Le Conte de la Sorcière des Bois 18. Terre à tertre

8 mins

Le tertre de Garlik embaumait l’humus mélangé à diverses épices et aromates aux puissantes senteurs qui venaient vous titiller les narines dès votre réveil. Un brin de désagrément, que la chaleur du grand âtre évacuait rapidement de vos pensées aussitôt entamé le petit-déjeuner. Le plaisir incomparable d’enfiler des vêtements lavés de frais après un bain chaud et savonneux. Pour nos voyageurs, chaque jour confié par les dieux s’écoulait au gré des flots calmes d’un ruisseau, et le lendemain ressemblait à un lointain mirage.

La sollicitude de Garlik et la promptitude de ses enfants pour accomplir chacun des désirs de leurs hôtes encourageait la fainéantise de ces derniers, que l’idée de retourner à la poussière des chemins n’emballait guère plus qu’un lavement accompli par un golem.

Les enfants de Garlik avaient été sculptées des mains mêmes de la sorcière-troll, voilà des lustres, après son exil et alors que la solitude la torturait au point où elle songeait fermement à en finir avec la vie qui lui avait été confiée. Mais c’était sous-estimer la force d’esprit du spécimen. Honnis par les siens, source de crainte de par sa nature, incapable de procréer, elle s’était fabriquée sa propre famille. Une famille qui jamais ne lui tournerait le dos, ni ne périrait des mains cruelles de Mère Nature. Les golems étaient des créatures douces et dociles, les enfants idéaux en somme ; du moins d’un certain point de vue. La sorcière et sa progéniture avaient baptisé leur modeste communauté « le Clan des Déboutés ». Son domaine englobait le plateau boisé où Garlik avait établi son tertre, ainsi que ses pentes herbeuses servant de pâturages au troupeau de chèvres argiennes ; les bosquets de gronoyers, la gorge du torrent et la montagne source marquaient sa frontière.

À l’orée des grands sapins, gardiens des contreforts, se dressait un dolmen de pierre blanche aux veines bleues comme un ciel azuréen que les trolls révéraient sous le nom de « Téton de Gra’Mama ». Gra’Mama était la déesse suprême de la race troll, leur mère à tous. Elle désignait en réalité la multitude de réincarnations d’une entité primaire. Les trolls ne naissaient pas du ventre d’une mère différente mais émergeaient des entrailles de la terre même à l’image des démons. Les trolls de pierre prenaient vie dans le ventre des montagnes, les trolls des sables sortaient des dunes du grand désert et les trolls de bois provenaient de l’écorce des arbres. À chaque nouvelle génération de trolls – dont la durée variait quelques lustres et un millier d’années – apparaissait l’Élue de Gra’Mama. Les trolls, de par leur essence, ne possédaient pas de sexe, à l’exception de l’Élue de Gra’Mama, appelée, le jour venu, à se réincarner en Gra’Mama et à enfanter la prochaine génération de trolls. Gra’Mama imprégnait de son essence maternelle toutes choses : plantes, animaux, roche, eau. Elle s’abreuvait des larmes du ciel et les transformait en glaciers, puis les faisait fondre sur son ventre chaud avant de les recracher sous la forme des torrents, rivières et ruisseaux qui charriaient le limon fertile offrant à la vallée des clans ses airs de paradis sans égard pour les saisons. Son sang nourrissait les feuilles dont se repaissaient les bêtes que chassaient ses petits trolls. Les hardes de roicerfs, les troupeaux de chèvres argiennes, comme les vergers de gronoyers constituaient autant de ses bienfaits.

Le Téton de Gra’Mama représentait le plus sacré des lieux aux yeux des Trolls de Pierre. Ces derniers avaient beau mépriser la peur de tout leur être, aucun de leurs semblables n’osait jamais s’aventurer à moins d’une lieue du dolmen de calcaire blanc. Sous la lumière du Seigneur du Zénith, sa surface scintillait et un sang bleu semblait palpiter dans ses veines d’opale.

L’elfe intrépide se tenait accroupie à la pointe de l’autel scintillant, ses longs cheveux de terre à la merci du vent flagelleur, maintenus par une couronne de vigne sauvage. Elle était arrivée avec la Demoiselle de l’Aube, dont la robe d’aurore n’était plus qu’un lointain souvenir, et avait depuis oublié l’existence du temps. Sans conscience du monde évoluant autour d’elle, Silène était, de tout son être, plongée dans une autre sphère, un espace sans réelle consistance, un univers abstrait où l’être et le temps demeuraient aux abonnés absents. Entrer en communion avec un esprit équivalait, s’il fallait chercher une comparaison, à tenter de rentrer le doigt dans le chas d’une aiguille. La chamane en herbe était soumise à une concentration de tous les instants, et la diversion la plus infime ne manquerait pas de renier tous ses efforts. Elle se rappelait Dayl, capable de méditer des jours entiers d’affilée, au mépris du jeûne et du sommeil, très souvent en pure perte. « La vanité du chaman est très souvent vaine », aimait-il répéter.

L’esprit des lieux avait repéré les pensées de Silène. Il était attiré par elles. Un millénaire qu’il avait élu domicile dans le dolmen et personne encore n’était venu le déranger dans sa paisible retraite. S’il avait eu droit à une conscience, la curiosité l’aurait guidé. Mais là, il s’agissait simplement d’un instinct primaire, inflexible, pareil à l’insecte séduit par une lueur. L’elfe réprima un frisson alors qu’elle sentait la présence l’envelopper.

Une seconde présence surgit soudain et chassa la première. Silène ouvrit les yeux, la frustration étouffée par la peur subite. La démone aux cheveux vert mousse lui adressa un sourire fantastique qu’il lui était difficile d’interpréter. « Tu vas t’écorcher les genoux à rester dans cette position. As-tu mangé ce matin ? »

Le ton rappela à Silène celle qui l’avait élevée. Non pas la mère qu’elle n’avait jamais connue mais la nourrice, avant que cette femme ne la confie, quand elle n’était pas plus grande qu’un buisson de gui, aux soins du vieux Dayl.

« Pas faim », répondit-elle, contenant sa colère, par crainte de vexer son interlocutrice.

L’oiseau s’employa à descendre de son perchoir sans se rompre le cou. Elle écarquilla les yeux devant la main noire offerte aux longues griffes soigneusement entretenues et vernies. « M-Merci, bredouilla-t-elle en saisissant la paume secourable.

Je t’en prie. Si tu désires un conseil : il n’est jamais bon de trop se mêler aux esprits. Ceux qui en abusent prennent le risque d’oublier qui ils sont. »

Silène se souvenait des avertissements de Dayl à ce sujet. Mais le chaman était plutôt du genre « faites ce que je dis, pas ce que je fais ».

 « Mon maître était réticent au début à m’enseigneur sa science. Sa sensibilité au monde des esprits a toujours été pour lui un fléau qui a gâché sa vie. Alors, quand il a compris que j’étais douée dans le domaine, pas autant que lui mais suffisamment, il a pris peur et m’a chassée. Jours et nuits, j’ai campé devant sa porte, sous la pluie et les orages, jusqu’à ce qu’il daigne m’ouvrir et m’offre un bol de liqueur de mûre. »

Ce disant, l’elfe marcha vers un buisson et, prenant soin de ne pas se piquer les doigts sur les ronces, cueillit l’un des précieux fruits, puis le porta le à ses lèvres et ferma les paupières.

« Je me souviendrai toujours du goût de cette liqueur, dit-elle en dégustant le méli-mélo sucrée et acide. Dayl était un ivrogne, mais un ivrogne exigeant. Tu ne l’aurais jamais vu se saouler avec autre chose que le meilleur cru. Il a donc perfectionné son art de fabrication d’amulettes pour pouvoir les échanger avec les cuvées de choix. Il avait des doigts de fée pour le travail minutieux, l’assemblage et la taille de pièces minuscules… quand il ne souffrait pas de tremblote, le pauvre. »

Incapable de remuer plus avant les souvenirs sans fondre en larmes, elle se tut. Ses pupilles, déjà, scintillaient tels des miroirs reflétant la pierre blanche veinée de bleu du dolmen. Quo l’observait d’un air attendri mais sans pitié. Ses propres pensées dérivaient au gré de ses souvenirs, écume de bonheur et de douleur. Le poids de la solitude une fois le rêve estompé. La démone, mue par un réflexe de compassion, caressa l’échine de l’elfe et sa gorge se serra quand elle sentit glisser le serpent de frissons sous sa main qu’elle s’empressa de retirer.

« Ne retient pas les mots quand les pensées déferlent, enfant, dit-elle en ravalant son orgueil. Le langage est un enclos qui nous protège de la folie, un don qu’il nous faut user. Ne pas s’en priver. Il est important de matérialiser nos pensées avant qu’elles ne consument notre raison fragile, d’extirper le serpent de son trou. Qu’importe que l’on soit seul. La solitude n’est pas un frein au langage. Seule l’est l’absence de langue. Simplement, à entendre sa propre voix, on n’oublie jamais qui l’on est. Combien de mes congénères démons ont viré déments et ont perpétré des massacres sans nom pour s’être trop enfermés en eux-mêmes ? »

Les épaules de Silène s’affaissèrent, le menton rentré dans le cou.

« Tu n’as pas à me parler si les mots te pèsent trop. J’avoue ne pas être la confidente idéale. Seulement, quand le moment viendra, ne retient rien. »

S’ensuivit un intermède silencieux, et ce fut Silène qui le rompit. « Je me demandais… Comment as-tu connu Jilam et Nellis ? »

Un rictus laissa apparaître les lèvres discrètes de Quo. « À vrai dire… Eh bien… Disons qu’un jour, j’ai voulu manger notre humain et sa sorcière a manqué de me tuer en punition. » L’elfe se figea, les pointes des oreilles dressées. « Plus tard, je les ai aidés à sauver un petit garçon et ses parents. Ce jour-là, nous sommes devenus amis. Enfin, j’aime à le croire. »

Silène était en proie à la plus horrible confusion, incapable de se décider entre fuir ou bien rire un bon coup histoire de dérider l’atmosphère. Comment réagir quand la sympathie se mixait à la peur viscérale ?

Elle choisit de s’éloigner, pour s’arrêter aussitôt, les traits empreints d’horreur. « Q-Que-Quo… » Son regard plongeait droit dans les orbites du monstre. Très vite, elle comprit que quelque chose n’allait pas. La chimère était affalée sur le ventre, la tête de bouc pendait inerte contre le flanc du grand lion, et sa queue-serpent gisait sur le tapis d’aiguilles, une langue rouge fourchue sortant de la gueule aux terrifiants crocs jaunes. Inerte.

« Pas de panique. J’ai brisé chacune de leurs échines », déclara Quo d’un ton rassurant, non dépourvu de fierté. La fixette de l’elfe se porta sur la démone borgne, frêle créature élancée à la peau noire de charbon et à la chevelure de mousse fantasque. Sous cet air grotesque, elle percevait l’engeance tapie, le chasseur sans pitié, le tueur incarné. Chez les siens, on présentait les démons comme les enfants préférés de la Vieille Ridée, la figure de la mort. Silène se remémorait lorsque Quo l’avait sauvée des pattes affreuses du grand troll. Horreur béate cousue de gratitude. Immense confusion.

« Le venin du serpent confère à sa chair un affreux goût de charogne, sans mentionner le fait que l’ingérer vous tue en un clin d’œil, et la viande du lion est trop faisandée pour mon palais. En revanche, une fois séparée du reste du corps, la tête de bouc est un vrai régal, condition qu’elle soit cuite avec soin. Sa chair croustillante devrait se marier à merveille avec l’assortiment adéquat de champignons. Dame Garlik possède une telle farandole d’espèces qu’il est impossible que nous ne trouvions pas notre bonheur dans son jardin. » L’elfe vacillait face à l’anarchie de ses pensées tandis que la démone, ignorant son désarroi, déblatérait ses théories culinaires.

L’attention de Quo se porta brusquement en direction des branches hautes d’un sapin. « Qu’en dis-tu, sorcière ? » La chouette perchée décolla. Sa silhouette traça plusieurs cercles concentriques au-dessus du dolmen tout en perdant de l’altitude. À l’instant où ses pattes touchèrent le sol, ses plumes blanches mutèrent en une ample chevelure d’albâtre. Par-dessous deux sourcils dressés en pointes de flèche, des pupilles d’aube fixaient le tableau étrange mettant en scène la démone imperturbable, la chimère défunte et l’elfe décontenancée.

« Il n’en n’est qu’un seul au monde qui te surpasse à la traque, démone. Je suis impressionnée. Vraiment.

J’ai ouï dire de celui dont tu fais mention. La comparaison me flatte. »

Nellis s’approcha du cadavre du monstre afin de flatter son encolure brisée. « Une proie exceptionnelle. Le venin de chimère est l’ingrédient primaire de la potion de repousse-membre. J’en connais un qui adorera en profiter quand je l’aurai concoctée.

J’arpentais la montagne en quête d’un col propice à la traversée quand elle s’est jetée sur moi sans un cri.

Décidément, la faune d’ici n’a pas beaucoup de jugeote quand il s’agit de choisir ses proies.

Hormis les trolls et les congénères de leur espèce, chimères et griffons ne craignent rien ni personne.  Ils règnent en tyrans entre terre et cieux, et seules les harpies leur disputent l’absolu.

Trêve de poésie. Je te cherchais Silène. J’étais inquiète de ne pas te voir quand je suis revenue au tertre.

Communier avec les esprits prend du temps, et on en vient à oublier qu’il s’écoule, se défendit l’elfe.

À traîner seule tu finiras dans le même état que Dayl. » Nellis regretta aussitôt ses propos, mais le mal était fait. Silène s’évapora précipitamment.

« Une langue peut être tranchante. Aussi faut-il la manier avec soin. » La sorcière lorgna la démone d’un œil où la colère se disputait à la culpabilité mais ne rétorqua rien, et suivit du regard la silhouette élancée de Quo qui s’éloignait sur les traces de l’elfe, tirant la chimère par sa queue reptilienne.

Une perturbation dans les courants de magie lui porta un coup de jus. Elle dressa le regard en quête de la source et découvrit un pibleu niché parmi les hautes ramures garnies d’aiguilles. Le volatile au plumage saphir la fixait de ses yeux verts globuleux, sa crête pourpre déployée car c’était la saison des amours. Un refrain strident s’échappa dans le vent froid. D’autres couplets lui répondirent en écho. Mais le jeu ne trompait pas les sens de la sorcière qui aurait reconnu la signature entre mille.

Satanée sorcière.

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