Menteur

6 mins

Que celui qui n’a jamais menti me jette la première pierre !

Vous avez tous déjà menti au moins une fois ou vous mentirez un jour ou l’autre ; que ce soit par omission, par paresse, par peur, par charité, par vantardise, par amour, etc…

Comment ça, vous ne mentez jamais ?

Et le Père Noël ?

N’est-ce pas l’un des tous premiers mensonges que vous avez asséné à vos enfants ?

Que voulez-vous,  mentir est aussi naturel que respirer, d’où l’expression bien connue !

Mais, attention, il y a mentir et… mentir !

Certains mentent très mal, se prennent les pieds dans leurs affabulations comme dans les plis d’un vieux tapis, d’autres mystifient avec une relative facilité et il y a ceux, enfin,  qui opèrent avec un véritable talent consommé. D’aucuns mentent avec un vif sentiment de culpabilité chevillé au corps, d‘autres encore inventent les pires filouteries sans aucune vergogne.

Mentir est donc une affaire sérieuse qui ne devrait pas être laissée entre toutes les mains !

Sans vouloir me vanter, je peux affirmer que je porte l’art du mensonge au plus haut niveau. Je suis un maestro es-carabistouilles, un virtuose de l’esbroufe, un champion du bobard de qualité !

Chacun de mes mensonges est ciselé comme un pur chef d’œuvre, un petit bijou d’orfèvrerie.

Pour que l’illusion ne soit pas percée à jour, il faut – outre une intelligence acérée –  une mémoire infaillible. Se contredire est une piètre erreur qui pardonne rarement. Autre qualité absolument indispensable : un aplomb sans faille, puisqu’il s’agit de convaincre. Et enfin, il convient de posséder un véritable don d’improvisation.

En cela, d’ailleurs, le menteur patenté et l’acteur se ressemblent beaucoup. Si, dans le second cas, le public sait pertinemment qu’on lui raconte une histoire ; dans le premier, non seulement il n’a pas conscience d’être mené en bateau mais, lorsque la fable confine au génie, il pourrait aller jusqu’à refuser de croire la vérité quand bien même on la lui présenterait sur un plateau.

Votre humble serviteur men depuis son âge le plus tendre : sans doute que bébé, je feignais déjà pour obtenir un biberon ou des câlins. A l’école, j’inventais à l’envi pour attirer l’attention de mes professeurs, forcer l’admiration de mes camarades. Plus tard, ce fut pour obtenir l’intérêt des filles qui me plaisaient. Devant un succès jamais démenti, ma route était donc toute tracée. Aujourd’hui, je mens seulement pour gagner ma vie et ma petite entreprise ne connait pas la crise.

Tsst ! Je devine ce que vous pensez : ce type n’est qu’un vulgaire escroc !

Premièrement, cela me peine que vous puissiez imaginer cela de moi, même si nous ne nous connaissons pas encore très bien. Ensuite, je vais vous démontrer que je m’élève bien au-dessus de l’aigrefin de bas étage, de l’arnaqueur de primes de retraites, de l’intrigant rustre et sans cœur.

Sachez que je me revendique comme un VENDEUR DE REVES !

De plus,  je ne mélange pas vie privée et vie professionnelle.

Mes clients – triés sur le volet, il va sans dire  – me paient (plutôt généreusement,  je l’avoue, mais il faut bien vivre !) pour que je mente pour la bonne cause à l’un de leur proche.

J’ai omis de vous préciser que je me targue d’une déontologie à laquelle je ne déroge jamais : l’objet de ma mission est d’améliorer, d’enjoliver, d’ensoleiller l’existence de celui ou de celle à qui je vais me consacrer corps et âme. Je ne fraye jamais avec les captateurs d’héritage, ni  les intrigants sans foi ni loi. Je mens pour la beauté du geste, certes, mais aussi et surtout pour illuminer une réalité souvent cruelle. Mes petites interventions peuvent prendre une heure, un jour,  plusieurs semaines : je ne sors de la vie de mes « patients » que lorsque j’ai le sentiment d’avoir entièrement accompli mon sacerdoce. Et sachez qu’au jour d’aujourd’hui, je peux me targuer que mes mensonges professionnels n’ont apporté que du bonheur à ceux qui en ont fait les frais.

Vous voulez une preuve ?

Je m’y attendais et j’ai sélectionné pour vous un dossier qui me tient particulièrement à cœur : l’Affaire Eloi Brunet. 

Imaginez un charmant vieux monsieur, retraité de l’éducation nationale. Notre septuagénaire est atteint d’une maladie incurable ; il ne souffre pas, mais s’éteint peu à peu comme la flamme d’une bougie. Le verdict médical reste sans appel : il ne lui reste que quelques mois tout au plus. Or, Eloi a une nièce qui l’adore : Agathe. C’est cette dernière qui a pris contact avec moi pour me fixer un rendez-vous.

– Je veux réaliser le vœu le plus cher de mon oncle ! Je ne regarderai pas à la dépense. J’avais pensé engager un comédien, mais je ne veux pas qu’Eloi puisse se douter un seul instant que ce qu’il va vivre repose sur un mensonge. Or, on m’a dit le plus grand bien de vous ! Il parait que vous êtes très doué !

La voix est affirmée, le regard chocolat, direct. Ma cliente me plait,  belle brune de trente ans dont je sens tout de suite que tourner autour de pot n’est pas dans ses habitudes. Elle m’a transmis la carte d’un de mes anciens clients : le bouche à oreille est la meilleure des publicités.

– Merci, je réponds placidement. Qu’attendez-vous exactement de moi ?

Nous nous sommes retrouvés dans une brasserie parisienne. Notre conversation est couverte par le brouhaha ambiant. Ma jolie cliente patiente le temps que le serveur – qui vient de prendre nos commandes – s’éloigne,  avant de daigner éclairer ma lanterne :

– Mon oncle est le meilleur des hommes. Un véritable généreux comme on n’en fait plus. Il a toujours beaucoup donné et très peu reçu en retour. Je veux que le peu de temps qui lui reste à vivre lui offre ce qu’il a toujours désiré.

– Bien, je rétorque. Et qui consiste en quoi ?

Agathe sourit :

– Un fils !

Je tique un peu. Cette fois, le mensonge est un peu gros à faire passer, même par moi. La jeune femme me tend alors une liasse de papier. Je les saisis et, tandis que l’on nous apporte nos consommations, je  les consulte sommairement. Il s’agit de lettres d’une femme. Je lève un regard surpris vers ma voisine de table :

– Une liaison ? je m’enquiers.

Agathe opine et précise :

– La dame en question a été le grand amour de mon oncle, l’unique, en fait. Seulement, elle n’était pas libre. Lisez avec soin, tout y est. Elle est décédée voilà plusieurs années. Bien sûr, elle n’a pas eu d’enfant, mais grâce à vous, un fils qui sait que le mari de sa mère n’était pas son géniteur, va entrer en scène. Grâce aux lettres, vous aurez les détails principaux. A vous de combler les blancs. Votre âge correspond, votre physique…

Je l’interromps :

– Donnez-moi une photographie de votre oncle, lorsqu’il avait trente ans de moins et je vais vous étonner…

Ma nouvelle cliente, qui – semble-t-il – a tout prévu, me tend une photographie en noir et blanc. Le fameux Eloi a un physique suffisamment classique pour que je n’aie aucune peine à modifier certains aspects de ma physionomie. J’affirme alors :

– Une certaine ressemblance sautera aux yeux, je m’en porte garant. Mais il y a un risque auquel vous n’avez pas songé !

Agathe hausse les sourcils :

– Ah oui ? Et lequel ?

Je rétorque non sans une certaine malice :

– Vous êtes certaine que votre oncle a toujours voulu être père. Soit ! Ne craignez-vous donc pas que, découvrant le fils parfait que je vais lui concocter, il ne décide de le coucher sur son testament ?

Agathe savoure son thé à petites gorgées avant de déclarer :

– Eloi n’est même pas propriétaire de l’appartement où il habite, parce qu’il a passé sa vie à donner… Si l’envie lui prenait de vous faire un cadeau, acceptez-le. Je le déduirai de votre facture !

J’ai accepté le marché : premièrement parce que l’idée d’offrir une dernière grande joie à un malade devrait satisfaire mon égo. Et ensuite, parce que le charme de la belle Agathe ne me laisse pas de marbre. La lecture des lettres confirme enfin qu’Eloi est effectivement une personne rare ; il s’est effacé par amour pour cette femme, Hélène, mariée à un homme politique. Elle n’était pas heureuse en ménage et a rencontré notre gentil professeur lors d’un séminaire. Le coup de foudre a été réciproque, leur relation a été brève, mais sincère. A l’époque, un divorce était inenvisageable.

J’ai fait la connaissance d’Eloi, une petite semaine plus tard, le temps de peaufiner mon personnage avec l’aide d’Agathe. Me glisser dans la peau du fils tant rêvé n’a guère été difficile. J’ai raconté ma longue recherche de paternité, le parcours du combattant pour retrouver l’auteur des lettres que ma mère, Hélène, a gardées toute sa vie durant et que je n’ai découvert qu’après sa mort. Malheureusement, entre-temps, elles ont été brûlées par l’homme qui m’a élevé.  J’ai ajouté quelques détails de mon cru : une passion pour la littérature que nourrit également  Eloi, l’amour des autres…  Les questions que le vieil homme m’a posées sur ma « mère » ne furent pas un problème, puisque lui-même ne connaissait que les grandes lignes de la vie de cette dernière. Je n’ai donc pas forcé le trait pour  évoquer cette femme qu’il avait mise sur un piédestal. Eloi est devenu pour quelques semaines le père que j’aurais aimé avoir : intelligent, drôle et attentif.  J’ai grandi dans des familles d’accueil, aussi cette mission a compté plus que toutes les  autres. Ma « cousine » par procuration étant régulièrement présente à nos entrevues, notre trio fut exempt de tristesse, même si nous savions que le temps d’Eloi était compté.

Voilà deux mois déjà qu’Eloi nous a quittés. J’ai pour principe de ne pas m’attacher à mes clients, mais là, j’ai vraiment marqué le coup.

C’est alors qu’Agathe a accepté de faire d’un gros mensonge une nouvelle réalité : nous nous sommes  mariés et, ce faisant, je suis ainsi devenu le neveu de ce père merveilleux que je m’étais inventé. Je n’ai pas eu besoin de mentir devant le maire ;  la belle Agathe m’a donné envie de dire la vérité aux yeux de tous : je suis tombée amoureux.

Vous ne croyez pas un mot de  l’histoire que je viens de vous raconter ?

Allez savoir… 

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