pouvait qu’être dur, blessant, jamais encourageant. Il n’en moufetait jamais mot, c’était entendu avec cette tête de furet. Mais il suffisait de s’intéresser un tant soit peu à sa façon d’être pour le constater.
L’origine d’un tel trait de caractère paraissait évidente. Jilam, au cours de son ancienne vie, avait été soumis à une rigueur morale écrasante. Leçons et réprimandes pleuvaient à tout va, abreuvant la sensibilité de son esprit, particulièrement vulnérable au doute, et lui conférant une tendance pathogène à se déprécier. Le rusé renard cachait bien son jeu ; dommage que celle qu’il ait épousée sache lire son esprit au contraire d’un livre ouvert. Elle qui ne savait ni lire ni écrire et n’avait jamais désiré apprendre, ce malgré l’insistance répétée de Jilam.
Nellis se traîna auprès de son mari, et tout en lui caressant la toison noire, drue et bouclée, poussant tel le lierre sur son crâne, trop gros pour son maigre cou, maudit son pouvoir de télépathie, aussi utile dans la situation qu’un roseau en guise de canne.
Elle repensa au jour où sa route avait croisé celle d’une autre sorcière. Cette dernière ignorait tout de la lecture et de la manipulation des esprits, mais elle maîtrisait un don plus puissant encore : celui de terraformer les corps. Par sa volonté, elle modelait l’afflux sanguin, mutait les cellules, purgeait un organe de ses vices, ou, au contraire, instillait des tumeurs malignes, bouchait les artères, provoquaient des ruptures, des lésions. Cette capacité hors norme, au lieu d’en user pour le bien d’autrui, la sorcière s’en servait à ses propres fins sadiques. Alors que Nellis prenait plaisir à réparer les corps, l’autre sorcière puisait le sien dans leur destruction méticuleuse, pièce par pièce, entretenant la souffrance le plus longtemps possible avant que la raison ne vole en éclats. La plupart des simplets peuplant le monde considéraient les sorcières comme les membres d’une grande famille, liées, non par le sang, mais par un désir commun de repeindre le monde aux couleurs du mal absolu. Cette sorcière dont elle avait par hasard croisé la route, sans conteste, était un monstre, un monstre tout ce qu’il y avait de plus vrai dans le registre de l’horreur, et qui méritait amplement sa réputation. Nellis se mordait à présent les doigts de ne pas lui avoir arraché tous ses secrets avant de déguerpir comme une voleuse.
Plus lasse qu’un papillon un lendemain, la sorcière se débarrassa de ses vêtements collants, coula sa carcasse rêche sous la montagne de toisons, et enlaça tendrement son mari endormi, qu’elle confondit un instant avec une pierre en fusion tant son corps était durci et pulsait d’une ardente chaleur. Une pluie de baisers se déversa dans le cou frissonnant, soutenue par une vague vagissante de sentiments passionnés.
Dans l’intimité de leur cocon partagé, les deux papillons vibraient d’un même désir de vivre. Volonté ardente bataillant contre le brasier de la fièvre, dans le lit d’un torrent glacial, battu par les courants de la mort. Dans l’intimité de leur tanière de fourrure et de laine, couvés par la chaleur morte d’une chimère et d’une pelleté de chèvres argiennes à la toison dorée, tandis qu’au-dehors ciel et terre se fracassaient dans un violent duel d’égos, Nellis se perdait en prières à l’intention des dieux anciens ; ceux-là même que, toute sa vie d’errance, elle avait haï, les oreilles fumantes à force d’être enflammées de prophéties et autres présages de calamités. Sa haine et sa fierté jetées dans le gouffre où se dressait auparavant sa fierté inébranlable, elle priait désormais, de toute sa volonté inextinguible, de son désespoir grandissant, pour la guérison de son amant tant aimé. Prête à croire à la vertu des dieux d’en-haut et d’en-bas, les louer le restant de son souffle profane, jusqu’à leur confier son pouvoir. Prête à sacrifier son cœur rescapé, à abandonner toute raison et embrasser la folie, délaisser toutes ses questions en suspens pourvue qu’on lui donne la réponse à la seule qui compte vraiment Prête à tout pour un rien, à piétiner la grandeur pour s’humilier devant la face du monde, à troquer la passion contre le dégoût, à se délester de toute la joie qu’elle peut porter contre un manteau de pur chagrin, à vieillir dans la peau d’un rat. Prête à tout abandonner pourvu qu’on lui rende ce qui lui a été pris.
Car qui était-elle sans son cœur ? Un vide égaré dans le néant, dépecé du moindre rien, pas même un chagrin, ses larmes dérobées, sa voix arrachée, chose sans conscience ni consistance, sourde et aveugle. Mais qu’avait-elle à entendre autre que le silence, à voir autre que la nuit, sans étoiles. Cent tourments, une douleur telle qu’elle éteint les sens, une souffrance dénudée, un puits sans fond ni parois, plus de elle ni de lui, plus de elle car sans lui.
Plus, plus. Plut aux dieux de l’exaucer, ou sinon de périr de tourments mille fois plus grands. Jurée sur son âme déchirée, avant de s’effacer dans les limbes, elle les tuerait tous, démiurges de jadis et rois des temps nouveaux, empereurs de vertu aux pieux mensonges, maîtres du ciel et de la terre, savants de la tromperie, elle les abattrait, chacun d’eux, un à un, comme les chiens galeux qu’ils étaient sous leurs beaux déguisements imprégnés de faux, puis livrerait leurs carcasses exsangues au soleil, et avec leurs os érigerait des tours au cœur de leurs palais déserts nichés dans les nuages. Seulement alors, elle accepterait de mourir, laissant derrière elle un monde sans dieux, un empire privé de tyrans, livré à la merci du chaos bienfaiteur. Une réalité où les vivants ne seraient qu’ombres et où les morts marcheraient dans la lumière d’une lune arborant les feux du soleil. Alors aucun esprit, vivant ou défunt, n’oublierait qu’un jour avait vécu un homme du nom de Jilam, le plus grand des insignifiants qui jamais ne fut et ne sera plus, la belle et douce exception dans cette fosse de brutalité et d’ignorance baptisée vie.
Un éclat de pensée interrompit ses songes embrasés par l’ire et la douleur. Jilam avait ouvert les yeux et l’observait à travers le voile de la douleur. Sa main tremblante, morceau de parchemin froissé érigé de brindilles osseuses, serra sans force la sienne, serrée en un poing ferme. L’obscurité nimbée d’une faible lueur recueillit un long râle, conclu par un murmure exhalé dans un souffle rauque.
─ N-Nellis…
─ Oui ?
─ … Si… Si je disparais… est-ce que… est-ce que tu… tu voudras bien disparaître avec moi ?
Un battement de cœur, tonitruant dans les bras du silence. Un second.
─ Oui. Je te promets.
La Demoiselle de l’Aube lorgnait avec dégoût le paysage mortifère, dans sa robe ternie par une longue traînée de nuages noirs délaissés par la tempête. Le bois présentait le visage d’une cité en ruines, ses colonnes d’arbres effondrées, débris engloutis par la boue, les troncs couverts de cicatrices, l’ensemble plongé dans un épais silence, lui-même étouffé par une purée de pois grisâtre aux relents d’agonie.
Un tourbillon émergea subitement du sol, grossissant à mesure qu’il aspirait le ciel. Son vortex s’élargit jusqu’à recouvrir l’entièreté du bois meurtri. Les témoins de la scène, depuis le palier de leurs terrier, caverne, hutte, souche et autres abris, contemplaient le phénomène sans parvenir à y croire vraiment. Une force sans comparaison happait les vapeurs fétides exhalées par l’ouragan qui, en dépit de ses prétentions, avait échoué à déraciner le bois.
Bientôt, de la marée brumeuse émergèrent les bras des arbres naufragés, figés dans leur désespoir de retrouver l’air libre. Percèrent ensuite les troncs noirs, épais, minces, fiers, noueux ou tordus, nus, moussus ou éventrés, une belle brochette d’écorces sur chacune desquelles le soleil dessinait un rayon de sourire. À mesure que la force du tourbillon s’amenuisait, la vie du bois s’éveillait de sa transe pétrifiée.
Des ténèbres écorchées, la colonne sombre se dressa, immense et triomphante, dans l’aura de l’aube réjouie, ses mornes stries égayées de vagues ambrées cousues d’un panel de notes dessinant l’arche triomphante d’un arc-en-ciel. Son torse d’air condensé s’effritait sous l’auvent de son pavillon, dont la cime s’égarait dans la funeste voûte, plancher des dieux séjournant dans leurs demeures dorées. Alors la couronne d’aurore apparut, descendant des froids confins, et l’éclatante déesse s’agenouilla, et de ses mille bras embrassa le bois blessé afin de panser ses nombreuses plaies.
Aux pieds des frênes amants, dans l’air froid et vaporeux du ruisseau dont une mince chapelure de glace recouvrait le lit gonflé par les larmes de la tempête, au milieu de la rosée scintillante tartinée sur les collines herbeuses, deux frêles silhouettes se tenaient, d’aucune debout, l’une assise entre deux racines, l’autre agenouillée à même la terre. Les mains de Nellis se trouvaient plantées dans les sillons d’humus gorgé de pluie, son dos arqué violemment en arrière, les traits du visage pendus au ciel déchiré.
Jilam respirait lourdement, enveloppé sous trois manteaux fourrés et des pièces de grosse laine à n’en plus compter, un bonnet de lutin décoré d’un chapelet de noisettes vissé sur son crâne jusqu’à la base du nez, la morve dégoulinante épongée par une écharpe, Mousse-qui-pique enfoui sous une autre, deux étroites fentes réservées aux yeux, eux-mêmes rivés sur son épouse, plongée dans une transe abyssale.
Tout en contemplant, admiratif, un peu effrayé, la sorcière à l’œuvre, le jeune homme revivait les instants de la nuit passée. En particulier cet instant où, dans son sommeil dérangé, il s’était senti partir. Alors qu’il tombait, serein, toute peur évacuée avec le reste de ses sentiments, une main invisible l’avait soudainement agrippé, puis violemment remonté. À son réveil, le mal qui le broyait depuis des jours sans fin lui avait été arraché. Certes, les séquelles demeuraient, solidement ancrées dans ses veines, ses muscles et ses os, et de longs mois seraient nécessaires pour les défaire entièrement, mais le pire était passé, Jilam en était convaincu. Grâce à Nellis, à Mousse-qui-pique, et même à Mú. Leurs énergies combinées l’avaient maintenu en vie et sauvé au moment fatidique.
Sa conscience revenue, du moins en partie, s’accompagnait de l’hébétude que sème dans son sillage un long rêve enfui, tel l’oiseau se délestant d’une plume au moment de l’envol.
L’immense colonne d’air tourbillonnant s’affina jusqu’à dessiner une lance perforant un ciel bleu pâle vierge de nuages, pour finalement s’évanouir sous l’éclat de l’aube, qui dorénavant baignait l’entièreté du bois, sa silhouette décharnée mais vivante, embrasant les flancs des montagnes et les clairières scintillantes de rosée, jusqu’aux plus obscures tourbières.
Nellis se remit péniblement sur ses jambes, marcha vers Jilam, puis tomba à genoux devant lui. Au travers de ses cheveux en bataille, dont la blancheur épousait l’or matinal, brillaient des larmes.
─ Mon amour… Qu’est-ce qui t’arrive, s’enquit le timbre rouillé du malade convalescent.
Un large sourire creusa de profonds canaux qui dévièrent le cours des deux ruisseaux salés.
─ Je suis heureuse, tressauta une voix que le jeune homme n’avait encore jamais entendue. Mes prières ont été exaucées.
Hello Julien, heureux de ton retour, j’espère que tu as amassé dans ta musette de quoi nous régaler avec les contes de la sorcière des bois.
Sinon, il faut comprendre quelque chose. Ne jamais embêter Nellis.
Encore merci 😀
Oui, c’est en effet une bonne morale.