Le Seigneur du Zénith trônait haut au cœur des limbes d’un ciel morne et gris lorsque la petite assemblée se réunit autour d’un nouveau foyer. Jilam ne lâchait pas Nellis du regard depuis qu’il l’avait aperçue au réveil, le regard errant dans ses pensées, insensible au monde autour d’elle. Quelque chose la taraudait. Il la connaissait trop pour ne pas lire les signes peints sur son visage ou l’agitation qu’elle s’échinait à dissimuler sous de faux airs de sérénité.
─ J’ai un plan ! proclama sans tergiverser Quo, dont la liqueur de châtaigne n’avait en rien entamé l’esprit d’analyse du chasseur.
Toutes les oreilles présentes se dressèrent d’une seule ouïe.
─ Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Mais la logique échappe souvent à l’esprit le plus sensé. Il faut dire que l’idée frôle la bêtise, tant qu’on pourrait les confondre. Mais je n’en vois aucune autre. Sans compter que…
─ Abrège, Quo, nous n’avons pas toute la journée, et celle-ci est déjà bien entamée, la coupa nerveusement Nellis.
La démone se racla la gorge, quelque peu décontenancée par le ton virulent de la sorcière.
─ Oui, hum… Eh bien, donc, rien ni personne n’entre à Morbani sans l’accord de la reine des démonifées. Nous-mêmes, démons, sommes assurés d’une mort certaine, et particulièrement cruelle, à nous y risquer. La seule exception se produit durant la nuit de la lune de sang, qui approche à grands pas. Mais là encore, seuls les démons et les offrandes qu’ils apportent avec eux en vue des célébrations sont autorisés à pénétrer l’enceinte du domaine.
─ Ça, nous le savons déjà ! s’agaça Reyn la Rouge, dont le surnom collait plus que jamais tant elle avait abusé de l’arachide fermenté.
─ La solution est simple, continua Quo, impassible. Vous avez un démon avec vous. Il ne manque plus que les offrandes !
Tous les regards s’entrecroisèrent, s’écarquillant à mesure qu’ils saisissaient les paroles de la démone aux cheveux verts. Elle n’est pas sérieuse ! s’exclamaient de concert les yeux exorbités, autant à cause de la gueule de bois que de la stupeur.
─ Tu te fous de nous, c’est ça ! s’exclama en première la reine des rats. Tu crois vraiment qu’on va se laisser embobiner par ce genre de ruse de gnome écervelé. C’est la seule idée que t’as eue pour te coltiner tes offrandes en vue de la grande fête qui t’attend chez les croqueuses de démon.
─ Ne sois pas stupide, Reyn, intervint Jilam. Jamais Quo ne se servirait de nous ainsi.
─ Ah bon ? Qu’est-ce que j’en sais moi ? Je la connais pas cette démone. Et j’ai plusieurs connaissances qui ont déjà servi d’amuse-gueule à d’autres de son espèce.
─ Moi je la connais et je me porte garant d’elle. J’ai une confiance aveugle envers Quo.
Le jeune homme s’était bien gardé de mentionner leur première rencontre quand on l’avait interrogé sur les origines de son amitié avec un démon. Le plan de la démone semblait toutefois dément aux confins de l’idiotie. Mais il n’osait peser ses doutes dans la balance déjà surchargée par les figures dubitatives gravitant autour du foyer. Son épouse, elle, méditait, l’attention rivée sur les flammes vibrantes d’une lueur prophétique. Quelles pensées s’agitent derrière cette charmante vision ? pensa-t-il. Dieux que j’aimerais le savoir !
Quo haussa les épaules avec dédain.
─ J’ai pesé le pour et le contre toute la nuit. Tergiversez tout votre saoul. Il n’est qu’une solution à notre problème et je vous l’offre sur un plateau… sans mauvais jeu de mots. Jouer les offrandes vous assurera la clef des portes de Morbani. Pour sortir, ça, par contre, nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes.
─ N’oublions pas que nous avons une sorcière avec nous ! rappela Tête-de-Pie.
Nellis sentit le poids des regards amoncelés sur ses épaules éreintées et se borna à focaliser son attention sur le feu. L’indécision la rongeait. Ses bras, comme autant de tentacules hérissés de piquants, étripaient ses pensées dès l’instant où celles-ci germaient avant de les disperser en poussière dans le vent des limbes. Son cœur survivant battait la chamade afin d’abreuver en sang ses organes dévorés par la fièvre. Les visions s’enchaînaient dans le ballet des flammes, tableaux éphémères s’effaçant sur une volée de braises aux crépitements moqueurs. Regarde-donc, sorcière ! Que vas-tu faire pour l’empêcher ? Tôt ou tard, cela arrivera. Quoi qu’il advienne. Quoi que tu accomplisses. Marche ou bien reste. Toujours le même résultat. Vois-tu ? À quel point tu n’es rien. La voix résonnait avec la clameur assourdissante d’une tempête. C’était celle de Nazukahi, aussi sifflante et glaçante que la bise, aussi implacable que les éclairs.
La sorcière se leva sans mot dire et abandonna ses compagnons pour marcher en direction des ténèbres souterraines. Là, à la frontière des tréfonds où nul vivant n’ose s’aventurer, l’elfe à la blanche chevelure démonta le cairn scellé par magie. Elle saisit, d’un geste fébrile, le masque de bois reposant entre les pierres froides, souffla à la face énuclée une bouffée âcre. Seuls ses yeux de chouette perçaient l’obscurité complète, palpable au toucher. Un grondement sourd naquit des tréfonds. Le monstre invisible clamait, à grands rugissements, le dernier cœur qui lui avait été épargné. Rends-le-nous ! C’est notre bien ! Toujours la même voix. Le même froid glacial. Le même sifflement déchirant.
Marche ou bien reste… Toujours le même résultat… Marche ou bien reste… Marche ou bien reste…
L’angoisse avait remplacé Nellis près du feu, et chacun autour de l’âtre débattait dans son coin avec elle sans que quiconque ne songe à partager ses inquiétudes. La sorcière réapparut, silencieuse, sans s’annoncer par le moindre bruit. Toutes les oreilles se suspendirent à ses lèvres. L’acidité de la bile lui incendiait la gorge.
─ Je ne vois aucune autre solution que celle que Quo propose. Nous ferons donc comme tu l’as dit, s’adressa-t-elle à la démone, une lueur intense brillant dans son regard glaçant.
Les visages grimacèrent un air résigné ; excepté Reyn la Rouge, dont la chevelure flamboyante s’ébroua quand elle se dressa de toute sa stature, son aspect frêle comblé par l’aura de puissance qui l’enveloppait telle une cape.
─ Vous pouvez choisir de vous suicider, mais ni moi, ni mes rats ne participeront à ce plan tordu. Je n’ai pas survécu à tous ces siècles en me fiant au premier démon que je croise. En tant que cheffe, j’ai le devoir de protéger les miens.
─ Inutile de jouer les grandes dames, lui lança Nellis. Tu as le droit d’avoir peur, comme tout le monde.
La remarque fit aussitôt mûrir la trogne de fruit vert de l’elfe, qui alla planter une griffe acérée dans la poitrine de la sorcière, à l’emplacement de son unique cœur.
─ Tu oses me moquer parce que j’ai peur, sorcière, mais toi, sous tes grands airs, tu crèves autant la trouille. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu trembles ? Regarde comme t’es pâlotte. Jilam a pas réussi à la lever hier soir, c’est ça ? Pourtant il avait l’air plutôt satisfait quand il est remonté. C’est peut-être ce qui s’est passé après, hein ? Qu’est-ce tu fiches là-dessous ? Tu fricotes avec les os des vieux trolls ? Moi je dis, ça pue la magie noire à plein nez tout ça. Déjà que tu nous as ramené un démon. Maintenant voilà que tu veux nous envoyer en balade chez les croqueuses de démon. T’as cru qu’on était ton clan ? Qu’on t’obéissait au doigt et à l’œil juste parce qu’une fois, une fois, t’as sauvé le bois ? Je te rappelle que t’était pas toute seule ce jour-là. Et que si l’autre dompteuse de vent avait pas été là, on serait tous à nourrir les pissenlits par la racine, toi compris.
La mention de Niu et de ce jour fatidique ranima le vide sommeillant en Nellis qui vacilla, comme envoûtée par les paroles de l’elfe aux traits verts de rage. Jilam se précipita au secours de son épouse, attrapant l’épaule de Reyn.
─ C’est bon. Ça suffit Reyn, dit-il, contenant sa propre colère.
L’elfe se dégagea de sa prise d’un geste furieux.
─ Regarde donc, sorcière. Comme tu es tombée si bas. Toi qui jurais de pouvoir détruire le bois, voilà que tu as besoin d’un vulgaire humain pour venir sauver tes miches. Cet homme a beau être mortel, il est plus brave que toi. Lui ne cache rien et n’a pas peur d’avouer la vérité, même si elle fait mal. Avoue donc que tu crèves de trouille. Montre-nous, pauvres larves que nous sommes, que tu sais ramper comme nous.
─ Ça suffit, j’ai dit ! répéta Jilam en levant le ton et en saisissant le poignet de Reyn qui, ce coup-ci, ne broncha pas, l’attention focalisée sur Nellis.
Cette dernière avait retiré le masque qu’elle cachait sous sa tunique et le présentait désormais à la lueur du foyer. Cette même lueur dévoilait l’éclat des pupilles fixées sur la figure de bois énigmatique, chacune reflétant un florilège de sentiments.
─ Voici la cause de tout…
Elle présenta alors l’histoire de Nazukahi, mais dans une version taisant les passages les plus intimes qu’elle réservait à la seule confidence de Jilam.
─ J’ai peine à imaginer qu’un tel pouvoir que tu décris est enfermé dans si banale création, commenta Quo une fois le récit achevé. Mais cela ne m’empêche de te croire. J’ai confiance en toi, sorcière.
Nellis quémanda en silence la réaction de son époux. Ce dernier lui répondit par un simple hochement de tête, qui signifiait à ses yeux davantage que n’importe quelle déclaration passionnée.
─ Moi aussi, je te crois, pépia Tête-de-Pie tout en dodelinant du chef.
La reine du clan des rats adressa à sa complice un regard effaré d’incompréhension et de colère.
─ Tête-de-Pie ? Comment tu peux dire une chose pareille !? Ou même croire un seul mot qui sort de la bouche de ces deux-là, dit-elle en désignant la sorcière et la démone.
─ Ça va, brise la branche, ma grande, lui renvoya dans les dents la fée-lutin. On a suffisamment entendu tes arguments pour aujourd’hui. À t’entendre jacasser, j’ai l’impression qu’il me pousse des ailes. T’as un grain contre la Nellis, on a compris. Tu veux te fourrer son Jilam dans le cocon, on sait aussi. L’est pas question de vous chamailler le morceau de viande. Vos caprices de biches en rut, on a pas le temps pour ça. D’ici qu’y en ait une qui encorne l’autre, le bois l’en restera même plus une racine. Moi je vais avec ces trois-là chez les croqueuses de démon. Toi, t’auras qu’à garder les petiots pour changer. Ras-les-antennes de changer les couches, Tête-de-Pie, pendant que Bagon et toi vous vivez la grande aventure, les frissons, tout ça. Bibi aussi ça lui démange d’aller se brûler les ailes. Me regarde pas comme si t’étais plus bête que tu l’es. C’était une image.
Quo, Jilam et Nellis restaient bouche-bée devant la scène qui se jouait sous leurs yeux ébahis. Reyn la Rouge, seconde terreur du bois après la sorcière, toute-puissante calamité dirigeant la colonie des Rats Chevelus, se faisait sermonner par la bête boitillante de sa meute, une fée-lutin, courte sur pattes et pataude, incapable de voler et d’ordinaire aussi discrète qu’un cloporte sous une écorce.
L’elfe à la flamboyante chevelure était si abasourdie, comme après un uppercut dans les gencives, qu’elle en avait perdu son vocabulaire fleuri.
Le lendemain, les Rats Chevelus s’attelaient à assister les aventuriers dans leurs préparatifs. Que dire ? Des aventuriers ? Plutôt des fous. Et pour ce qui était de l’aventure qu’ils s’apprêtaient à entreprendre, l’aller n’était guère moins assuré que le retour. Une épreuve sans précédent, que même les esprits les plus dérangés, ivres des frissons de l’inconnu, auraient qualifié de démence à l’état pur.
Reyn la Rouge avait fini par céder, au terme d’une nuit de retraite dans la grotte qui lui servait de logis, aux murs peinturlurés par son imagination, avec pour seule compagnie une solide réserve de liqueur, cru de l’été précédent. Elle s’était présentée le matin venu, le blanc des yeux rouge, la mine en vrac, alors que chacun préparait son sac, et sans un mot, avait agrippé une besace vide qu’elle s’était empressée de fourrer de toutes sortes d’ustensiles utiles au long périple qui s’annonçait. Lorsque Jilam avait croisé le regard de Tête-de-Pie, la fée-lutin s’était contentée d’un clin d’œil au ton ironique tandis que lui avait répondu par un sourire entendu, songeant à une expression du bois que lui avait enseignée Niu : « Le tronc ploie parfois sous la brindille. »
Au troisième jour des préparatifs, tout était en place. Les esprits aventureux s’impatientaient autant qu’ils appréhendaient le départ. Mais rien ne se passa. Après une journée entière à se dorloter autour des foyers, l’exaspération monta aux oreilles de Nellis. Elle interpela Tête-de-Pie, alors concentrée sur la confection d’une poupée au corps tressé d’herbe sèche et surmontée d’un chef en pomme-de-pin, que la sorcière trouvait affreusement laide.
─ Je peux savoir ce qu’on attend ?
La fée-lutin ouvrit la bouche quand Reyn la Rouge, qui flânait près d’un autre feu, le plus éloigné de la sorcière, lui coupa l’herbe sous le pied.
─ J’attends des nouvelles de Bagon ! cria-t-elle en se dressant d’un bond sur ses jambes agiles. Il devrait plus tarder.
─ Pas le temps pour ça. Nous en avons suffisamment perdu.
Sentant la tension grimper en flèche entre les deux, Tête-de-Pie laissa tomber son œuvre inachevée et s’empressa d’intervenir.
─ C’est pas que sa compagnie me manque, mais Reyn a raison. On peut pas se permettre de compter sans lui vu les dangers qui nous attendent sur le chemin. Sans compter ceux qu’on aura à gérer une fois sur place.
─ Une lune qu’il est parti. Vous croyez vraiment qu’il va revenir ? Déjà quelle idée stupide qu’il a eu d’aller rendre visite aux trolls.
─ Il voulait se rendre utile, Nellis, déclara Jilam pour la défense du semi-troll.
─ Ça pour sûr, stupide ça se traduit par « bagon » en trollesque, ajouta la fée-lutin, pince sans rire. C’est pas faute de l’avoir prévenu, mais autant essayer de convaincre un arbre d’arrêter de pousser.
─ Il a le cuir épais, le Bagou, sorcière, affirma Reyn la Rouge, mâchoires serrées afin de retenir les invectives qui la démangeaient.
─ Dans ce cas, pourquoi il n’est toujours pas là ?!
La sorcière était agitée. Chacun le constatait. Ses insomnies répétées la rendaient irritable au moindre grumeau dans sa soupe.
Jilam ne pouvait nier que l’absence prolongée du semi-troll était inquiétante. Bagon avait tenu à se rendre utile au sujet de Nazukahi en partant enquêter chez ses cousins trolls sur l’autre versant de la montagne. Son départ avait coïncidé avec celui de Nellis, et le retour de cette dernière datait dorénavant de plusieurs jours. Le jeune homme ressentait l’angoisse grandissante chez les Rats Chevelus. Le manchot balourd au sang bleu constituait l’un des piliers de leur clan au même titre que Reyn la Rouge et Tête-de-Pie. Sa présence rassurante coïncidait avec ses frasques hilarantes. Il suffisait souvent que Bagon l’ouvre pour déclencher un torrent de rires, tandis que sa carrure de colosse réconfortait et tenait en respect les prédateurs fourmillant dans les profondeurs du bois. Son absence, au contraire, décuplait les peurs et les tensions internes au clan, et ni le sens de la raison de Tête-de-Pie, ni l’autorité de Reyn la Rouge ne parvenaient à combler le gouffre qui se creusait dans les esprits sous les assauts du temps, redoutables dans cet espace cloîtré où jour et nuit se confondaient dans un sentiment étouffant d’infini captif.
─ Pour nous rendre à Morbani, deux choix s’offrent à nous, intervint Quo, que l’atmosphère pesante laissait de marbre. Nous pouvons emprunter la Voie du Démon. Elle serpente sans obstacles entre les montagnes jusqu’au parvis des démonifées. Le voyage n’est pas de tout repos mais relativement rapide, un quart de lune tout au plus. Nous aurions largement le temps d’arriver avant la lune de sang et de nous préparer en prévision des défis qui nous attendent.
─ Cela me paraît un excellent choix, commenta Jilam, ravi d’apprendre l’existence d’un raccourci qui lui épargnerait nombre de désagréments que ses jambes de notable de la ville, mêmes forgées par les années vécues au rythme du bois sauvage, avaient encore bien du mal à supporter.
La démone lui accorda en réponse un hochement vigoureux qui dissipa aussitôt ses espoirs.
─ En toute saison, d’ordinaire, ce chemin est désolé. Nul ne l’emprunte car nul n’a envie de l’emprunter sachant où il conduit. Mais à l’approche de la lune de sang, le sentier grouille de démons qui se rendent à Morbani.
─ Quel est le souci ? demanda Jilam, incrédule. Tant que tu es là, Quo, les autres démons nous verront comme des offrandes au banquet des démonifées.
Quo lui adressa un sourire amical reflétant sa naïveté qu’elle trouvait touchante.
─ Tu as raison, Jilam. Hélas, il n’est pas rare que sur la route de Morbani, des offrandes servent d’encas pour les estomacs affamés par la pénible marche à travers les vallées encaissées, cols escarpés et autres ravins étroits que sillonne la Voie du Démon. C’est pour cette raison qu’en prévision de la lune de sang, nous emmenons toujours… disons un surplus. Mes pairs trouveraient étrange de me voir chasser plutôt que piocher dans mes réserves. Cela attiserait leur curiosité. Et en mon absence, n’importe qui pourrait tenter de dévorer l’un de vous. La coutume veut qu’un démon partage sa nourriture avec ses compagnons durant le voyage vers Morbani. Nous ne parlons pas d’un pèlerinage en solitaire. Nous serons sans cesse entourés. Et de démons qui plus est. Bien sûr, avec une sorcière pour escorte, vous ne risquez pas grand-chose. Toutefois, il suffit que l’un d’entre nous s’éloigne, ou que l’attention de la sorcière ou la mienne soient toutes deux occupées ailleurs. Vous n’imaginez pas à quel point il est difficile pour nous, les démons j’entends, de nous retenir quand nos instincts s’éveillent. Rien qu’en ce moment, je peux vous assurer que je déploie une énergie colossale à les réprimer. La peur m’enivre au point de me faire perdre la raison.
L’aveu répandit une vague de frissons parmi l’assemblée.
─ Ne vous alarmez pas, s’empressa de les rassurer Quo. Je me suis nourrie avant de venir, et j’ai emmené avec moi de quoi tenir plusieurs jours. Vous n’avez rien à craindre. Je vous assure. Je m’y engage sur mon honneur.
L’inquiétude se déroba légèrement sans s’effacer. Inconsciemment, les corps s’étaient écartés de la démone.
Seule Nellis demeurait insensible aux paroles de Quo. Sa peur allait bien au-delà, jusqu’aux confins de la raison. Sculptée dans l’intangible, elle se nourrissait de possibilités. Une infinité de visions qui se résumaient toutes à une image unique. Le tableau d’un souvenir. Un souvenir qui n’en était pas un. La vision arrachée à un avenir, par définition incertain et pourtant inexorable.
La voix grave et apaisante de Quo la rappela au présent.
─ Il existe un autre chemin. À la fois moins sûr et davantage. Plus court et plus long.
─ Épargne-nous tes énigmes, démone, trancha la langue acérée de Reyn.
─ Ce chemin, qui n’en est pas non plus vraiment un, passe par les montagnes. Il traverse des contrées extrêmement dangereuses, difficiles d’accès et peuplées de créatures que mêmes nous, démons, préférons éviter. L’emprunter est aussi hasardeux que tirer la langue à une démonifée en furie. Mais il s’agit de l’unique alternative à la Voie du Démon.
Chacun au sein du petit groupe s’octroya un instant pour réfléchir aux paroles de la démone. Aucun parti proposé n’augurait une solution viable à leur dilemme. C’était troquer une mort évidente contre une mort plus que probable. Mais tergiverser derechef dans l’espoir futile d’extirper du néant une troisième option imaginaire ne ralentirait pas la course effrénée du temps. Dehors, une bataille à la décision déjà garantie déchirait le bois en une montagne de copeaux qui jurait de grandir jusqu’à trouer la voûte du ciel, plancher des dieux, tel le Premier-Né jadis.
─ Quel choix s’offre à nous, Quo, dis-nous ? interrogea la sorcière.
Mais le ton indiquait clairement qu’il ne s’agissait pas là d’une question. Dans une démonstration à la fois grandiloquente et puérile, la main de Nellis saisit sans broncher les flammes dansantes du foyer, les arrachant à leur lit de braises, avant de se mettre à jouer avec comme s’il s’agissait d’une pelote de ficelle. Le brasier enfermé dans la paume éclaira un à un les visages, celui du masque de bois en dernier.
─ Le choix n’est qu’illusion, pas vrai ? s’adressa-t-elle, le regard pointé sur les orbites vides.