Le Conte de la Sorcière des Bois 33. Chut

9 mins

La Voie Silencieuse sinuait tel un serpent mort dans le giron du massif montagneux. Une seule entrée, une seule sortie, pas de détours. Aucun moyen de s’égarer et nulle possibilité de s’échapper.

Nos aventuriers se trouvaient écrasés entre la roche et le vide. En amont comme en aval du sentier, deux troupeaux de mammours s’apprêtaient à les rejoindre, l’un grimpant, l’autre descendant. Ils se tenaient pile au lieu de rendez-vous.

Le silence était si accablant qu’il aurait pu faire mourir d’ennui la mort elle-même.

Leur choix se résumait à une falaise abrupte ou un précipice vertigineux ; un gouffre bleu ou un ciel bleu. Ils avaient beau se creuser la tête, inspecter les alentours, pas l’ombre d’une cachette éventuelle ne se discernait parmi l’amas rocheux, luisant sous sa pellicule de givre. Quelques fougères mauves rabougries poussaient parmi les blocs de gravats, fruits d’un ancien éboulement, poncés et soudés par le gel.

La bulle protectrice de Nellis leur paraissait bien ténue face aux mastodontes dont les silhouettes menaçantes grossissaient à vue d’œil. Le groupe opta pour l’escalade. Quo, sans attendre de signe de Nellis, prit Jilam dans ses bras et bondit sur la falaise. Les deux elfes et la fée-lutin les suivirent bien malgré eux. Tête-de-Pie dérapa sur la pierre givrée. Reyn la rattrapa avant qu’elle ne s’écrase au sol. Le sort d’insonorisation atténua seulement le boucan provoqué par la chute manquée. Les oreilles en pointe se dressèrent. Nellis scruta les deux troupeaux. Le rythme de leur approche n’avait pas changé. Sans doute les mammours avaient-ils confondu le bruit avec un banal éboulis.

La falaise à pic ne leur offrait aucune prise pour braver sa muraille de givre. Les voyageurs dénichèrent finalement une mince corniche, tout juste assez large pour y poser en équilibre un morceau de fesse. Ils se blottirent ainsi tels des oisillons apeurés au fond d’un nid. Les pieds dans le vide, ils attendirent, luttant pour maîtriser la cacophonie de leurs poitrines.

Le premier troupeau aperçu par Nellis fut également le premier à arriver. Il comptait sept adultes et deux rejetons. Une gigantesque femelle à la toison si drue que ses poils traînaient au sol conduisait le groupe. Ses défenses avaient si longtemps poussées qu’elles formaient un tourbillon et l’ivoire, en plusieurs zones, s’écaillait. La vue des monstrueux mastodontes insufflait la terreur aux esprits, terreur accentuée par l’absence totale du moindre écho de leur présence. Leurs pattes velues, trois fois plus larges que des pieds de troll, glissaient sur la neige sans lui infliger la moindre plaie. Leurs griffes, longues comme des épées en acier, noires et crochues, ne dérangeaient pas un flocon. Leur aspect avait beau évoqué la balourdise, les bêtes trimballaient leur épaisse couche de laine et de graisse avec l’agilité d’un roicerf gambadant dans un pré. Leurs membres courtauds, leur tronc massif, garni de l’impressionnante fourrure, leurs lourdes poches de graisse essentielle à leur survie, leurs oreilles en forme de voiles de bateau, rien n’empêchaient ces bestiaux de se mouvoir avec l’aisance et la prestance d’un funambule. Un spectacle grandiose, et épouvantable, se déroulant sans qu’un bruissement ne perturbe l’oppressant silence. Les ombres ventrues juraient toutefois qu’il ne s’agissait pas là d’apparitions ni d’esprits mais bien de créatures vivantes.

Nos aventuriers, cloportes nichés sur leur promontoire, la sueur gelant sur leurs fronts, avaient la chance inouïe de pouvoir observer les mammours dans leur élément naturel ; aubaine dont ils se seraient passés avec joie.

L’une des bêtes du troupeau, un mâle au vu de ses défenses, plus épaisses et moins courbées que celles des femelles, et plutôt jeune de surcroît, en comparaison à la gigantesque aïeule, attira l’attention des cloportes lorsqu’il se campa à quelques enjambées en-dessous de leur cachette et qu’il commença à se frotter avec entrain contre un rocher scintillant. La gueule du jeune mammours, béante de bonheur, n’émettait pas même le plus discret ronronnement. Des monceaux de laine s’émiettaient chaque fois que le bestiau raclait sa fourrure à la surface du roc cristallin. Trois autres mammours vinrent imiter leur congénère sur d’autres pierres semblables qui parsemaient la plateforme. Ils se grattaient ainsi sur les écailles pétrifiées du Fléau Suprême d’Antan, plus râpeuses que le silex, afin de se débarrasser des nœuds de fourrure qui les gênaient.

Soudain, la grande femelle âgée, alors occupée à sonder le sol avec ses défenses, dressa son museau massif. Le second troupeau venait d’apparaître. Celui-ci comptait quinze individus, onze adultes et quatre rejetons. Les deux groupes se faisaient face. Les nouveaux arrivants étaient guidés par un robuste mâle, titan colossal à la forte musculature et au long poil luisant, trônant à l’apogée de sa gloire. Ses imposantes défenses à l’élégante courbure pointaient vers le ciel, prêtes à l’empaler.

Les mammours s’alignèrent de part et d’autre du défilé, s’érigeant en deux remparts opposés. En retrait se tenaient les mammoursons. Le silence était maître. Les deux meneurs confiaient leurs ordres par le biais d’ultrasons ; du moins s’agissait-il, selon Quo, de la façon dont l’espèce communiquait. La démone affirmait qu’un mammours pouvait échanger avec un congénère sur cent lieues de distance. « Ses défenses et ses oreilles sont les yeux du mammours. Percez ses tympans et arrachez-lui ses défenses, le mammours sera aveugle et sombrera dans une folie meurtrière. Mais il lui restera toujours ses colossales pattes griffues pour vous emporter avec lui dans son agonie. »

Les voyageurs demeuraient aussi perplexes que silencieux du haut de leur pauvre perchoir. Un enfant les aurait débusqués de leur cachette. Un mammours pouvait les débusquer n’importe où, à condition qu’il les entende. La curiosité s’insinuait néanmoins tel un serpent au travers de l’étreinte de l’angoisse. Chacun appréhendait le carnage.

Les mastodontes, rangés en ordre de bataille, défenses en évidence, se défiaient de leurs paupières scellées, vêtus du silence pur des ultimes instants. Les mammours ne jalousaient en rien l’hériphant, et pour la vieille femelle et le puissant mâle, déraciner un chêne centenaire ne nécessiterait qu’une bonne charge.

Le temps s’écoula avec la pesanteur d’un glacier. Les courbatures gagnaient plusieurs oisillons. En contrebas, les mammours s’évertuaient à se renifler le museau sans broncher. Fallait-il se battre ou passer son chemin ? Tel devait être leur dilemme. Le premier troupeau détenait un effectif moindre que le second, mais ce dernier comptait surtout de jeunes individus n’ayant pas encore connu de partenaire. Indécis, les ursidés pachydermes restèrent ainsi figés comme des statues, chaque camp attendant que son opposant sème le premier les braises de la violence.

Nos aventuriers craignaient que les deux troupeaux ne s’attardent encore longtemps, mais appréhendaient tout autant le déchaînement de brutalité.

Ce qui advint fut tout autre.

L’un des mammoursons du premier troupeau, profitant que les adultes avaient le dos tourné, et s’ennuyant très certainement, décida d’aller jouer dans les hauteurs. Il entraîna dans son sillage son frère et tous deux s’éloignèrent sans bruit et se mirent à grimper la falaise avec la même agilité qu’un elfe escaladant un tronc rectiligne dénué de branches. Les rejetons pelucheux, déjà bien gros, se hissaient, insouciants du danger et inconscients qu’à quelques foulées les observaient avec effarement une nichée d’étranges oiseaux.

L’ironie du sort voulut que les mammours, à ce moment précis, prenne enfin leur décision. Les deux troupeaux, de part et d’autre, entamèrent une prudente retraite. Sur la falaise, le tambour des cœurs ralentit.

La vieille femelle ne tarda pas cependant à noter l’absence de petits de son clan. Au même instant, le mammourson buissonnier dévalait le précipice comme s’il s’était agi d’un toboggan. Personne ne hurla. On se poussa brutalement. Les corps chutèrent comme les raisins d’une grappe. Le gras mammourson heurta de plein fouet Jilam qui se mit à dégringoler pêle-mêle avec l’animal. La main de Nellis, tendue vers son mari, se referma sur l’air. Par chance, ce dernier dégota un charmant trampoline dans le lainage du mammourson.

La progéniture dressa ses oreilles de chauve-souris. On distinguait des embryons de défenses roses sur son museau brun sombre. Jilam le trouva adorable. Dans une autre situation, il aurait volontiers câliné la figure de peluche jusqu’à ce que la fourrure frise sous l’effet de ses gratouilles.

Bien qu’il ne souffrît d’aucune blessure, le jeune homme était sonné par sa chute. Une ombre le ramena violemment à la réalité. Elle le happa alors qu’il était accroupi dans la neige, tâchant de remettre ses idées en place. Jilam pencha la tête en arrière à la limite du torticoli. Un monceau de bave lui tomba dans l’œil avant de lui dégouliner sur la joue. Pas de grognement menaçant. Rien que le silence brutal. Une gueule béante s’ouvrit sur une forêt dentelée et monstrueuse : d’énormes maxillaires capables de broyer les os d’un griffon, émaillées de canines pointues assez épaisses et effilées pour arracher le chef d’un troll de son tronc.

Une silhouette sauta brusquement sur le museau noir et boursoufflé de la vieille femelle. Jilam reconnut aussitôt le pelage tacheté et la longue queue fourrée de Mú. Le furet-léopard affrontait un ennemi de cent fois sa taille, mais l’agilité du félin mustélidé se jouait de la puissance du pachyderme ursidé. Il griffait le museau, mordait les oreilles, tirait les poils. La mammours roula au sol afin de chasser la vermine, en vain. Face aux couinements aigus de Mú, la vieille femelle n’émettait aucune plainte, ce malgré la douleur infligée par les griffes acérées et les crocs empoisonnés de son adversaire. Sa rage se déchaînait dans l’air figé.

Jilam, la tête sonnante, s’écarta en rampant, évitant ici d’être piétiné, là de terminer embroché sur une défense. Il aperçut le mammourson effrayé courir se réfugier entre les pattes de sa mère.

L’apparition soudaine de nouveaux acteurs avait jeté le chaos sur la Voie Silencieuse. La panique suivant la disparition du mammourson et sa réapparition subite accompagnée d’un étrange animal aux sonorités inconnues, si bruyant que les cerveaux des mastodontes en frémissaient, avait engendré un raz-de-marée de panique au sein des deux troupeaux. Les mammours se jetèrent les uns sur les autres et s’engagea une mêlée à la brutalité telle que la montagne en trembla sur son socle. Le sol vibrait. La glace craquait. La roche s’émiettait. Des cratères béants surgissaient du choc des corps massifs qui s’abattaient dans un tohu-bohu épouvantable. Les griffes creusaient de profonds sillons dans la pierre, la glace, la terre gelée, la chair. Des monceaux de laine voltigeaient tels des feux-follets au gré du vent. Les effluves âcres du sang ne tardèrent pas à monter aux narines écœurées.

Les oisillons s’étaient dispersés quand le mammourson les avait délogés de leur nid. Nellis cherchait désespérément Jilam du regard tout en sondant l’amas chaotique de pensées. Elle avait enfilé ses plumes et survolait la lutte sauvage sans crainte d’un coup de griffes hasardeux.

Elle vit Reyn, l’arc au poing, décocher flèche sur flèche contre le puissant mâle au côté de Tête-de-Pie qui, armée de sa fronde, balançait pierre après pierre. Le terrifiant mammours chargea sans se morfondre des dards plantés dans sa fourrure ni des projectiles qui lui écorchaient le museau. Reyn évita de justesse une patte griffue qui l’aurait réduite en charpie ; Tête-de-Pie roula au sol, un lambeau de son manteau arraché.

L’elfe héla la fée-lutin : « Décampe fissa ! » Ce n’était pas la première fois que les deux Rats Chevelus se trouvaient dans une situation de ce genre, loin de là. Des aventures ensemble, elles en avaient partagé une pelletée, sans mentionner les dangers mortels face auxquels elles avaient manqué de laisser leur peau. Chaque fois, Reyn restait en arrière pour couvrir la retraite de ses camarades. Aussi, Tête-de-Pie, pas tête-de-pioche, s’exécuta sans tergiverser, fronde au poing, caillou chargé, prête à moufter le museau du mammours qui oserait l’embêter, pendant que la reine des rats invectivait à coups de flèches et de piètres noms d’oiseaux le géant féroce dressé sur ses pattes arrière, drapé de fureur muette, et dont le sang mauve dégoulinait sur la fourrure fumante.

Les deux opposants entamèrent alors une danse mortelle et splendide. Reyn avait retiré la corde à son arc et jouait dorénavant de la lance tandis que le monstre velu tentait de l’empaler sur ses défenses, de l’éventrer à coups de griffes ou de la déchiqueter entre ses dents. Le spectacle des vagues agitées de fourrure brun-mauve auréolées des volées de boucles roux-vermeil offrait un tableau grandiose. Reyn ne reculait pas et faisait tourner en bourrique le grand mâle, blessé davantage à son orgueil que physiquement. La bête enrageait sans rugir. Jamais on ne s’était joué d’elle ainsi. Le congénère qui aurait osé n’aurait pas eu à attendre longtemps avant que sa gueule de fier perdreau n’embrasse la neige.

Plus loin, la sorcière aperçut Quo courir vers Silène, recroquevillée contre un roc-écaille et égarée sur la trajectoire d’une patte griffue. Charriant l’elfe sur son épaule en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « ouf », la démone bondit et le mammours n’éventra que l’air. Les deux silhouettes s’effacèrent ensuite dans l’ombre du piémont.

Les mammours se plaquaient au sol dans un tonnerre de roc brisé, bataillaient allongés dans la neige et leurs roulades semaient partout des flaques sanglantes mauves ; ou alors ils s’écharpaient debout, enlacés comme deux amants entraînés par une passion violente. La gorge des montagnes répétait l’écho dévorant de leur frénésie : os broyés, mâchoires démantibulées, oreilles arrachées, pattes brisées. Et au milieu de cette bataille de colosses s’agitaient de petites ombres, silhouettes de rongeurs qui décampent sous les pieds des fermiers.

Nellis constata avec horreur la disparition de Jilam. Elle repéra la vieille femelle, mais Mú s’était carapaté.

Le furet-léopard avait lâché bride au mammours et fusait dorénavant aux semelles de Jilam. Ce dernier avait beau avoir une sacrée avance, Mú le rattrapa aisément avant de le distancer. Deux mammours, s’étaient élancés à leur poursuite. Les monstres planaient au-dessus du sol, et chacune de leurs foulées grandioses les rapprochaient de leurs proies.

Jilam était à bout de souffle. Il perçut alors un reflet argenté, suivi d’une vive lumière. Nellis se tenait juste devant lui, là où un instant auparavant il n’y avait rien.

« Nel… » Un doigt sur la bouche le fit taire. Elle lui indiqua un bosquet de pins violets à proximité. Il s’y précipita avec Mú. La sorcière demeura seule, immobile et silencieuse. Les mammours ne se trouvaient plus qu’à deux ou trois foulées de son époux et du furet-léopard. Emportés par leur furie, rien ne semblait en mesure de les arrêter. Nellis siffla, attirant ainsi leur attention sur elle. Les deux colosses laineux, sans ralentir, bifurquèrent vers la frêle silhouette dont les cheveux détachés scintillaient au soleil, leur blancheur céleste gommant celle de la neige caressée par ses pieds lestes.

Depuis l’ombre du bosquet où Mú et lui avaient trouvé refuge, Jilam scrutait attentivement la scène, le sang palpitant à ses tempes. Chose étrange, il craignait pour le sort des deux mammours.

Le jeune homme sursauta sous l’effet d’un brusque couinement émis par Mú. Un frisson lui mordit brutalement l’échine. Une ombre gigantesque venait de surgir et de dévorer la sienne ainsi que celle du pin chétif qui l’abritait. Un troisième mammours se tenait là, juste dans son dos, debout sur les pattes arrière, ses monstrueuses défenses flanquant une gueule béante aux crocs blancs. Sans Mú, il n’aurait su le danger qu’une fois sa tête roulant dans la neige. Il repensa aux paroles de Quo mais ne put sourire devant l’ironie de ce foutu fichu sort.

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