Le Conte de la Sorcière des Bois 39. À la poursuite d’hier

8 mins

« Nellis ! Nellis ! Attends ! »

Pas le temps d’attendre.

Promenons-nous dans le bois

Pendant qu’le démon y est pas.

S’il y était, il nous mangerait

Mais comme il y est pas

Il nous mangera pas.

Démon, montre-toi !

Elle courait à ne plus savoir comment s’arrêter, avec le sentiment d’avoir cavalé toute sa vie.

« Nellis ! » Non. Pas maintenant.

Le brouillard se dressa brutalement, tel un rempart bâti en une fraction de seconde. Puis la muraille s’ébranla sous la forme d’un torrent furieux dont les vapeurs opaques engloutirent en un claquement de langue le lit du canyon. À croire que Garlik crachait goulument sa fumée de pipe sur les Gorges.

Promenons-nous dans le bois

Elle traquait la source de la voix enfantine. Plus rien d’autre n’existait. Le monde alentour s’était dissipé et son unique vestige résidait dans cette comptine puisée du fond des âges.

Démon, montre-toi !

Un chœur rauque accompagnait les couplets de l’enfant.

Elle aperçut soudain la fine silhouette se découpant dans le brouillard sous la forme d’une ombre peinte sur sa toile grise. Quand elle se mouvait, ce n’était rien de plus qu’une onde à la surface de la brume, le fruit d’une respiration au travers du voile qui dissimulait le visage en-dessous. Le timbre fluet était bizarrement étouffé, comme capté par-delà des limbes insondables.

L’enfant tapi dans la brume entama la suite de son répertoire.

Une luciole sur un caillou

Un grillon sur ses genoux

Les deux chantent avec le hibou.

Oh oui, ils chantent !

Et dansent sous le houx.

Le refrain de la comptine, prononcé d’une voix innocente et répété en échos grondants par la roche. Souvenirs jaillissant des tombeaux sous le costume de squelettes dansants aux crânes couronnés de sourires rayonnants. Le malaise rampant de Nellis en proie à d’obscures visions.

Oh oui, ils chantent !

Et dansent sous le houx.

Une tendre mélopée voguant au gré de la brise d’été. Maigres souvenirs égarés dans l’oubli. Douce voix mêlée au chant des oiseaux ; couplets emplis d’amour ; tandis qu’une abeille respire le pollen joyeux des bouquets de fleurs sauvages.

Refrain fugace, soufflé par la froide bise.

Oh oui, ils chantent !

Je t’entends. Où es-tu ?

Et dansent sous le houx.

Montre-toi !

Démon !

Ses yeux de chouette ne perçaient pas au-delà du bout de son bec. Pourtant elle s’entêtait dans sa folle cavalcade, obnubilée par l’écho qu’elle traquait. Tantôt une forme aux allures de gnome se peignait sur la toile grise ; un clignement suffisait pour qu’elle s’évanouisse.

Le spectre chantant s’amusait follement au contraire d’elle. On aurait dit deux vieilles amies s’affrontant dans une partie de cache-cache-bois.

Que lui importait le danger, le risque de heurter un rocher, de glisser sur les graviers ou de trébucher dans un gouffre. Elle ne songeait pas au danger. Son corps était de brume et son esprit baignait dedans.

Quand enfin un semblant de raison daigna lui revenir, elle se découvrit totalement perdue et seule. Le brouillard avait avalé ses compagnons.

Elle libéra ses pensées qui s’ébrouèrent avant de s’écraser brutalement contre un rempart immatériel. L’effroi saisit son esprit emmuré. Elle déroula sa langue et hurla, vociféra à s’en écorcher les poumons. Des voix lointaines lui répondirent, des appels étouffés qui, telle une balle, rebondissaient sur des parois de verre invisibles jusqu’à ses oreilles. Ses cris redoublèrent d’ardeur malgré les dents de scie qui fouraillaient sa gorge en feu. Les échos, en réponse, décuplèrent d’intensité. Ses amis approchaient. Sa joie se fondit dans les bouquets de cristaux poussant dans la roche et en émergea sous forme de mille reflets.

Alors les multiples silhouettes d’elfe se figèrent, puis se confondirent en un seul masque pâle de torpeur. Elle demeura ainsi tel un piquet planté dans le cœur du brouillard. Son spectre explosa alors d’un rire tonitruant et grotesque. Son hilarité embrasa la toile grise. Un tonnerre de rires lui emboita le pas. Elle se moquait d’elle-même, de sa stupidité, et le brouillard sadique y rajouta sa couche en se peignant de dédain.

« Ah, Nellis, Nellis. Pauvre souche creuse. Tu t’es bien faite avoir sur ce coup-là. »

Et elle remercia le sort que Jilam ou quiconque n’ait pas assisté à sa bêtise. S’appeler soi-même. Voilà de quoi ternir son ego.

Son visage ne parvenait à contrôler le sourire qui l’étirait bien qu’elle ne trouvât rien de tout cela drôle ; non plus qu’elle ne pouvait éteindre le feu dévorant son ventre. Ses entrailles étaient de plomb fondu, son crâne résonnait comme le bois creux et ses pensées vibraient comme le vesparel, petit tambourin elfique se mariant parfaitement au creux de la main et dont les battements accompagnent les esprits défunts vers l’au-delà.

Sa douleur épousait le chant caverneux aux notes guillerettes du fantôme du passé.

Hou, hou !

Il danse le hibou

Sous le houx

Hou, hou ! Il danse !

Elle inspira une grande bouffée au goût rance de pourriture. Une vague odeur de soufre se dégageait de la purée de pois. Le parfum du maléfice, nul doute possible. Il embrumait ses réflexions, détricotait le fil de ses pensées et, de surcroit, paralysait son don télépathique.

La sorcière murmura le sortilège. Le brouillard se retira aussitôt en grimaçant.

Ses poumons se gorgèrent brusquement d’air pur. Un rayon de soleil se déposa dans son esprit. Elle sentit ses membres se ragaillardirent, une langue de fraîcheur venir lécher son ventre et éteindre l’incendie de ses boyaux. Elle passa ses doigts sur sa figure et grimaça sous le contact désagréable qui pondit une fourmilière dans sa main.

Jouons, jouons, jouons !

Avant que sorte le démon.

Elle pivota sur ses jambes et entr’aperçut l’ombre d’une silhouette au pied de la falaise, juste avant qu’elle ne disparaisse derrière un orteil de craie.

Elle tâcha de se souvenir. Elle l’avait d’abord entendue, puis, sans réfléchir, s’était précipitée sous le regard ahuri de ses compagnons. Le brouillard l’avait suivie. Il était tombé avec la brutalité d’une averse d’orage, sans éclair ni tonnerre pour l’annoncer, aussi silencieux qu’un linceul manipulé par le croque-mort. L’écho vibrant de ses amis l’implorant de les attendre. Un tour de jambes avait suffi à les distancer. Elle leur avait tournés le dos afin de poursuivre le spectre chantant. À présent, c’est elle qui portait les grelots.

Tout en se berçant de leur tintement imaginaire, elle s’attela à explorer son environnement désormais débarrassé de ses engonçantes robes grises. Sa conclusion ne tarda pas à rejoindre son premier avis : les Gorges étaient un lieu à la beauté macabre. La roche se peignait de plusieurs couches calcaires émaillées de diverses espèces minérales : de l’obsidienne, du granit, du grès, du jaspe jaune, de la silice et du quartz rose, autant de témoins d’un passé aussi récent que lointain. Des buissons de cristaux poussaient entre les rochers, à l’ombre d’impressionnantes crevasses. Des grottes scintillaient au détour des sillons du canyon et donnaient sur d’obscures cavernes plongeant dans les entrailles terrestres. Le peu de lumière que le soleil parvenait à glisser entre les fentes du plateau fêlé et au travers des mailles de la canopée brumeuse éclairait tant bien que mal une farandole de couleurs produite par les multiples couches de roches superposées, des toiles de lichen vert luminescent dépeignant des monstres tentaculaires et des cristaux pâles comme autant de foyers pétillant de myriades d’étincelles.

Intriguée, notre sorcière s’approcha du pan de la falaise. La roche veinée portait des inscriptions, grignotées par les larmes de pluie et à moitié mangées par le lichen. Il s’agissait de runes antiques, probablement gravées par les voyageurs égarés au fil des âges. La voix des morts, inscrite dans la pierre. Elle entreprit de s’en servir comme repère.

Tombant sur une rune familière, elle sut qu’elle tournait en rond.

Agacée, elle se pencha sur un charivari de glyphes inscrits aux airs de gribouillis. Et si elle s’était fourvoyée ? Et si ces gravures n’étaient tout bonnement que des dessins d’enfant ?

Et l’enfant de lui répondre…

Démon, démon !

Hou, hou, où es-tu ?

Hou, hou, demande le hibou ?

Démon, montre-toi !

« Va t’en donc voir chez les démons si j’y suis ! »

Elle songea à Jilam, à toutes les fois où il avait proposé de lui apprendre à lire et chaque occasion où elle l’avait rembarré, arguant que la lecture ne servait à rien, qu’elle était destinée à ceux qui craignaient l’oubli, espèce dont elle se défiait. Ce qui était perdu l’était simplement et cela importait peu.

Qu’elle se sentait bien sotte à présent ; incapable de différencier une rune divine d’un dessin d’enfant.

Paye ta sorcière !

Ses genoux craquèrent lorsqu’elle se releva. Elle étira les bras jusqu’à entendre ses épaules chanter. Au brouillard vérolé qui la narguait, elle décocha un sourcil à la pointe acérée et venimeuse. Le sortilège maintenait l’haleine malsaine en respect sans parvenir à la dissiper entièrement. Le sombre pouvoir qui hantait les Gorges savait à l’évidence rivaliser avec le sien.

Elle tâchait de conserver sa raison intacte malgré les essaims maudits œuvrant à saper sa confiance.

Les lianes brumeuses empêtraient sa progression. Ses yeux perçants de chouette peinaient à découper la canopée grisâtre. Son ouïe était aussi brouillée que sa vue et son odorat comme son toucher se heurtaient à l’absence de tout. Elle avait l’impression d’avoir enfilé une peau de Jilam.

La vie du bois avait beau lui avoir arraché sa peau de citadin, son mari ne pouvait troquer son squelette contre un autre ni dépasser la limite de ses sens. Il restait, comme tout un chacun, soumis par sa condition de naissance. Et à marcher aux côtés de ses compagnons du bois, l’humain avait l’allure d’un myope, à demi-sourd, dépourvu d’odorat, insensible à son environnement et boiteux.

Cela n’empêchait en rien Nellis de l’adorer ; de sous le voile condescendant du mensonge, par-derrière les mimiques d’orgueil, de l’aduler tel un dieu ancien, à la limite du fanatisme. Cette fragilité dont il tentait par tous les moyens à se débarrasser le rendait aussi précieux qu’une fleur et aussi unique qu’un flocon de neige aux yeux de la sorcière.

Dès le premier regard posé sur ce flocon, elle avait formulé le souhait de le protéger, de le garder de toute blessure, physique ou émotionnelle. En cela, elle avait échoué plus d’une fois, mais ses échecs n’avaient eu pour seul effet qu’enrichir sa passion.

Elle jouait les « maman poule », ainsi qu’il s’en plaignait souvent. Et bien qu’elle ignorât le sens de cette expression, forcée d’admettre qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir parfois un amour maternel pour son mari. Car, au fond, elle avait beau prétendre que tous deux avaient le même âge en raison de ses propres souvenirs amputés, elle n’en demeurait pas moins une enfant du monde ancien. Elle aurait pu tout aussi bien voir le jour entre les racines du Premier-Né et contempler la chevauchée des dieux sous le regard des soleils jumeaux.

Elle n’en savait rien. Elle avait tout oublié. Aussi, que pouvait-on lui enlever ? Que pouvait contre elle le sombre maléfice contenu dans le brouillard ? Rien. Tout simplement rien. Nellis était une coquille presque vide, et protégeait les lambeaux de souvenirs rescapés sous un solide dôme que même les mâchoires du néant ne sauraient entamer. L’oubli ne peut confondre l’oubli ; comme la vérité ne saurait faire mentir la vérité.

Elle avait beau respirer la brume, sentir ses anguilles descendre le long de sa trachée, ses dents mordre son esprit, Nellis n’oubliait rien. La sorcière savait qui elle était, et avec qui elle était, qui elle devait chercher. Elle avait perdu la trace de ses compagnons, mais un seul comptait vraiment à ses yeux. La sorcière ne se voilait pas la face. Elle n’avait pas changé à ce point. Elle restait ce qu’elle était : une égoïste dont les seuls intérêts étaient les siens.

Jilam était simplement devenu une partie d’elle. Il avait remplacé le cœur qu’on lui avait volé. La vie du jeune homme battait sous son sein. Elle sentait chacun de ses battements comme la chute d’une feuille brutalement séparée de sa branche. Sauf qu’à chaque feuille amputée, aucun bourgeon ne devait pousser par-dessus le moignon, car aucun printemps n’attendait après l’hiver. La sorcière sentait la chaleur du crépuscule l’irradier tandis qu’elle décomptait les feuilles tombantes, une à une, trop consciente du fait que, sous peu, l’automne viendrait à s’éteindre, l’abandonnant seule en compagnie de l’hiver.

Elle le savait. Alors pourquoi s’entêtait-elle ? À quoi bon ? À quoi bon respirer alors que chaque souffle prochain sera plus douloureux que le précédent ?

Un, deux, trois lune !

Le brouillard se dérida.

Le brouillon d’enfant se tenait juste derrière le rideau et Nellis debout, dominant la petite onde en forme de reflet. Deux mondes se lorgnaient au travers du miroir sans pouvoir se toucher. Deux époques éloignées par les âges et qui s’embrassent le temps d’un regard. Deux îles qu’un océan sépare. Quand la nuit tombe sur l’une, le jour se dresse sur l’autre.

Je te vois.

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