Le Conte de la Sorcière des Bois 39. À la croisée des mondes (1)

7 mins

On ne défie pas plus grand que soi. C’est là l’une des premières leçons élémentaires de Mère Nature. S’attaquer à un adversaire supérieur, surtout quand cet adversaire dispose d’ailes et vous non, répond à un désir ardent de mourir.

Mourir n’était pas du goût de notre animal cependant, au contraire du cadavre qu’il se trimballait dans la gueule. Le sang encore chaud titillait son palais et se mélangeait à la bave sécrétée en abondance par ses glandes salivaires. Il aurait dégusté la viande fraîche sur le champ, avant qu’elle ne se gâte, si ce n’était les légitimes propriétaires à ses trousses.

Les trois griffons cernaient désormais le voleur dont les pattes vives ne pouvaient rivaliser avec leurs larges ailes.

Il n’avait pu résister, en les voyant se battre autour de la carcasse juteuse, tout juste trépassée, et se faufilant sous le couvert des hautes herbes, au bec et aux plumes des grands oiseaux, avait chipé leur repas.

Sauf que la mangouste géante pesait son poids. Les griffons, depuis les airs, n’avaient pas tardé à repérer son sillage dans la brousse. Maintenant qu’ils le tenaient, leurs yeux injectés de sang et leurs piaillements stridents ne laissaient guère le doute quant à leurs intentions.

Le scélérat hérissa ses poils. Sa rusée cervelle ne fit qu’un tour. D’une envolée, il balança son butin au milieu du déluge de becs claquants. Les griffons déchaînés déployèrent leurs imposantes ailes au plumage chamarré. Aveuglés par leur frénésie, deux d’entre eux se télescopèrent de plein fouet en essayant d’attraper en même temps la carcasse. Le troisième s’écarta de justesse d’un battement d’ailes tandis que ses compères s’étalaient lamentablement au sol dans une volée de poussière et de serres.

Le dernier griffon, plus vif que ses comparses, actionna ses ailes pour balayer le nuage brun rougeâtre. Ses yeux perçants aperçurent alors l’ombre filer à toute allure dans les broussailles, dans sa gueule, la pauvre mangouste géante, source de tant de convoitise et qui s’en serait bien passée. Le hurlement du monstre retentit en écho à travers la plaine et plia en deux les hautes herbes. Le grand oiseau décolla et repéra aisément la piste du maudit fureteur : un sillon mouvant parmi la mer végétale de vagues ocre. Il plongea soudain, serres en avant, mais ne souleva qu’une motte de terre rouge. La canaille avait marqué un bond de côté à la dernière seconde.

Le griffon s’apprêtait à réitérer la manœuvre quand il fut contraint de prendre de l’altitude pour éviter un piton rocheux. Sous lui s’étalait une forêt de roc, fourrés de grès rouge aux sillons tranchants comme des pinces de scorpion.

Le voleur victorieux, le poil encore dressé, poussa un long soupir, et écouta, satisfait, les plaintes furieuses du volatile floué s’évanouir dans le vent moqueur. Il s’arrêta un instant pour souffler et nettoyer son pelage suintant à l’ombre fraîche du massif rocailleux ; son royaume, dont nul n’osait braver la frontière sous peine de voir ses os joncher à jamais son sol rouge de poussière.

Une fois débarbouillée, la queue touffue trottina jusqu’à sa tanière, dissimulée derrière un nœud de ronces aux épines aussi longues que les serres d’un griffon. Un envoûtant parfum accueillit le roi à l’entrée de son palais, aux hautes voûtes soutenues par des piliers de grès, sculptés par la rosée. C’était là sans nul doute la demeure d’un ermite, un antre où vide et silence ratatinent les corps audacieux qui osent l’arpenter. Néanmoins un lieu de confort. La terre argileuse emmagasine la chaleur torride de la journée tout en maintenant une agréable fraîcheur, et durant les nuits glaciales, entretient une tiédeur idéale.

Le chapardeur dégusta la mangouste géante, à l’esprit l’image grotesque des faces décomposées des trois gueules de piaf. Les os récurés jusqu’à la moelle rejoignirent la montagne de squelettes et de bricoles en tout genre entretenue par l’esprit d’un collectionneur compulsif. Parmi ce monticule de déchets et de babioles sans valeur se trouvaient quelques trésors. Le plus beau d’entre eux était un bouquet d’encens qui, de jour comme de nuit, ensemençait un délicieux arôme d’un recoin à l’autre de l’antre.

Repu, le ventre-à-pattes se traîna jusqu’au ruisseau souterrain chantant dans les tréfonds de la caverne, et bercé par son chant, sombra pour émerger à la tombée du jour, de nouveau affamé.

Le chasseur quitta sa tanière afin d’inspecter ses domaines de roc et d’épines, ainsi qu’il aimait le faire à cette heure tardive où les ombres froides se chamaillent avec les flammes que le soleil sème partout et qui embrasent jusqu’aux rochers. Le roi farceur adorait son petit royaume de feu. Le massif rocailleux interdisait le passage à toutes les grosses bestioles de la brousse, y compris celles qui barbotent en l’air. Cette sécurité attirait tous les freluquets qui, d’eux-mêmes, remplissaient le garde-manger du démon vorace, fantôme du lieu. Ce soir-là, une famille de souris musette écopa de la malchance de croiser le mauvais chemin.

Les immortels qui habitaient la plaine connaissaient bien l’esprit malin qui semait la zizanie d’un bout à l’autre de la brousse. Ceux qui l’avaient aperçus – et ils n’étaient pas nombreux – le décrivaient comme une ombre poilue couverte de bubons sanglants. Chaque fois qu’un objet était perdu, sa disparition était imputée au fantôme fureteur.

Irriguée par l’unique cours d’eau sur des milles elfiques à la ronde, une bande de savane marquait la frontière entre brousse et désert. Le rouge et l’ocre imprégnaient ciel et terre, plantes et animaux. L’aube vermillon laissait place au zénith carmin qui se mourrait dans un crépuscule écarlate. Les lutins vivaient sous un dôme sans cesse flamboyant. Les chamans parlaient d’une guerre fratricide qui durait depuis la nuit des temps, entre les dieux d’en-haut. La nuit venait éteindre les feux sanglants et border la terre de sa clarté bleue. À peine apparue, presqu’aussitôt évincée par le retour du jour, elle ne durait tout au plus que six heures lunaires, durant la saison des pluies, moins de quatre à la saison sèche.

Depuis son promontoire, au sommet des falaises rouges embrasées par le déclin du soleil, une paire d’yeux jaunes épiait le village en contrebas. Les huttes de terre s’arrangeaient en une large spirale dont les dix bras se réunissaient en son centre, là où se dressait un autel aux somptueuses tentures peintes aux couleurs du ciel étoilé ; et derrière l’autel, un obélisque pointait la voûte flamboyante, champ de bataille durant la journée, tombeau à la nuit tombée. Les dieux guerriers y meurent et y reposent, puis s’éveillent au son de l’aube.

L’esprit patient attendit le début de la danse des harpies avant de descendre vers le lit de la rivière. Le serpent d’eau s’était transformé en serpent de boue sous les coups de langues furieux de l’astre boit-sans-soif. Il n’avait pas plu depuis des lustres, à tel point que le chant de l’averse s’était effacé des mémoires. Le larcineur, sous manteau de nuit, se faufila à la faveur des ténèbres amies, longeant les huttes encore brûlantes du souvenir de la journée, évitant sans difficulté les quelques penseurs égarés, amoureux de cet instant où nuit naissante et jour agonisant se retrouvent et s’étreignent avant leur séparation. La mélodie unique qui l’accompagne, le chant mêlé des sauterelles et des lucioles, des griffons et des harpies, deux mondes que tout oppose, mais qui se rencontrent l’espace de quelques souffles partagés.

L’ombre mouvante contourna la place centrale, oreilles tendues et yeux grands ouverts, leur clarté jaune, seul indice trahissant sa présence. Aucune silhouette autre que la sienne et celles des quelques nuages épars. L’habile fouineur visita plusieurs huttes, piquées au hasard, en quête d’intéressant butin. Quelques croquettes de viande de mangouste, rien de folichon.

Poils hérissés, aux aguets, l’esprit malin s’approcha de l’autel. Un frisson le traversa au moment d’entrer dans l’ombre de l’obélisque. La sensation d’une foule de regards fustigeurs. « Ose donc faire un pas de plus, mécréant ? » le défiaient ses juges. Mais lui n’avait que faire de l’opinion d’autrui, créatures ou esprits, l’un ou l’autre, il les ignorait chaque jour que le soleil fait, sous poil du plus parfait dédain.

Ni une ni deux, l’insouciant s’empara d’une tasse en or et d’un collier de pierres brillantes, puis sans s’attarder, déguerpit avec la même vivacité l’ayant conduit à l’aller. Non sans abandonner une poignée de crottes musquées au pied de l’obélisque. Ainsi, le fantôme s’effaça dans la nuit alliée, chargé du fruit de son larcin, certain que d’aucuns le pourchasseraient, car les courtes-pattes compissaient leurs frocs en peau de mangouste rien qu’à l’idée d’être maudits jusqu’à casser leurs racines. Courtes-pattes et pois chiche à la place du ciboulot.

De retour dans son antre, le chapardeur victorieux enfourna les croquettes de mangouste sans accorder la moindre gratitude aux ombres de la nuit qui l’accompagnaient depuis tant d’années. Seul en son antre, entouré de vide et de silence, le roi privé de cour s’oublia dans son propre reflet que lui renvoyait la tasse en or lustrée. Il se para le museau du collier de pierres brillantes, joua avec un moment avant de le jeter sur le monticule de bric-à-brac.

La solitude lui convenait, du moins s’en persuadait-il avec force et volonté, de peur qu’un jour elle le dévore. Longtemps, l’ermite avait interrogé son esprit de mammifère. La question d’aller ou non se dénicher une femelle, et pourquoi pas deux, de mettre un terme à son exil volontaire. Longtemps, la peur l’avait retenu sous le masque du doute. Jusqu’au jour où il les musela tous deux. Dorénavant, ses tourments gisaient enfouies avec les restes de ses vieilles proies. Il savait à présent qu’il mourrait seul dans ce trou, seul, sans quiconque pour se souvenir que ses coussinets velus avaient un jour arpenté cette terre. Cela le rassurait, mais pas assez pour lui épargner l’angoisse.

Un serpent de froid se faufila soudain par sa queue jusqu’à son cerveau engourdi que la morsure gelée ranima. Ses pattes lâchèrent la tasse-miroir qui roula par terre. Sentant une présence derrière lui, son attention se porta vers l’entrée de la tanière. Dans l’éclat lunaire se découpait une grande et fine silhouette noire, scintillante, surmontée de deux énormes yeux vert brillant qui le fixaient avec une cruauté prédatrice. Un sifflement aigu glissa dans les oreilles du mammifère qui aussitôt banda ses griffes. L’ombre se jeta à l’instant où la queue touffue s’écartait d’un bon agile. Le son d’un corps écailleux frotté dans la poussière. Nouveau sifflement, plus aigu encore, auquel répondit un feulement. Les moustaches frétillantes découvrirent une rangée fournie de petites dents pointues assignées de deux longs crocs capables de trouer la carapace d’une tortue-tigre.

Au-dessus des yeux vert brillant, deux autres, rouge haineux, apparurent. Une langue bleue fourchue s’étira dans un long sifflement menaçant. Le démon aux quatre yeux décolla de nouveau. La queue touffue bondit encore plus haut, évita les crocs venimeux, et happa au vol la collerette de son ennemi avant de briser d’un coup sec sa colonne vertébrale. L’horreur, une fois morte, n’avait plus que l’allure d’un morceau de cuir pendant dans la gueule du félin mustélidé. Ce dernier dégusta la chair toxique sans crainte, car les queues touffues sont immunisées à tous les poisons du désert et de la brousse.

Les jours suivants s’écoulèrent dans l’ordre des choses, entre deux abîmes de monotonie, au rythme des astres tournoyants. À la nuit tombée, le fantôme fureteur se faufilait dans les bras du village-spirale en quête de trésors à soulager de leurs propriétaires négligents. La saison sèche déclina, et la pluie qui tardait tant montra enfin le bout de sa goutte, redonnant à la brousse sa teinte jaune semé de vert, et nettoyant la rivière des squelettes de poissons et d’amphibiens.

Notre mammifère moustachu s’abreuvait de la rosée amassée sur un eucalyptus aux fleurs blanches bourgeonnantes quand trois ombres surgirent soudain du ciel voilé. Sa mémoire reconnut aussitôt les trois griffons qu’il avait allégés de leur repas deux-trois lunes auparavant. Les monstres ailés non plus ne l’avaient pas oublié. Leurs cris enragés hérissèrent les hautes herbes et firent tomber la rosée. Le rusé fureteur chercha une échappatoire. Vain espoir. Un enclos de serres noirs le cernait de toute part.

Il regretta alors sa solitude bornée. Si là maintenant il avait pu compter sur quelqu’un, la mort ne l’aurait pas aussi aisément cueilli. Seul, il n’était dorénavant plus qu’un fruit mûr tombé de sa branche, prêt à être piétiné ou dévoré. Les griffons voyaient surement les choses sous cet angle : ils ne faisaient que récupérer leur proie que le voleur avait englouti et dont l’essence abreuvait aujourd’hui les muscles.

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