« Bagou. Réveille-toi, mon gros chou. » Le semi-troll cligna des paupières pour chasser la lumière harassante. Le visage larmoyant, il contempla un long moment la figure divine penchée sur la sienne, gouta la saveur de menthe des lèvres tièdes, caressa de ses épais doigts râpeux le rideau de cheveux d’argent. Un rire merveilleux le saisit entre deux pincées d’amour. « Allons boudinet. Pas le temps pour ça. Tout le monde t’attend.
─ Ils peuvent encore attendre, affirma-t-il, sa paume calleuse callée sur le popotin de son épouse.
─ Quel satyre tu fais », pouffa cette dernière.
Sa virilité tressaillait de désir. Alors que les choses sérieuses s’apprêtaient à démarrer, on frappa à la porte. Le semi-troll lâcha un juron tandis que son épouse à demi-nue s’en allait ouvrir. Une silhouette courtaude se tenait sur le palier, son ombre tracée par les rayons chaleureux. Il reconnut Tête-de-Pie.
« On t’attend chef. Il manque plus que toi », lui déclara la fée-lutin d’un ton déférent.
Ses yeux vairons brillaient d’une admiration nubile tandis qu’ils le scrutaient en train de s’habiller.
« Désolé mon chaudron d’amour. Le devoir m’appelle, dit-il à sa femme avant de l’embrasser.
─ On remettra ça quand tu rentreras. Le bouillon est meilleur chaud », lui lança-t-elle d’un air équivoque.
Il l’admira longuement, incapable de se retenir, ébahi devant sa beauté irréelle. La pâleur blafarde des joues jouait à merveille avec les lèvres évoquant les érables rouges à l’automne. Elle l’hypnotisait au point qu’il dut s’y reprendre à deux fois pour saisir son gourdin. « Rrrrrhum. J’ai hâte de le goûter. » Et ils échangèrent un autre baiser, encore plus fougueux. Il mettait tant d’ardeur à l’enlacer qu’il aurait pu aisément lui rompre l’échine. Mais sa sorcière était solide.
« À ce soir, mon gros chou ! » Il quitta leur demeure, Tête-de-Pie trottinant sur ses talons, s’évertuant à suivre le train de ses longues enjambées. Tous les Rats Chevelus s’étaient réunis dans la trouée. À croire qu’un géant avait posé son pied au beau milieu du bois et que le sol s’était affaissé sous le poids de son gigantesque panard, déblayant au passage taillis et bosquets. La Reine de l’Automne s’amusait à peindre la canopée de mille couleurs fantasques, et le cratère ressemblait à une piscine de feuilles dans laquelle pataugeait le clan de Bagon. Ce dernier se tenait au sommet de la butte dominant la foule bruyante.
De l’ombre des arbres émergea Reyn la Rouge. « Salutations chef. Que les esprits veillent sur toi et te gardent. » Sa voix empruntait un profond respect. Elle ajouta à son bonjour une discrète courbette. « Cette journée rayonne par ta seule présence. Nous étions perdus sans toi. » Sur ces compliments, la rouquine lui tendit son ample manteau en fourrure de visombre qui lui seyait si bien. Il l’enfila puis se hissa sur le dolmen d’où son aura dominait la cohue tel un héros d’antan. Le silence s’imposa dès qu’il frappa ses poings l’un contre l’autre, provoquant un bruit de tonnerre. Les bouches cousues arrachèrent alors leurs fils pour acclamer leur chef adoré. Le semi-troll dressa les deux bras afin de ramener un peu de calme au sein du bois.
« Mes amis ! Encore une fois, je veux vous dire à quel point je vous aime ! » Tonnerre d’applaudissements et de vivats. D’un geste, il imposa le silence. « Vous êtes ma fierté ! Et je… je ? »
Qu’est-ce qui m’arrive, sacrebleu ? Les mots. Il faut que je trouve les mots. Ou bien je vais passer pour le dernier des glands.
« Je… Je… Jeeeheuuuu… »
Réfléchis Bagon. Creuse-toi la ciboulette.
« J-Je… Je-je-je… »
La consternation fit place à un torrent de rires qui inonda la trouée. Même les arbres se moquaient. Le bois tout entier vibrait des éclats cinglants. Bagon sentit ses épaules s’alourdir. Les visages se voilèrent sous l’effet des larmes qui lui montaient alors qu’il s’efforçait de réprimer ses sanglots. Les bras ballants, menton rentré dans les pectoraux, il se retira vers les ténèbres de la forêt. L’écho cinglant des rires le traquèrent jusqu’à la porte de sa maison perchée. Il écarta violemment le battant et laissa tomber son manteau en visombre qui alla s’étaler sur le plancher. La douce chaleur qui l’enveloppa alors dénoua légèrement les nœuds de son chagrin. De longs bras souples l’enlacèrent. « Qu’y a-t-il mon bedon ? Pourquoi as-tu l’air si triste ? »
Incapable de les retenir, il s’abandonna à ses sanglots. « Ils… » Reniflement. « Ils s-s-se sont m-m-moqués… J-Je s-s-savais p-plus quoi d-d-dire. »
Sa bien-aimée le rassura de ses tendres caresses. Le semi-troll plongea son groin dans sa splendide chevelure couleur de nuit, peinte des reflets du feu. « Là, c’est fini. Tu es rentré à la maison. Je vais te faire un bon ragoût de lapin-tortue. Ton préféré. Et il y a du pâté d’hériphant et une amphore de gnôle. Hein ? Qu’est-ce qu’il en dit mon bedon ? » Le semi-troll acquiesça en poussant un geignement enfantin, puis sécha les grosses larmes qui goûtaient de son menton d’un revers du poing, accompagnant le geste d’un reniflement sonore aux échos de tambour troué.
Son épouse le chouchoutait telle une petite fleur délicate. Le bedon gonflé à bloc, il se sentait mieux. « Quel goinfre ! Va donc t’allonger pour digérer. Tu verras. Demain, tout sera rentré dans l’ordre. »
Il contempla, inlassable, les longs cheveux aussi noirs que sa couenne de troll, lesquels encadraient un visage lunaire incrusté de deux émeraudes resplendissant d’amour. « Reste avec moi. Veux pas rester seul. »
Les lèvres amande dessinèrent un croissant lumineux. « C’est bon. D’accord. »
Bagon s’échinait à lever sa pesante carcasse du fauteuil en osier quand on frappa à la porte. « Qui ça peut bien être à cette heure ? » s’agaça Niu en se dirigeant vers le palier.
Une terreur incomparable écrasa la panse du semi-troll dès qu’il identifia la silhouette découpée dans le cadre de l’entrée. « Mon bedon… Qui c’est celle-là ? l’interpela Niu.
─ Mon bedon ? » siffla la sorcière.
Sourcils dressés en pointes acérés, la beauté aux joues rouges palpitantes de colère s’avança vers l’âtre dont les flammes se courbèrent à son approche. Le regard du semi-troll hochait entre les deux figures interrogatives, la trogne bleue grimaçante, identique à celle d’un mioche pris la paluche dans la marmite de confiote, étranger aux mots car sa langue avait gelé dans son gosier.
Nellis et Niu s’avancèrent vers lui de concert. Il était une noix dans un casse-noix, attendant qu’on l’écosse. Il devait rompre le silence s’il ne voulait pas finir rompu. « Je… » Les deux présences le pressaient comme le vulgaire fruit séché qu’il était. L’orgueil jutait de sa bidoche enflée. « Je-heu… Je… » Une terreur sourde lui torturait les neurones. Jamais de son existence le géant balourd ne s’était senti aussi frêle qu’en cet instant cauchemardesque. « Je… Je-je-je-je-je… »
L’une des deux femmes attrapa un sceau et balança son contenu. L’équivalent d’un raz-de-marée happa le semi-troll bégayant, réduit à l’état de rat noyé.
« D’bout l’caillounu ! » grogna l’immense troll gris brandissant le baquet d’eau croupie. Un second mastodonte lui décocha ses orteils en marbre dans le gosier. Bagon cracha un jet de bile qui se répandit sur la terre déjà souillée plusieurs fois par le fruit de ses entrailles. Il se débattit vigoureusement malgré la faim, le froid et les lésions qui le rongeaient tandis qu’on le traînait hors de son oubliette. Le boyau s’élargissait à mesure qu’on le brinquebalait comme un tronc mort. La vive lumière du soleil lui mordait les yeux. La bidoche du semi-troll, rapiécée et ratatinée par le long jeûne forcé, mangea la roche dure qui se fendit en même temps que ses dents. Un tonnerre de rires gutturaux saluait sa prestation alors qu’il s’acharnait pour se relever. Mais ses bras, fracturés en de multiples endroits, ne pouvaient soutenir sa carcasse meurtrie, écorchée, bien que toute sa graisse eût fondu et que ses muscles se fussent atrophiés. Le semi-troll n’était plus que l’ombre d’un gnome, et l’humiliation lui arrachait davantage de râles de douleur que ses plaies ouvertes.
« Mâtez-le grailler la poussière le veraboyau ! » s’esbaudit l’un des trolls de l’assemblée. Ils étaient une centaine à s’amasser sur le palier de la caverne. Leurs hautes et larges silhouettes traçaient des ombres titanesques à la clarté vacillante de l’astre mourant. Un géant plus impressionnant que les autres s’avança. La terre tremblait à chacune de ses monstrueuses foulées. « Magnez vos grèfesses de m’trainailler ça au Magibuk ! Sôfsi y en a ki’konte donner la pâtée aux harpies ! »
On s’empressa de remettre Bagon sur ses pieds, du moins sur ses genoux. Un troll boiteux se détacha de la cohue, brandissant un nœud de corde, cousue à partir de boyaux de quelque animal. « ‘Tendez l’garocs ! Ç’ra pu aizé ‘vec ça ! » Et il s’employa à nouer la corde autour du cou épais de Bagon, pantin désarticulé qui se laissait malmener sans geindre.
« Ô Zobô ! T’crois k’on peupa trainailler l’sac à viande ? lança l’un des gardiens de prison à l’intention du nouveau venu.
─ Te frite pô, t’end ! » tonna ce dernier en calant son panard nauséabond dans le nombril de Bagon.
─ GRAAH !!!
─ Z’tendez l’garocs côme l’couine ? L’bestioles d’sa race ça s’trainaille en laisse ! » Un beuglement joyeux salua ses paroles. Le semi-troll vacillait à la frontière de la raison. S’il avait eu un canif sous la main, il se serait percé les tympans de sorte à ne plus devoir supporter son monde.
La panse bien tendre de se l’être tant frappée, le supplicié se mit à ramper sur ses genoux déjà écorchés, la ficelle de boyau l’étranglant. Les trolls de pierre entamèrent un défilé tonitruant le long du chemin sinueux caressant les courbes grasses et gracieuses du ventre de la montagne en direction de la plateforme sacrée où le Magibuk du Clan de la Harpie officiait les cérémonies. La lune de sang approchait, et c’était l’émoi au sein de la communauté. Le sang battait avec vigueur sous les épaisses couennes plus dures que le vieux roc. Le Clan de la Harpie habitait les trouées caverneuses ceignant le corps massif du mamelon érigé de la terre, entre cimes et précipice. Dans cette zone, qu’importe la saison, la bise déposait toute l’année ses baisers gelés sur les pics élancés aux flancs rebondis. Les trolls de pierre du Clan de la Harpie, le plus craint de tous les clans de la vallée des trolls, se targuait de pouvoir vivre au sein de ces espaces hostiles où l’air rare faisait sans arrêt tourner de l’œil le pauvre Bagon. Sa nouvelle laisse lui insufflait un mal de chien. Et pour ne rien arranger, les jeunes trolls, prenant modèle sur leurs aînés, mettaient un malin plaisir à lui donner des coups de pieds, ou à défaut lui balancer des ordures ou des crachats, alors même que notre semi-troll était déjà bien amoché. S’il avait été le grand-frère auprès des Rats Chevelus, chez les trolls de pierre, et en particulier chez ceux du Clan de la Harpie, il inspirait davantage la figure du nabot de la bande. Les insultes fusaient à ses oreilles sifflantes sur le rythme désaccordé des quintes de rires.
Le Magibuk se dressait droit et fier au centre du cercle de menhirs, juché sur la pierre sacrée, rougie des sacrifices perpétrés depuis des lustres de lunes. Le grand troll dégageait encore plus de férocité que ses congénères. Il arborait fièrement son imposant torse nu évoquant de la roche fondue, sculptée et peinte de motifs mystiques. Il n’était pas une parcelle de son épiderme, d’un gris si sombre qu’il touchait davantage le noir sale, qui ne fut pas tailladée par quelques souvenirs de ses chasses ou de duels passés. Sur son crâne, enfoncé au niveau de la tempe droite, souvenir probable d’un coup de massue, reposait une splendide couronne de plumes allant du bleu nuit au violet pourpre, et un pagne cousu du même plumage lui ceignait son large bassin solidement campé. D’aucun dirait que décrire un troll comme terrifiant constitue un pléonasme, mais Bagon devait se l’avouer : jamais il n’avait rencontré d’être qui lui inspire une terreur pareille. Même les panthères d’érèbe faisaient office de ratacouards comparées à l’aura malveillante de ce mastodonte au corps marqué par la mort en personne.
La couronne en plumes de harpie s’agitait sous l’effet de la danse rituelle performée par le Magibuk tandis que le troll qui tenait la laisse de Bagon, le fameux Zobô, le traînait par à-coups brutaux devant la pierre souillée de la table des sacrifices dont l’ombre au sol elle-même était peinte en rouge par le crépuscule. Le semi-troll manqua de s’étouffer en avalant par mégarde une bouchée de terre pourpre, mélange d’argile, de sédiments déposés par l’écoulement des pluies et du sang des sacrifiés. Le Magibuk en ramassa une poignée, s’en tapissa les paumes puis le visage dont les traits lourds, non plus ténébreux mais animés d’une violente ardeur à l’image de l’astre mourant, se révélaient encore plus effroyables à la lueur flamboyante du jour évanescent tant ils resplendissaient d’une démence sans limite.
Le Magibuk se pencha sur la carcasse maltraitée du semi-troll qu’il renifla tel un gratin de la veille. Bagon leva les yeux, évita le regard fou du terrifiant congénère et aperçut des squelettes attachés aux menhirs, leurs grandes ailes déployées, figées dans leur dernier envol.
Le prince-chaman s’emporta dans un discours en langue trollesque que notre semi-troll ne comprenait que partiellement. Il vantait apparemment les exploits du Clan de la Harpie, qui chassa autrefois les volées de harpies des cavernes devenues demeure des trolls de pierre. L’un des squelettes, le plus grand de tous, brillait de mauvaises ondes à la lumière rampante du crépuscule. La reine harpie gisait en trophée. Bagon le savait, il n’aurait pas ce luxe. Il connaissait sur le bout de ses doigts potelés le sort de son engeance. Aux yeux des trolls, les avortons de son espèce représentaient le fruit d’un maléfice et étaient promptement mis à mort avant que la malédiction ne déteigne sur le clan tout entier.
Le semi-troll à l’écorce d’ébène bleuté, repeint de sang bleu coulant ou à demi séché, couturé d’affreuses croûtes violettes, ressemblait à du vieux crottin abandonné dans un champ de cailloux. Les trolls de pierre, rochers inébranlables, le jugeaient avec haine et dégoût, n’attendant qu’un signe de leur seigneur pour piétiner ce résidu de maléfice.
Le Magibuk déblatéra un énième florilège de verbiage, des incantations censées protéger le clan de la mutation et de la dégénérescence. S’ensuivit un flot de prières à l’intention de Gra’Mama et de Pépé-la-Chance, entonné en chœur par tous les trolls, plus d’une centaine de gorges taillées dans le roc, source d’un faramineux grondement répété en écho par le souffle tempétueux des cimes.
Bagon aurait bien aimé exploser d’un rire franc si sa mâchoire n’avait pas été plus tôt fracassée. Gros plein de graisse. Tout dans la bedaine et rien dans la ciboulette. La Tête-de-Pioche, elle le dit toujours. Ils m’ont tous avertis, les autres. La cheffe voulait pas que j’y aille, mais j’ai insisté. Bagon ça rime avec trifouillon. Un pois chiche à la place du chou-fleur, un bon gros pois bien gras gorgé de fierté. Regarde où t’es maintenant, hein. T’es bien malin à pleurnicher… J’ai tellement mal, tellement envie de pleurer que ça me démange de rire. Déjà, quand j’étais pas plus gros qu’un caillou, j’aurais dû y passer. Pourquoi j’ai voulu vivre, hein ? Ch’uis qu’un parasite pour eux. Une grosse panse tout juste bonne à coller des gnons d’dans, voilà ce que t’es, Bagon.
Il voulut se racler la gorge mais ne réussit qu’à régurgiter une bile mauve au goût rance de fer rouillé. Ses côtes brisées lui arrachaient des spasmes si douloureux qu’il avait la sensation qu’une horde de vermine le dévorait de l’intérieur.
Debout Bagon. Gros nigaud. Tu vas pas rester geindre pendant qu’on te saigne comme un cochon. Montre-leur à ces gros tas de craie ce que tu vaux.
Zobô venait de tirer sur sa laisse pour le forcer à se relever. Bagon tituba sur ses genoux cagneux réduits en bouillie. Son bourreau se rapprocha pour lui décocher un autre savant coup de panard, dans les noix cette fois. Un feu suffocant explosa dans le crâne du semi-troll, qui serra les gencives à se briser ses quelques dents rescapées. « D’bout l’ratacouard ! C’l’temps d’la saignée ! » vociféra Zobô, hilare.
Le rire mauvais du troll s’interrompit net à l’instant où sa jambe se retrouva captive de l’étreinte de Bagon qui s’était brusquement relevé. L’étonnement de Zobô se lisait sur toutes les figures, y compris celle du Magibuk. Zobô leva le poing mais Bagon le plaqua promptement à terre avant qu’il n’ait eu le temps de l’abattre sur son crâne. D’un mouvement maîtrisé, il brisa en deux l’épais tronc de la jambe du troll, la broya sous la pression de ses paluches. Zobô s’égosilla de douleur à en cracher son larynx. Bagon lui enfonça ses phalanges noires dans sa tronche grisâtre pour qu’il la boucle. Une volée de dents décolla avant de pleuvoir sur la terre sacrée. L’assemblée médusée observait l’animal blessé, qui un instant auparavant gémissait au sol et qui maintenant se tenait sur ses jambes courtaudes, morceaux de chair à vif et d’os brisés, le visage tuméfié flamboyant de défi.
« Chuis Bagon Veinebleue ! Fils du Clan des Bouchafeux ! Et j’ai survécu à ce que vous autres faces-de-craie pouvaient pas imaginer dans vos caboches emplumées ! »
Les trolls frémissaient de colère, se retenant néanmoins de se jeter sur l’engeance maudite qui osait les insulter car nul ne devait verser le sang sur la terre sacrée sans l’accord du Magibuk, lequel demeurait de marbre face au défi qui lui était directement adressé par un Bagon possédé par l’esprit de la haine et de la vengeance. Le troll au visage sanguin réfléchissait, ce qui chez un troll évoquait les symptômes d’une rupture d’anévrisme.
« Vos bouquets de plumes, j’vous les fourre dans l’troufion fissa ! V’nez ratacouards ! »
Le Magibuk sauta sur la table de pierre rouge qui trembla sous son poids. Le poing en l’air, il cracha ses ordres, ses vilains traits gonflés par la rage. Aussitôt, le grand troll qui, plus tôt, avait interrompu la poilade générale, s’avança, frappant ses poings l’un contre l’autre dans un fracas de tonnerre. Une balafre lui découpait la figure en deux, probablement le souvenir d’une serre de harpie. Au vu de la généreuse garniture de plumes bleu sombre aux reflets violets de son pendentif, c’était un chasseur de renom, que sa trogne hautaine venait confirmer. « Verra quelle tronche t’aura quand ch’t’aurai aplati.
─ Ça couine mais ça fait que ça. T’as qu’des grumeaux sous ta couenne de ventraterre », le nargua Bagon.
Le géant s’élança dans un rugissement à faire s’effondrer les montagnes. Un seul coup de ses redoutables poings ferait sans nul doute sauter le chef de Bagon. Mais notre semi-troll avait plus d’un tour dans sa panse. En raison de ses blessures, il était trop lent pour esquiver, et bien trop faible pour encaisser. Il avait perdu deux bons galons de sang depuis sa capture. Dévier. Je dois dévier. Il s’écarta d’un pas sur le côté et plaça son bras, celui qu’il pouvait encore plier, en parallèle à son opposant. La force du titan de roc lui érafla l’épaule sans provoquer de dégâts majeurs. Emporté par son élan, son adversaire bascula en avant, et avant qu’il se soit rattrapé, Bagon lui déroula un savant croche-pied. Déséquilibré, le grand chasseur offrait son flanc à la contre-attaque furieuse du semi-troll qui, en dépit des plaintes de ses os en miettes, déchaîna ses poings à s’en exploser les phalanges, et même alors, il n’accorda aucun répit à sa victime.
Un tohu-bohu scandalisé salua la scène irréelle. La demi-portion à l’article de la mort mettait la misère au héros le plus craint des clans de la vallée des trolls.
Bagon, suffocant, se tenait à califourchon sur le corps massacré du géant, plus si grand une fois allongé sur le dos. Seule la rage furieuse du combat le retenait en équilibre au bord du gouffre de l’inconscience. En voulant essuyer la sueur qui lui floutait la vue, il se peignit le visage du sang noir qui lui empoissait les mains.
« Vous autres guignols m’avez j’té comme d’la vieille pouillasse ! R’gardez-moi maintenant ! Vot’haine j’m’en tartine le fion ! Moi j’donne des gnons ! Ram’nez-vous bande de gnomes ! À dix, j’vous prends ! J’vous enfile comme des ratacouards à la broche ! »
Au sein du Clan de la Harpie, l’hébétude et la confusion se disputaient à la furie en ébullition. Les squelettes de harpies semblaient apprécier le spectacle qui leur était dédié, au contraire du Magibuk dont le venin s’était substitué au sang dans ses veines menaçant d’éclater. Bandant ses muscles, il glapit ses nouveaux ordres. Alors tous les trolls entrèrent dans le cercle de menhirs, piétinèrent sa terre sacrée sous la forme d’une marée écumant de rage pure.
Bagon n’avait aucune chance. Il le savait. Il s’en fichait. Au moins mourait-il debout, les poings tâchés du sang de ses ennemis plutôt qu’attachés pendant que ses bourreaux lui ouvraient la panse.
« Je suis Bagon Veinebleue ! Fils des Bouchafeux ! »
Son cri de guerre s’égara dans le tohu-bohu. Les trolls, emportés par leur fureur aveugle, se gênaient dans leur charge, se marchaient sur les pieds et certains trébuchaient, piétinés ensuite par leurs propres congénères. Même un gouffre n’arrête pas un troll en furie. Bagon connaissait parfaitement cet adage.
Le semi-troll se tint dos au fameux précipice, le soleil réchauffant son échine battue par le vent givré. En posture défensive, il reculait sous l’afflux du torrent meurtrier, non sans rendre coup pour coup, édentant une mâchoire par ici, explosant en morceaux une clavicule par là. Les poings et les pieds pleuvaient dans un tel déluge que même la douleur s’était évanouie. Il n’était pas un seul des os de son corps qui ne fut pas réduit en esquilles, un seul de ses muscles qui ne fût pas une bouillie sanglante, et pourtant, il ripostait, encore et encore, en dépit de son enveloppe physique transformée en sac de grumeaux. Le pois chiche de notre panse à fluide se divisait entre deux neurones, chacun dédié à une action. Encaisser. Reculer. Un pas après l’autre. Un coup reçu. Un coup rendu. Encaisser. Reculer...
Arriva l’instant fatidique où ses talons touchèrent le vide. Du haut de son rocher, le Magibuk appelait les ancêtres du clan à défaire le démon qui possédait la carcasse de l’avorton, brisé, mort, et pourtant debout, la hargne du combat chevillée à son corps réduit en charpie. Les rafales encourageaient Bagon à se jeter dans les bras de l’abîme. Mais son instinct prit le dessus et le retint de justesse.
C’est alors que deux trolls, l’un aveugle à cause de ses orbites tuméfiées, l’autre avec les deux bras ballants, déboîtés et fracturés, usant de sa tête comme un bélier, chargèrent au-devant de leurs camarades. Bagon reconnut Zobô dans le bélier. Les trois silhouettes se fondirent en une seule dans une ultime étreinte avant de basculer dans le néant. Un néant au tableau féérique, peint des paysages verdoyants de la vallée, qu’une grande ombre ne tarda pas à recouvrir.
Bagon ferma les yeux et soupira : « Nellis ».