La vie paysanne n’est rythmée que par les saisons et les fêtes annuelles. La notion de temps n’entre pas réellement en compte, ou en tout cas pas de façon aussi précise que chez les marchands et les citadins.
-Un marchand de passage
* * *
Iad 41 de l’ère impériale, quatorzième dan d’Arntayo
Steshin regardait son compagnon de route par la force des choses à défaut de mieux tout en avalant son repas du matin composé d’une bouillie de céréales, de légumes divers et d’un peu de pain. Son regard passa un instant sur la fille de salle lorsque celle-ci s’approcha de leur table…
-Je vous apporte quelque chose d’autre ?
-Un pichet d’eau.
Avant de repasser rapidement sur Oronay en arborant un regard résigné et las devant le manque de civilité de celui-ci.
S’il te plaît. Dis juste… S’il te plaît.
Quelques dano auparavant ils avaient échappé à une exécution sommaire de peu et ils avaient décidé de partir un peu plus vers le Sud dans l’immédiat et très loin de façon générale. Au cours de leur fuite ils sont arrivés dans un petit village d’une vingtaine de maisons, à peine fortifié répondant au doux nom d’Eorasp. À la fin des moissons il est courant que les paysans changent de profession à la fois pour occuper leur trop plein de temps libre durant le Vima mais également pour espérer gagner un petit complément de revenu. Toutefois ils étaient actuellement occupés à terminer les préparatifs d’une quelconque fête marquant la fin prochaine de la moisson. C’était donc une cachette temporaire idéale d’autant plus que ce genre de festivités retenait souvent les simples voyageurs.
À présent, ils déjeunaient à la taverne du village en attendant la fête de ce soir et leur départ le lendemain. Ils ne mangeaient rien d’extraordinaire bien qu’ils auraient apprécié un peu de viande et du pain de meilleure qualité. Steshin mâchait son repas sans le moindre enthousiasme au point qu’il faillit ne pas s’apercevoir qu’un gamin de pas plus de quatorze iado était en train de subtiliser en toute discrétion la bourse d’Oronay. Il avala sa bouchée et lança une petite phrase à l’intention du jeunot.
-Tu veux de l’aide avec ça ?
À ces mots, le jeune voleur à la tire ne put s’empêcher de jeter un regard à celui dont il venait de prendre la bourse et il le vit se retourner brusquement. Une lueur assassine pointa dans son regard lorsqu’il reconnut son pécule. Ce jeune garçon sentit son sang se glacer d’effroi et prit sans doute la décision la plus sage à cet instant, fuir aussi vite que possible. Il traversa les quelques metro le séparant de la sortie à grande vitesse poursuivi par un mage-guerrier particulièrement patibulaire et passablement énervé.
Arrivé dans la rue, Oronay incanta immédiatement et à grande vitesse une boule de feu qu’il projeta sur le fuyard mais il le rata et elle partit le long d’une rangée de maisons avant de disparaître dans un léger crépitement lointain et plaintif. Le garçon lança la bourse à un complice qui se tenait en hauteur sur un muret. Celui-ci reçut une boule de feu en plein torse après qu’il ait lui-même réussi à passer le larcin par dessus une maison, probablement à un autre complice. Oronay ignora cet adolescent qui hurlait et se tordait de douleur, partiellement dévoré par des flammes créées par magie et pouvant brûler plus longtemps que du feu naturel. Steshin, qui avait suivi le mage-guerrier au dehors et assisté à toute la scène décida de poursuivre le premier voleur, le jeune garçon.
Mais quel sauvage ! Il a incinéré un pauvre gamin pour si peu ! Pourquoi je ne suis pas parti seul de mon côté ? Quel idiot de l’avoir ouverte… Je dois retrouver cette bourse avant qu’un autre gamin ne meurt dans d’atroces souffrances, ou une personne qui n’avait rien à voir là-dedans.
Il le suivit avec la plus grande discrétion en espérant attraper son second complice qui devait toujours avoir la bourse étant donné qu’aucun nouveau cri d’agonie ne s’élevait. Il continua ainsi jusqu’à une sorte de petite cour encerclée par trois maisons et la palissade du village. Il tenta de profiter de son talent pour les approches furtives et de leur inattention pour les surprendre. Il prit par les épaules les deux jeunots en leur faisant son plus grand sourire.
Tout d’abord choqués par cette apparition soudaine, ils reprirent rapidement leurs esprits et l’un d’eux poignarda à plusieurs reprises leur inattendu invité qui ne put que regretter d’avoir tenter de les épargner. Celui qu’il suivit plus tôt se défit de son étreinte et au moment où il s’apprêta à le frapper son bras fut retenu par une force surprenante. Il détourna le regard pour en connaître l’origine et sentit un immense frisson parcourir son corps à la vue de ce terrifiant regard. Son hurlement rendit le bruit de son bras, brisé par un simple mouvement d’Oronay, inaudible. Cet adolescent sentit d’autres os se fracturer par la suite et sentit à peine son corps jusqu’à ce qu’il ne sente plus jamais rien. Oronay incinéra le dernier voleur d’une boule de feu avant de lui arracher des mains deux bourses. Puis il aida à marcher son infortuné compagnon, qui ne put réprimer un regard dégoûté lorsqu’il vit les deux jeunes gens. L’un avait été brûlé et l’autre avait été brisé dans une position anormale. Ils cherchèrent une habitation où le blessé pourrait se reposer.
* * *
-Êtes-vous sûr de pouvoir vous lever ?
La question venait d’un jeune homme qui se sentit obligé d’ajouter une remarque pleine d’une sincère inquiétude.
-Vous étiez dans un sale état lorsque votre ami vous a déposé.
Ce n’est pas mon ami.
Steshin lui répondit sur un ton neutre et dénué de toute émotion autre que la gratitude.
-Merci pour votre accueil et ne vous en faites pas, je guéris vite.
-C’est normal mais je ne pense pas que quelques uniao de repos soient suffisantes pour ce genre de blessure. N’hésitez pas à revenir après la fête, vous pourrez passer la nuit au chaud, ma femme et moi aimons les voyageurs.
-Tant que ce n’est pas en potage…
Il ponctua cette dernière phrase d’un petit sourire ironique avant de sortir de la petite maison. La nuit tombait à peine et c’était une nuit de Mona noire où les étoiles apparaissaient encore plus lumineuses. Le village était en effervescence, la place centrale recouverte de décorations et agrémentée d’un immense buffet de boissons diverses allant des tord-boyaux locaux à quelques bières un peu plus raffinées. La nourriture n’était pas non plus en reste avec des tourtes, des brochettes et un cochon entier. Au centre de la place trônait une sorte de statue faite de bois représentant un animal ou plutôt le protecteur local des moissons et animal de compagnie de Farat, la déesse des moissons entre autres. De plus la musique et les exclamations de joies emplissaient l’air d’une atmosphère agréablement légère. Malgré tout ce tumulte, Steshin reconnut une voix désagréablement familière.
-Déjà debout ? Vu ton gabarit, je pensais pas que tu serais debout avant un dan voir deux.
La ferme et dégage.
Steshin lui jeta un regard froid avant d’enchaîner sur un ton sec emprunt de colère.
-Je récupère vite, j’en ai besoin étant donné que je ne suis pas une brute, moi.
Oronay prit un air fier de vainqueur avant d’en rajouter un sourire railleur aux lèvres.
-J’ai pas fini au tapis par contre. Et j’ai même gagné un peu d’argent sans perdre le mien contrairement à toi.
Le mage décrocha de sa ceinture une petite bourse qu’il s’amusa à secouer sous le nez de son compagnon.
-Je ne me suis pas fais voler ma…
Il porta la main à sa ceinture pour palper sa bourse, prit un air livide et tendit la main en signe d’acceptation de son échec. Il s’était bien fait posséder par ces gamins.
-C’est ma bourse que tu tiens.
Le mage la lui rendit, toujours avec le même sourire moqueur, puis ils prirent tous deux le chemin du buffet de la place.
* * *
La place, occupée aussi bien par diverses décorations que les tables du banquet, recevait également la population de ce petit village qui devait être présente en totalité à vue d’œil. La statue de bois placée au centre était déjà encerclée par des villageois dansant et bien éméchés, eux-mêmes cernés par les différents attroupements qui se formaient entre eux et les tables. Chacun riait et s’amusait de bon cœur pour célébrer la fin prochaine des récoltes, la fin d’une iad de labeur et le début d’une autre, le renouveau d’un cycle immuable en quelque sorte. Et quoi de mieux qu’une Mona noire pour célébrer une étape de transition lors de festivités où la lumière a une place d’importance ?
Oronay se dirigea immédiatement vers un tonneau d’un tord-boyaux particulièrement fort, Steshin le perdit rapidement de vue et avança au hasard dans la foule. Il se posa contre le mur de l’une des bâtisses après avoir récupéré un plat quelconque. C’était une tranche de tarte aux fruits de saison plutôt bien cuisinée. Il regarda la foule et les gens tout en mangeant, ruminant durant un long moment les derniers événements, se demandant ce qui pouvait l’attendre et si sa situation pouvait encore empirer. Il resta dans ses pensées plusieurs dizaines de minuto, jusqu’à ce que l’amas de bois s’embrase, suscitant la clameur des villageois et la ferveur des danseurs qui avaient de plus en plus de mal à tenir debout, l’alcool faisant son effet.
Il eut un sourire mélancolique en repensant à sa vie passée jusqu’à ce qu’il remarque que les flammes avaient l’air de danser. Il crut tout d’abord avoir bu malgré lui mais le feu se mit progressivement à bouger de façon cadencée. Après quelques minuto, il prit des formes de plus en plus précises et les villageois s’extasiaient devant une telle chose mais ne semblaient pas s’en inquiéter outre mesure. La quasi totalité étant déjà assis ou allongés totalement ivres.
Steshin quitta son mur et préféra faire un tour devinant la cause de cette distraction. Il passa devant la porte de la palissade où il aperçut un garde discuter avec un cavalier préparant sa monture en hâte. Un coursier d’après le peu d’affaires qu’il emportait avec lui. Au ton légèrement tendu du garde, il semblerait que le messager soit porteur d’une bien mauvaise nouvelle d’autant plus qu’il devait partir de nuit durant une fête.
Dans les superstitions paysannes, un cavalier traversant la nuit au galop est un démon apportant le malheur ce qui traduit une réalité moins cauchemardesque mais tout autant de mauvaise augure. Les trajets nocturnes sont dangereux alors envoyer un cavalier de nuit ne se justifie que par une nouvelle catastrophique à annoncer au plus vite. Steshin continua néanmoins de marcher comme si de rien n’était et ses pas le menèrent de nouveau à la place. Au milieu de la nuit il ne restait plus personne encore debout. Il décida alors de rentrer se coucher chez le jeune homme qui l’avait recueilli sans prêter attention au mage qui continuait de s’amuser avec les flammes.
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Iad 41 de l’ère impériale, quinzième dan d’Arntayo
Bon, je dois trouver un moyen de voyager sans prendre trop de risques et penser à me débarrasser de la brute. Enfin je dois la trouver pour commencer. J’espère juste qu’il n’a pas causé davantage de problèmes cette nuit. Debout !
Le silence matinal de la demeure s’interrompait par intermittence, au rythme des ronflements d’Oronay et au vu des quelques rais de lumière traversant la fenêtre, la matinée ne devait pas être trop avancée. Steshin, en voyant son compagnon de route dormir dans la même pièce que lui, se rasséréna et profita du calme pour effectuer une toilette avant de se rendre à la taverne. En sortant, il constata que la fête de la veille avait laissé certains lieux en piteux état. Les habitants passeront sûrement le dan à tout ranger, s’ils arrivent à supporter les effets d’une nuit d’ivresse.
Lorsqu’il entra dans l’auberge, la difficulté avec laquelle le tavernier effectuait son travail ce dan le frappa immédiatement. La fille de salle et sans doute la fille du propriétaire, quant à elle, avait l’air radieuse et juste légèrement épuisée comme si elle avait passée une nuit active et très agréable. Elle s’occupa avec un sourire angélique de la commande de Steshin pendant que ce dernier semblait prendre en pitié le gérant qui devait faire son office avec l’équivalent d’un tambour de guerre dans la tête. À la moitié de son repas, il fut rejoint par un Oronay au sommet de sa forme qui prit sa commande d’une voix forte au grand dam du tavernier.
-Tu t’es bien amusé hier soir ?
-Pas trop mal.
Steshin soupira de désespoir en entendant sa réponse et en voyant son air désinvolte. Il ne semblait pas prendre les choses avec le même sérieux que son compère.
-Peu importe, on doit trouver un moyen de partir sans nous faire remarquer.
-Pas d’inquiétude à avoir, je peux m’occuper de touts les problèmes.
-Et je vais également passer voir les gardes. Se faire faucher une bourse dans un si petit village est plutôt rare.
-Une chasse en perspective ? Je t’accompagne !
Oronay semblait gagner en excitation rien qu’à la perspective de traquer quelqu’un. Il mangea rapidement et une fois le repas terminé, ils partirent ensemble en direction du poste de garde le plus proche. Le seul du village en fait.
Ils arrivèrent à l’entrée d’où était parti le messager la veille. Elle n’était gardée que par deux hommes tenant plus du paysan enrôlé que du soldat entraîné. De plus, aucun des deux ne semblait prêt à se battre en cas d’attaque au vu de leur mine nauséeuse. Sans doute avaient-ils un peu profité de la fête eux-aussi et peut-être un peu trop. Steshin alla naturellement voir le plus éveillé des deux, le salua et lui demanda des renseignements.
-Gudan. Quand part la prochaine caravane ?
Le garde inspecta rapidement son interlocuteur et son compagnon avant de répondre.
-Vous voulez éviter de vous faire attaquer en route ? Pas sûr qu’ce soit le meilleur moyen mais bon. Hum… La prochaine devrait partir d’ici l’début d’après-midi. Pour faire quelques échanges à la ville.
-Bien.
Steshin s’apprêta à tourner les talons avant de se souvenir d’une question qui le turlupinait.
-Une dernière chose, c’est courant par ici les voleurs à la tire ?
-Euh non… Pas que je sache. C’est assez récent en fait. Avant, ces fripouilles se cantonnaient à la ville mais depuis quelques temps cette vermine se propage dans toute la région comme des rats. Apparemment l’ordre de la lame ardente les a pris en grippe et elle tente de les chasser. Pfff… En tout cas ces misérables f’raient mieux de trouver un vrai travail au lieu de dépouiller les honnêtes gens si vous voulez mon avis.
-Merci pour l’information.
Steshin salua le milicien et s’assit sur une caisse non loin, imité par Oronay, en attendant le départ de la caravane.
-Alors ? Tu sais de quelle ville il parle ?
-La ville la plus proche est Ledan, la capitale du duché. C’est sans doute ça.
-Il ne pouvait pas le dire directement ?
-Ces paysans ne connaissent pas d’autres villes, ils n’ont pas besoin de prononcer son nom, ni de le connaître en réalité.
-C’est logique mais pas très pratique pour nous.
-Mis à part ça, nous allons au devant de bien plus gros ennuis que quelques voleurs.
-La lame ardente ? Ce ne sont que quelques gamins jouant aux chevaliers pour occuper leur après-midi, ils ne feront pas le poids face à moi à mon avis.
Steshin baissa un peu la tête et il prit un air grave avant de continuer tout en regardant les traces des sabots d’un cheval dans la boue.
-Tu ne les as jamais vu combattre pas vrai ?
Oronay fit non de la tête et afficha un air perplexe,comprenant qu’il n’avait peut-être pas connaissance de certaines choses. Steshin reprit alors de plus belle.
-J’ai déjà assisté à plusieurs de leurs combats. À l’époque, ils se battaient avec toute l’énergie que la haine et le désespoir leur procuraient. Et ils sont parvenus à vaincre plusieurs personnes que je connaissais. C’étaient des gens très forts, bien plus que tu ne peux l’imaginer.
-Désolé si tu as perdu des amis au combat mais c’est le lot de tous les guerriers.
Cette dernière réplique d’Oronay plongea le duo dans un silence pesant. Steshin se remémora alors des souvenirs lointains.
À mesure que la matinée avançait, de plus en plus de gens s’activèrent, apportant caisses et sacs ainsi que chariots et bœufs. Midi passé, la caravane comportait deux chariots remplis et une quinzaine de personnes, dont cinq gardes. Elle était dirigée par un jeune homme plein d’entrain qui sembla bien moins affecté par les excès de la veille que ses compagnons. Il semblait même être le seul à ne pas avoir abusé de la boisson. Steshin et Oronay rejoignirent cette troupe lorsqu’elle prit un déjeuner en vitesse avant de quitter le village pour Ledan. Steshin ne put s’empêcher de jeter un dernier regard à ce village.
* * *
La caravane mit presque un dan à rejoindre la ville de Ledan. Sur le trajet, elle croisa une vingtaine d’hommes dirigés par un paladin à cheval. Steshin sentit son sang se glacer à la vue de leur blason, celui de l’ordre de la lame ardente. Il s’agit de l’ordre religieux le plus violent et jusqu’au-boutiste du continent, voir du monde.
Ils ne se contentent pas de traquer et d’exterminer toutes les forces démoniaques mais régulent également toute utilisation de la magie de façon stricte. Sur leur territoire tout du moins et autant que possible dans leur sphère d’influence. Leurs méthodes leur valent l’inimitié de tous les autres ordres, la méfiance de l’empire et la crainte de la population vivant sous leur coupe directement ou indirectement. Par conséquent, voir les membres de cet ordre en voyage est souvent considéré comme un funeste présage.
Le regard froid du paladin en disait long sur les intentions du groupe. Heureusement pour Steshin, il toisait principalement Oronay à cause de son bâton de mage et, par chance pour la caravane leur mission semblait suffisamment importante pour ne pas perdre de temps à contrôler un mage varvarish ce qui aurait tourné inévitablement au bain de sang.
L’ordre de la lame ardente, malgré le nombre de ses ennemis, continue de prospérer par le simple fait de n’entraîner ses membres qu’au combat. Presque aucun n’est capable de soigner des maux plus graves qu’une entaille au doigt, par conséquent leur influence politique est surtout liée à leur puissance militaire qui, par chance, n’est pas suffisante pour imposer leur point de vue aux forces politiques n’ayant pas encore été assujetties.
Adieu Eorasp