Élucubration d’un libertaire en sursis.

6 mins
Le sable doux caressant mes pieds nus.
Cette image, je la broie et la jette dans le panier à jamais.
Le bruit assourdissant de la machine m’empêche de réfléchir.
La suie s’insinue dans mes yeux et je suis dans l’impossibilité de voir de l’autre côté des murs de l’usine.
Les autres m’observent dans l’ombre, d’un œil acerbe et empli de méchanceté.
Pendant que je produis la quantité de travail de trois autres manœuvres regroupées.
 
Lorsque je rentre à la maison, nul ne m’attend.
Seul un mot scotché contre la porte du frigo proclamant que « c’en est trop ».
J’ouvre un tupperware et mange les rogatons d’hier.
Il ne me reste plus que ça d’elle, un repas amer.
Après chaque bouchée, un goût de fumée envahit mon palais.
 
Je suis accoudé au bout du comptoir.
Je parle si bruyamment que l’on n’entend que moi.
Mes amis baissent la tête, fuyant mon regard.
Ils ont l’air d’avoir honte, mais je continue, je persiste toujours plus haut, toujours plus fort, pour tenter de chasser ma détresse.
Elle ne cesse de me poursuivre, la fureur s’animant dans chaque recoin de mon cœur.
La fille assise à côté semble gênée lorsque je complimente son parfum sentant la rosée.
Poussé par l’angoisse d’une nuit en solitaire, j’y agrippe le poignet.
A l’autre bout du bar boisé, un homme dont je ne connais l’identité, m’observe avec des yeux de reptile affamé.
Je me faufile dans la foule, prêt à résoudre son problème face à mon attitude désinhibée.
Je n’ai pas la notion des mots qui sortent de ma bouche, mais je me rends vite compte que ma voix s’élève encore plus qu’auparavant sans pouvoir le contrôlé.
Il semble ne pas apprécier ma main empoignant sa nuque.
Il me repousse de ses deux avant-bras de marin, me faisant virevolter au-dessus d’une table qui trainait derrière moi.
Je me relève paré à en découdre, mais mes compagnons me barrent la route.
Dans leurs regards, je perçois du jugement, un signe montrant que j’ai abusé.
Je lève les mains en l’air, faisant mine de renoncer.
Lorsque l’occasion se présente, je me jette à son cou pour le dérouiller.
Mais ses biceps sont puissants et m’empêchent de le toucher, ainsi que la foule conséquente qui s’est interposée.
 
Mes amis me ramènent dans ce qui reste de chez moi.
Un taudis, une bicoque, sans plus âme qui vive.
Aucun d’eux ne veulent de moi.
Ils me laissent seul dans ma torpeur.
Je titube, je vacille et tombe dans le vide.
Mais je surgis vite hors de mon lit, au drap devenu aussi froid que l’acier de mon poste à souder, sachant pertinemment qu’au fond, elle ne reviendra plus jamais.
 
Je retourne au bistrot, chancelant à travers l’allée.
Je prends bien soin de choisir le plus gros galet.
Posé contre un arbre, j’attends la fermeture du café.
Les portes s’ouvrent et je sors de l’obscurité.
Assénant un coup violent derrière la tête de l’étranger, il s’écroule dans le gravier.
L’opacité m’empêche d’être persuadé que c’est le bon inconnu que j’ai frappé.
Les sirènes de police tournoient dans les airs, zébrant la nuit noire.
Je n’ai pas le temps de vérifier l’identité.
Je fuis, je cours le plus loin, le plus vite, dans l’obligation de m’échapper de ma vie.
 
Je ne possède plus rien de concret.
Je suis dépourvu de ma maison, de ma femme, d’amour et de tendresse.
Je m’enfonce dans le brouillard, la densité de l’air marin épaisse d’impuretés.
Je longe le quai dans le froid de minuit, avec comme seul ami, la solitude et la folie.
Au loin, le ferry s’apprête à quitter le port.
À travers le hublot, une silhouette identique à celle de ma femme se dessine.
Elle est identique puisque je me persuade que c’est elle.
L’homme caressant sa main est tout aussi réel.
Les cloches du traversier résonnent trois fois.
Je cours dans l’espoir d’avoir le temps de monter à bords, mais il est déjà bien trop tard.
Acharné, je me jette dans une barque et tire comme un fou sur le cordon du démarreur.
Le proprio hurle, mais je n’entends que les vagues heurtant la coque du radeau.
Malgré mes tentatives, le moteur ne fait que toussoter.
Je frappe la mer à grands coups de pagaie.
Dans la précipitation, l’une d’elles glisse de ma main, s’échappant peu à peu de moi comme le ferry qui n’est plus qu’une ombre disparaissant dans les flots.
 
Je me réveille dans une cellule moite et acre.
L’acidité de la vinasse brûlant mon œsophage.
Une policière écoute ma déposition.
Mes propos sont si confus que je ne suis plus bien sûr d’être moi-même.
Elle lit dans mes yeux du désespoir.
Elle perçoit dans ma voix que je n’ai plus rien.
 
Je me retrouve chez elle, recroquevillé dans sa baignoire pendant qu’elle frotte mon dos avec un gant, telle une mère s’occupant de son gamin.
Au contact de ma peau, l’eau passe à la couleur noire.
Impossible de me débarrasser de cette suie qui me suit inlassablement.
 
Elle me met à disposition des vêtements propres sentant la lavande.
Elle m’attend au coin du feu et me demande si je suis heureux.
J’y réponds que non.
Elle me demande si je l’ai déjà été ?
J’y réponds en me frappant la tête contre la poutre de la cheminée.
 
La policière prépare mon repas et me sert le seul verre de rouge auquel j’ai droit.
Pour me sevrer, elle m’enferme dans sa vaste bibliothèque, s’étendant à perte de vue.
Pour ne pas perdre la boule, je me plonge dans les ouvrages aux pages les plus jaunies.
Fante et Bukowski sont mes favoris.
Je renifle de mes pleins poumons l’odeur alcoolisée émanant de la couverture, me faisant ressurgir les souvenirs perdus de mes plus belles cuites.
 
Elle me force à faire du sport et me fait courir jusqu’à l’abord de la ville avec l’interdiction de dépasser cette ligne.
Elle me coiffe et attache les boutons de mon chemisier.
Le travail qu’elle m’a déniché n’a aucun sens, mais me permet de ne pas cogiter et de régler la moitié des frais.
Elle vient me récupérer devant le bureau, puis lorsque j’ai fini le ménage, elle m’assoit dans le canapé, m’obligeant à regarder cet écran dépourvu d’intérêt.
À la fin du programme, elle me fait aller me coucher.
Pour calmer mes pulsions, elle lustre mon manche et quand l’envie lui prend, elle le chevauche avec ferveur.
Elle pisse sur ses tests de grossesse désirant être en cloque.
À tous les coups négatifs, elles les jettent dans la poubelle en rouspétant puis me gavent d’oméga 3 et de vitamine D.
Elle a oublié l’ingrédient primordial : L’amour.
Mon col est si serré que la bouffe sans saveur du petit déjeuner se bloque dans ma tranchée.
Je n’arrive toujours pas à me débarrasser de ce goût de brûlé lancinant sur ma langue.
Chaque soir, elle me redemande si je suis heureux et chaque fois, j’explose mon crâne contre la cheminée.
 
Un matin, la blessure sur mon front est trop profonde pour être soignée, mon liquide cramoisi imbibant mon pansement d’hémoglobine pourpré.
Elle me laisse seul à la maison, en espérant qu’à son retour je sois requinqué.
La futilité de son quotidien avait emprise sur le mien.
J’arrache le bandage et laisse couler l’afflux de sang dans mes yeux.
Bizarrement, je ne vis jamais aussi clair.
Je courrus comme elle me l’avait appris, mais cette fois, je ne m’arrête pas au bout de la rue comme elle me l’avait obligé.
Je courus bien loin des villes et des collines, au-delà des jours et des nuits.
Je courus sans jamais m’arrêter, ma barbe se balançant contre mon torse poilu et fripé.
 
Un matin, mes pieds plus lourds que jamais, le cœur vidé de toute rancœur et de regret, je m’arrêtais sous le balcon de son mobilier.
Elle y habitait toujours dans notre appartement trois pièces aux murs tachés.
Le mot sur la porte du frigo qui m’avait fait sombrer envolé.
Par la baie vitrée, je la vis en chair et en os furtivement passer, les écouteurs branchés à ses oreilles, mettant de gros coups de balais sur le plancher.
Je l’ai vu sourire, rayonnante comme jamais.
Je suis maintenant sûr qu’elle est heureuse sans moi.
Je me dois d’être heureux sans elle.
Tel une évidence, je fis demi-tour et partis cette fois-ci sans me retourner, le cœur léger.
 
Dans une bourgade, je re-goûte au whisky accompagné d’une tranche de jambon à la saveur exquise.
J’aperçois les yeux d’une femme se poser sur moi.
Elle est légèrement enveloppée, et ses cheveux raides glissent sur ses épaules.
Dans un lieu inconnu, elle est sur moi et moi sous elle.
La transpiration sur son ventre grinçant et glissant sur le mien.
Elle gémit de bonheur, elle réchauffe mon intérieur.
À l’aube, je disparais à travers la fenêtre, bousculant les rideaux brandissant sous l’air frais des vents émancipés.
Aujourd’hui, je ne fus pas en retard et pu prendre mon billet, en vogue pour une destination inconnue en quête de satiété, accompagné de mes amours, de mes souvenirs, de mes proches, de ma folie et de ma liberté.
Persuadé d’être partout chez moi, le sable doux caressant mes pieds.

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