Après sa mésaventure des orties, Jilam et elle avaient suivi, non sans méfiance, le golem jusqu’au tertre dissimulé au sein de son royaume de sapin. Le sentiment l’avait assailli avant même d’apercevoir l’ombre de la colline ou de sentir le parfum des champignons. Un malaise qui lui rappelait une présence. La proximité d’une sœur.
Mais si l’aura de Nazukahi évoquait les vapeurs nauséabondes d’un cadavre putréfié, celle de Garlik exhalait plutôt l’humus et la moisissure. L’antre de la sorcière troll offrait la vision d’un champ de bataille, terrain d’affrontement entre les spectres du feu et de l’ombre. Le mystère respirait partout où le regard se posait. Il n’était pas un coffre, une étagère, une niche dans le mur qui n’inspirait la curiosité. Des guirlandes de plantes et de racines pendues aux poutres du plafond séchaient à la chaleur de l’âtre central, assez vaste pour faire rôtir le bouc d’une chimère. « Approche très chère sœur, viens te réchauffer. » La trollesse employait un timbre grave et ronronnant. L’ombre de son énorme masse se dessinait sur les tentures rouges en fin tissu transparent qui entouraient l’estrade qu’elle occupait nuit et jour.
Nellis s’installa à califourchon sur le dais en velours de cerf royal, au pied de Garlik dont elle sentait le regard pénétrant la traverser. « Veux-tu une infusion ? Elle est encore tiède. » L’épouse de Jilam accepta le lourd saladier en gronoyer que lui tendaient des doigts gris bouffis et boursouflés. Elle but une première gorgée, une seconde. « Tu parais perplexe.
─ C’est étrange. Je ne reconnais pas les ingrédients.
─ Mais c’est bon, n’est-ce pas ? » Nellis acquiesça d’un sourcil timide. « N’est-ce pas tout ce qui compte ?
─ Je suppose, répondit laconiquement la sorcière elfe. »
Le silence s’instaura sans véritablement s’installer, malmené par les crépitements intempestifs du foyer.
« Tu dois t’ennuyer, confinée dans ton tertre, suggéra Nellis tout en sirotant sa tisane. Notre présence doit te divertir.
─ Elle me divertit, en effet. Mes enfants et moi sommes heureux de partager notre quotidien avec des invités. Cela fait si longtemps. » La trollesse parlait d’une voix enrouée.
« Et ça te plaît espionner la vie des autres. » Ce n’était pas là une question. Aussi Garlik se contenta d’afficher un sourire trollesque. Les trolls ne possédaient pas la capacité physique de sourire à cause de leurs mâchoires trop larges, mais cela n’avait aucune importance car ils ne souriaient jamais. Garlik, elle, souriait, très souvent même, et pour ce faire retroussait ses lèvres charnues, dénudant ses deux impressionnantes canines qui rappelaient les défenses d’un hériphant. La mimique accentuait sa laideur tout en ajoutant un côté grotesque à sa figure purulente de gentillesse.
« Mes excuses si ma présence t’a dérangée, déclara Garlik après quelques battements. La curiosité l’a emportée. Tu es la première sœur que je rencontre.
─ J’ai croisé la route de plusieurs d’entre nous. Aucune ne te ressemblait de près ou de loin. »
Nouveau sourire trollesque. « Je prends ceci comme un compliment. »
Garlik termina de boire son saladier d’infusion avant de saisir sa grosse pipe taillée dans un fémur de griffon et d’engorger quelques bouffées aux exhalaisons poivrées. Elle tendit ensuite l’objet ouvragé à Nellis, laquelle accepta l’offre après tergiversation. Elle porta l’embout à ses lèvres et inspira timidement. « Prends-en une bonne bouffée, ne crapote pas, lui conseilla Garlik.
─ Kuf ! Ce n’est pas la première fois. Kuf ! Je fumais aussi avant, rétorqua Nellis.
─ Tu as perdu ta pipe en cours de route ?
─ J’ai arrêté. »
Cette fois, elle aspira une gouleyante bouffée qui lui incendia la trachée tout le long du chemin vers ses poumons. Les premiers désagréments passés, elle se surprit à apprécier le savant mélange résultant du goût de la tisane. « Kuf-kuf… Gruum… C’est plutôt bon.
─ Attends de goûter au ragoût de chimère de Karaba. »
La trollesse la taquinait, l’elfe le comprenait. Comme elle comprenait la cruauté avec laquelle elle avait traité Silène.
« Ne sois pas trop dure avec toi-même. » La réflexion de Garlik déroba un sursaut à Nellis. Sa congénère avait beau savoir bondir d’une enveloppe à l’autre durant son sommeil, elle ne donnait pas l’impression de maîtriser la télépathie. En revanche, elle montrait un don sans pareil pour les devinettes.
« Je suis une brute sans gêne. C’est ce que me dit souvent Jilam.
─ Nos sœurs sont-elles toutes comme toi ?
─ Non. Certaines sont pires. Mais cela n’excuse rien.
─ Me trouves-tu méchante ? » La question décontenança Nellis, qui ignorait vraiment que penser de la trollesse. Depuis leur arrivée en ce lieu, notre sorcière demeurait sur le qui-vive, s’attendant à tout moment à voir surgir des ombres du tertre le spectre de la trahison. À ses yeux, il était inconcevable qu’un individu, et encore moins une sorcière, modèle d’égoïsme par excellence, puisse faire preuve de pareille bonté sans entretenir une malice tapie.
« Tu es bien trop gentille pour être vraie, finit-elle par répondre, sourcils froncés face au sourire grotesque qui la couvait.
─ RAH ! » L’aboiement se changea en grondement vibrant dans les entrailles de la colline ventrue. Nellis mit un moment de latence avant d’identifier un éclat de rire. « Le mot gentil n’existe pas en trollesque. Et son plus proche équivalent est une des pires insultes qui soit. À l’oreille d’un troll, c’est le traiter de trouilleux, de caillounu. L’affront ne saurait être lavé que par un duel à mort. Être gentil est une chose. Mais trop gentil ! Chez nous, c’est comme complimenter un chasseur qu’il est trop brave ou trop puissant. Ça n’a aucun sens. »
Tout en scrutant les traits boursoufflés par la vérole de son hôte, Nellis percevait l’amas de connaissances enfoui à l’intérieur du massif crâne bosselé, terreau d’une chevelure éparse de lichen gris sombre et de diverses sortes de champignons aux chatoyantes couleurs. Garlik tirait derrière elle une longue vie, si longue qu’elle se perdait dans les confins de la mémoire des âges. Et contrairement à notre elfe, la trollesse se souvenait de tout ou presque, de l’aube de sa jeunesse jusqu’à cette conversation. Par les yeux de millions de créatures, elle avait parcouru le monde et bien d’autres par-delà le vide noir et silencieux du sommeil. Il n’existait aucun puits plus vaste sur cette terre. L’équivalent des fruits de forêts entières bouillonnait sous ces petits yeux noirs enfoncés dans leurs orbites, ridicules crevasses comparées à la boîte crânienne surdimensionnée.
« Graah, très chère sœur. Sous ton déguisement de sorcière, tu es une âme du bois. Un ti’bou’d’bois comme on vous appelle. Ton pouvoir n’est qu’un manteau que tu portes pour te tenir chaud, te rassurer. Il ne te définit pas.
─ De quoi tu me parles ? » Nellis la darda d’un regard défiant.
« Tu transpires la peur. Je reconnais son odeur, les rides qu’elle trace dans son sillage. Petite, j’étais sa proie préférée. Dans mon clan, on ne méprise pas seulement la peur. On nie son existence. Elle est un poison que portent en eux les ti’bou’d’bois. Un maléfice. On n’en parle donc pas. Car parler est un aveu. Un aveu de vérité. Même la pierre ressent la peur. Un troll n’est pas différent des autres enfants de la raison. Un mensonge. Voilà ce qu’est la vie du clan.
─ De quel clan tu viens ?
─ Celui qui vous a attaqués dans les prairies. Le Clan de la Chimère. C’était il y a si longtemps… Si longtemps. Et pourtant je m’en souviens mieux que d’hier. J’étais si petite alors. Déjà bien enrobée, mais pas autant que maintenant. Je courais dans les champs, à travers bois, escaladait les montagnes sans peur. Jusqu’au jour où je me suis retrouvée clouée au lit. Là, pour la première fois, j’ai vu le visage de la peur. Il m’observait dans le reflet de l’eau. J’ai alors compris, quelle était ma place en ce monde, le destin qui m’attendait, et la peur s’est emparée de moi. J’étais sa proie, son esclave. Mon corps était une prison. Mon esprit aussi. Mes gardiens étaient mes propres parents. Mon clan. Mon univers.
» Les légendes parlent de l’enfer avant la venue de la première incarnation de Gra’Mama, du temps jadis où les Géants de la Terre guerroyaient contre le Prince Écailleux. Ces géants dont nous descendons, nous autres trolls de pierre, de sable et de bois. Cet enfer était mien autrefois. J’étais une chose brisée. Et puis mon esprit s’est envolé. Mais je demeurais captive de mon destin auquel j’étais promise depuis toujours. Dès l’instant de ma naissance, où la montagne m’a recrachée, mon avenir fut scellé. J’étais l’Élue de Gra’Mama, destinée à devenir sa réincarnation le jour venu. Condamnée, je devrais dire. Je ne vivais qu’en l’attente de ce jour fatidique. Les miens y voyaient le plus grand des honneurs. Pour ma part, je me voyais comme un sacrifice jeté aux ordures. “Le plus grand des honneurs”, mes fesses velues ! Étrangement, personne ne me jalousait. On paraissait plutôt soulagé que ce soit tombé sur moi. Le Magibuk ne cessait de me répéter que j’étais le plus bel enfant du clan, pourtant, il me lorgnait avec dégoût. Pourquoi ? Parce qu’il avait peur. Oh oui, il avait peur. Il angoissait à l’idée que mon accident ne provoque un cataclysme le jour où je me réincarnerai en Gra’Mama, que la terre s’assèche et se brise comme l’était mon corps. Mais que pouvait-il faire d’autre qu’attendre ? Les Élues de Gra’Mama sont plus rares qu’une éclipse. Et il était trop fier que la prochaine réincarnation de la Mère ait vu le jour dans son clan.
─ Où as-tu trouvé la clef pour te libérer ? » L’intérêt de Nellis avait été piqué et elle buvait désormais les paroles de sa consœur.
Garlik étira ses larges mâchoires en une énième mimique de sourire. « Je dormais quand il est entré dans ma chambre, par un trou qu’il avait creusé dans le tertre… » Elle s’interrompit. Son regard sembla se perdre dans le lointain. Il s’avéra que l’un des golems se tenait sur le palier du tertre. « Karaba, chéri. Quo a ramené une chimère bien dodue pour dîner. Aurais-tu l’obligeance de conduire notre amie démone jusqu’aux fourneaux. Et évitez de passer par le jardin, tu serais gentil. Mourab vient tout juste de replanter le parterre de malotrus que tu as piétiné l’autre jour, maladroit que tu es. »
Le monstre sans visage sortit sans broncher tel un enfant sage obéissant aux consignes de sa mère. Garlik resplendissait d’amour chaque fois qu’elle s’adressait aux golems. « Les voir chaque jour suffit à mon bonheur. Cela me rappelle toujours la première fois, quand ce petit golem s’est glissé dans ma chambre. Il était blessé le pauvre. Des pluies diluviennes avaient transformé la rivière en un torrent de boue charriant les carcasses des pauvres animaux. Il avait dû être emporté, le pauvre petit. Je lui ai fait de la place sous mes couvertures. Il n’y avait pas de peur en lui. Les esprits ne connaissent pas nos sentiments. Son instinct l’attachait simplement à ce petit corps de glaise. Il était dans un sale état. Ses petits bras potelés se détachaient de ses épaules. Il n’avait plus qu’un seul peton et se traînait sur le sol, comme moi lorsque je devais quitter mes draps pour me vider la vessie. J’avais de la peine pour lui. Je ne savais que faire. Mes larmes coulaient à n’en plus finir comme le déluge dehors. Je lui ai parlé pour le réconforter, mais c’était surtout pour me rassurer. C’est alors que m’est venue une idée saugrenue. J’avais l’habitude de m’immiscer dans le corps d’autrui, tout comme cet esprit avait élu domicile dans ce morceau de terre. Alors je lui ai proposé un marché. Je l’ai invité à se réfugier en moi, à partager mon enveloppe brisée. Maigre cadeau s’il en est, mais qu’avais-je d’autre à offrir ? »
Nellis n’en croyait pas ses oreilles d’elfe. Ce qu’elle entendait lui coupait le souffle. Jamais elle n’avait eu vent d’une sorcière ayant volontairement accueilli un esprit en elle.
« Bien entendu, poursuivit Garlik, par ce geste, j’ai renoncé pour toujours à enfanter, à me réincarner en Gra’Mama et engendrer des couvées de petits trolls. En échange de mon sacrifice, l’esprit a guéri mes os et mes muscles. J’ai alors pu marcher. » La chaleur de sa voix se dissipa en une note monocorde empreinte de douleur. « Quand il m’a vu, le clan m’a tout de suite rejetée. J’étais à ses yeux une abomination. Le Magibuk m’a maudit, mes parents, tous, un à un, m’ont tourné le dos. On me lançait des pierres, partout où j’allais me suivait la litanie des contresorts censée chasser le Mal. Je n’avais plus ma place nulle part. J’étais désespérée. Mon esprit tentait de me rassurer, pour sa propre sécurité, en vain. Jusqu’au jour où j’ai compris… » Elle tira une longue bouffée de sa pipe. « Je me tenais sur le rebord de la falaise, le vide à mes pieds et dans ma tête, quand la vérité a germé. Jamais je n’avais eu ma place au sein du clan. Mon destin était une prison et j’étais désormais libre, enfin, libre de mener ma vie comme je l’entendais. Je me suis rappelée le petit golem qui m’a libérée. J’ai aussitôt désiré fonder une famille, mon propre clan. Je me suis installée sur ce plateau, à l’écart des terrains de chasse, et j’ai sculpté mes enfants. Je leur ai insufflé la vie, avant de trancher le cordon qui nous reliait. Je leur ai fait don du choix. Ce choix qui m’a fait chuter de la montagne, puis qui m’a conduit ici. Ce choix qui nous enchaîne et qui nous libère. La maîtrise du hasard. Le pouvoir sans limite du chaos. Tu comprends, n’est-il pas ?
─ C’est ce que nous représentons, nous, sorcières, affirma Nellis d’une voix nourrie de profondeur. Le monde est un troupeau. Et nous venons à lui pour brûler les enclos et tordre le cou des gardiens. » Pour le meilleur et pour le pire.
« Jolie image, commenta Garlik. Les clans de la vallée content à leurs enfants des histoires à faire peur sur moi. Mes congénères m’ignorent et m’évitent, terrifiés à l’idée que je puisse leur jeter un maléfice.
─ Hé ! Bienvenue dans mon quotidien ! » s’exclama Nellis, rictus en coin.
Garlik inspira une nouvelle goulée de fumée, puis tendit sa pipe à Nellis qui l’imita. Enfin, elles se comprenaient.
Au terme d’un long moment écoulé où chacune méditait les pensées de l’autre, la trollesse remua du haut de son estrade et l’elfe écarta son attention du feu, une main inconsciemment posée sur son ventre, l’autre sur son visage, paume brûlante contre sa joie froide.
« Petite, l’avenir m’effrayait sans arrêt, parla Garlik. Maintenant que je me suis libéré de son fardeau, il ne m’intéresse plus. Le destin n’est qu’un mot. Ne tient qu’à nous de lui donner un sens ou bien de l’ignorer. » Son regard pénétra Nellis, fouetta ses pensées. « Tu portes un lourd fardeau, ma sœur. Tu as peur et tu es avisée de l’écouter, mais ne la laisse pas t’enlever ton choix. Toi seule possède la clef de ton avenir. Rien, ni personne ne saurait s’en saisir. Écoute ton cœur. Tu entends comme il bat ? Tu es en vie. Réjouis-toi ! »
Un défilé d’images sans relief s’abattit sur l’esprit de l’épouse de Jilam, qui les balaya d’un revers de songe. « Je me réjouirai le jour où mon ennemie sombrera dans le puits. »
Le timbre impitoyable arracha à la trollesse sa jovialité maternelle. Ses traits se dégonflèrent jusqu’à s’émacier. Une sourde menace émanait de sa figure ridée. « Le temps presse. Le Mal guette à nos frontières. »