Le Conte de la Sorcière des Bois 26. Souffle court

7 mins

Les rotules de Jilam avaient quitté leurs genoux et naviguaient gaiement entre les chevilles et l’aine. La montée avait beau être rude, le sentier escarpé, ensemencé de créneaux rocailleux, évoquait un chemin de ronde. Un haut parapet naturel leur offrait une solide protection contre la bise écorcheuse et les camouflait aux yeux perçants des chimères et des harpies, dont les volées dansaient autour des cimes à l’orée de la nuit, sous la forme de nuées sombres dont les éclairs, au lieu de vous carboniser, vous déchiquetaient en lambeaux. Il y avait bien entendu des routes de randonnée plus propices et moins chaotiques, mais les arpenter ressemblait fort à marcher pieds nus dans le désert. Aussi, Jilam évitait de se plaindre, préférant ravaler ses grognements plutôt que de jeter sa fierté dans le vide. Entouré d’immortels aux pieds légers, il se sentait à la fois freluquet et lourdaud. Collant de sueur comme s’il avait plongé dans un chaudron de confiture, ses vêtements pesaient sur ses épaules voûtées par le poids suffocant des crampes. Manger lui aurait redonné des forces, hélas, son ventre noué était incapable de digérer le moindre aliment. Sans arrêt la sensation d’avaler du gravier. Même l’eau avait du mal à passer. Elle lui remontait dans la gorge et laissait traîner un goût rance sur le palais. Il était toujours barbouillé. Pourtant, plutôt mourir que de réclamer une trêve au supplice.

Préoccupé par sa souffrance, l’humain ignorait celle de ses compagnons. Les elfes étaient des enfants du bois, leurs pieds agiles étaient coutumiers des sentiers de gibier, au sol meuble d’humus et de feuilles, leurs poumons à respirer l’air riche de la végétation. Le sol montagneux leur éraflait la voûte plantaire, sa surface, rigide et percée de renflements tranchants, leur endommageait les ligaments fragiles taillés pour grimper aux branches et aux écorces, tandis que l’air rare et glacial constituait un bien pauvre apport en oxygène pour leurs muscles et organes exigeants. Le givre s’incrustait dans leurs poumons et faisait éclater leurs alvéoles comme de vulgaires bulles de savon.

Chaque esprit souffrait en silence, les oreilles bercées par la bise, le regard concentré sur l’abîme.

À la tombée de la nuit, la troupe se dénichait un abri relatif sous forme de quelque caverne, crevasse, ou à défaut, d’une corniche. Ils dormaient peu à cause de la bise harassante qui ne se reposait jamais et des grondements sourds de la montagne insomniaque, les tympans attentifs aux échos des éboulements. Les pluies diluviennes battaient le flanc de la montagne sans montrer de lassitude, et lorsqu’elles daignaient enfin s’interrompre, jamais longtemps, les baisers du ciel changeaient l’eau en glace. Le liquide infiltré dans la roche se densifiait en se solidifiant, creusant de profonds sillons dans l’épiderme de la montagne et provoquant des cassures, parfois gigantesques. Il n’était pas rare d’entendre le râle d’une avalanche, le brouhaha de tambours lointains. La peur quotidienne de se réveiller enseveli. Aussi, sans besoin d’accord préalable, on somnola à tour de rôle. Quand l’un ouvrait les yeux, un autre les fermait.

Après trois jours d’ascension, l’enfer s’apaisa, les averses se raréfièrent jusqu’à s’éteindre, ne laissant pour seul tourment que le vent et son dévorant appétit. Entre ses infâmes mâchoires, il vous tranchait de ses canines dans la journée et vous broyait la nuit entre ses incisives. Un fauve enragé.

Et voici à quoi les nuits ressemblaient : trois à cinq phases de sommeil épars, la réponse d’un corps à la fatigue implorante, éphémère profondeur émaillée de longues heures de somnolence bercées par les bras secs et fripés de l’angoisse. Les rares rêves se résumaient à d’obscurs cauchemars, terrains de jeu de colonies de regrets. Le fouet tourmenteur de la bise semblait se moquer de leur infortune.

Ceux qui résistaient le mieux au supplice de leur condition étaient sans surprise Nellis et Reyn, dont les errances passées avaient forgé une endurance inébranlable ; et puis Quo, car ce qui est né de la terre ne saurait trembler face aux éléments. La démone était une bénédiction pour le groupe. Elle avait beau avoir passé sa vie en tant que créature du bois, elle s’adaptait parfaitement à la vie rude que leur imposait la montagne. Elle était leur guide mais également leur berger, les nourrissait du fruit de ses chasses. La viande maigre des chèvres argiennes sauvages comblait assez les estomacs pour une nouvelle journée d’ascension. Quelque fois, Nellis dénichait un chardon poussant à l’abri d’un rocher et s’en servait pour enrichir le bouillon de viande maigre. Les sortilèges de notre sorcière atténuaient les morsures du vent sans les gommer totalement. Son pouvoir s’abreuvait de son énergie. Elle préservait néanmoins ses forces grâce au fruit de son long entraînement. Il valait mieux pour eux, car leur périple jurait de durer. D’autant que le sentier de ronces qu’ils arpentaient ne devait pas déboucher sur une plage de sable blanc bruissant sous les caresses d’une mer azurée, non, mais sur un vide obscur dont ils ignoraient tout et que leur imagination, impitoyable compagne, remplissait des pires idées.

Jilam et Silène, de leur côté, souffraient en silence. Conscients d’être les bourgeons fragiles de l’arbre, ils puisaient dans leurs derniers retranchements pour suivre le rythme. L’outre remplie à la fontaine de Garlik n’était plus que ramassis de cuir desséché et craquelé qu’ils devaient se traîner avec eux faute d’enveloppe de rechange. Toute l’eau restante servait à irriguer leurs muscles crampés, laissant leurs cerveaux malades en proie aux hallucinations. Jilam avait sans arrêt l’impression qu’un oiseau bleu était perché sur son épaule et, ne cessant de tourner la tête pour l’apercevoir, manqua plusieurs fois de glisser dans quelque précipice. Il ne comptait plus les fois où il avait mangé la roche froide et granuleuse. Il en gardait pour souvenir une belle dent fendue et une lèvre sévèrement écorchée que les baisers du vent gardaient bien ouverte.

Plus ils se rapprochaient du crâne chauve de la montagne, à la frontière entre ciel et terre, là où toute vie s’éteint, ce néant séparant le domaine des dieux de leur création, plus la vitalité de nos aventuriers se disloquait, égrainée par les vents fous, mâchée par l’atroce sol de granite ; et plus leur détermination grimpait en flèche. L’appel du devoir, le courage, la volonté impérieuse, tous ces nobles et puissants sentiments réunis au sein d’autant de cœurs soudés conféraient des ailes aux corps ébréchés et lancinants et confiaient aux jambes brisées le pouvoir de marquer un autre pas en avant.

Silène faisait de son mieux pour aider et, à travers ses méditations, à convaincre, ce sont ses mots, « les esprits de la montagne de les laisser traverser en paix ». Elle et Nellis trouvaient encore la force, nul ne savait où, de se prendre le chou. La chamane en herbe se plaignait que les sortilèges contre le vent irritaient les esprits à l’origine de ce souffle vertigineux et que cela ne faisait qu’aggraver leurs maux. Nellis, de son côté, ne se lassait pas de moquer les prétendus dons spiritiques de l’elfe. La sorcière avait beau puiser son pouvoir de leur foyer, elle n’en méprisait pas moins ceux qui, à l’instar des chamans, révéraient le non-être. C’était à ses yeux comme planter une graine dans le vide et espérer qu’elle germe.

Un jour, Silène tomba gravement malade. Sa fièvre ne fit que s’accroître jusqu’à ce que ses tremblements l’empêchent de marcher. Ses appels à l’aide se terraient au fond de sa poitrine encombrée. Ses nuits de méditation l’avaient terrassée. « Voilà ce qu’il en est de titiller les esprits ! Ils vous le font sentir ! » Pétrie de colère, écrasée par la fatigue, Nellis ne se rendait pas compte qu’elle se contredisait, en sous-entendant que Silène pouvait communiquer avec les esprits, autrement dit « toucher le vide ».

Chacun légua un vêtement à l’infortunée. Les pièces de tissu et de fourrure confiées par Garlik et confectionnées par ses enfants étaient de la meilleure qualité et confinèrent la fièvre tout en étouffant les miasmes du fléau.

Nellis était ce qu’elle était : orgueilleuse, colérique et profondément susceptible, mais avant tout une guérisseuse. Elle soigna de son mieux Silène avec les potions, onguents et cataplasmes de sa pharmacie. Pendant ce temps, à partir de la maigre végétation qui défiait la montagne, de vulgaires arbustes aux branches épineuses, Reyn et Tête-de-Pie confectionnèrent une civière de fortune pour Silène. On se relayait pour la porter. Jilam était exempté, n’offrant guère meilleure mine que la grabataire.

La santé de l’elfe s’améliora au fil des jours interminables qui suivirent durant lesquels il leur sembla faire du sur-place. Le pic narquois, qui parfois surgissait de la brume, les moquaient en jouant avec leurs perspectives, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant. La fièvre retomba progressivement et les tremblements de Silène s’amenuirent. Nellis et elle avaient cessé leurs arguments. La chamane avait perdu sa voix. Leur ascension se poursuivit dans un silence assourdissant.

Dix à douze fois dans la journée, la bruine tombait avec la brutalité d’un marteau sur une enclume, puis elle se changeait en brouillard, terne et tenace. Ses doigts de buée s’agrippaient aux vêtements. Le paysage, quand il daignait se montrer, affichait morne figure. La montagne ressemblait à un cadavre à l’abandon, un corps pétrifié jeté sans sépulture. La carte inscrite sur la tablette d’argile détenue par Nellis les gardait de s’égarer et de terminer leur escapade au fond d’un ravin.

À l’orée du septième jour, à moins que ce ne fût le huitième, car le jour et la nuit se confondaient à la lisière du monde des vivants, les voyageurs piétinaient, leurs pensés frôlant de peu l’extinction, si bien qu’ils faillirent de peu passer devant sans le voir. Le défilé n’était rien de mieux qu’une crevasse, si étroite qu’ils l’avaient d’abord confondu avec une simple lézarde imprimée dans la falaise, une vergeture dans la panse ravaudée de la montagne et que la brume, tel un baume ou une poudre, œuvrait à gommer.

« Dommage que Bagou soit pas là avec nous. J’imagine sa trogne à s’imaginer rentrer dans ce trou. » Le visage de Tête-de-Pie brillait malgré les ténèbres nourries par l’absence de ciel. Son souffle lourd entrait et sortait de sa poitrine à la suite d’un effort harassant. Le sommet ne se trouvait guère plus qu’à une encablure au-dessus de leurs têtes, son œil noir caché par un voile d’ondée, dans l’ombre d’un orage.

Un à un, les membres de la troupe se glissèrent dans l’interstice à travers la roche, le corps compressé entre deux falaises, la peur au ventre à l’idée de se retrouver coincé. Au terme d’une longue et pénible déambulation de ver de terre, le passage sinueux s’éclaircît pour former un espace tout juste assez large pour les accueillir tous les huit.

« Génial ! Un cul-de-sac ! s’exclama Reyn. Manquait plus que ça. T’es sûre que t’as bien lu la carte ? » interpela-t-elle Nellis. La sorcière, dotée d’une confiance aveugle en son sens de l’orientation, ne daigna même pas répondre. Son attention naviguait entre la tablette d’argile et la paroi rocheuse qui les cernait de toute part. « Pas de doute. C’est bien ici, conclut-elle ses réflexions. L’entrée des Catacombes. »

Ils avaient cru parcourir l’enfer. Ils n’avaient fait qu’empiéter sur son palier.

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