Chapitre 15 : Dieu vivant

9 mins

Ce que j’ai compris des simples gens ? C’est que plus ils sont désespérés, plus ils sont capables d’accorder de la foi aux histoires les plus étranges. Ils peuvent tant y croire, qu’ils peuvent donner vie à des illusions et à des chimères. De tels individus sont malléables à volonté mais ils peuvent également devenir très dangereux s’ils sont employés de la mauvaise manière.
-Steshin

* * *

Iad 41 de l’ère impériale, huitième dan de Grosta

Les compagnons d’aventure s’éveillèrent quelques uniao plus tard, après une lourde nuit de sommeil. Leur dan commença par une bonne toilette où chacun constata en détail l’étendue des dégâts de la veille. Les varvarisho s’en étaient sortis avec des blessures superficielles. La morsure d’Oronay semblait bien s’en remettre après qu’il l’ait désinfectée le dan précédent. Steshin, quant à lui, n’avait que quelques douleurs à déplorer.

Le salaud, il m’a abîmé ma protection. Une partie des coutures a lâché ! Mais quelle merde ! J’espère pouvoir la faire réparer rapidement.

Par la suite, ils prirent un bon petit-déjeuner en compagnie de l’ancien du village et de sa famille réunie au complet pour une fois. Oronay leur raconta la lutte contre la bête dans le tertre avec moult détails et précisions, encouragé qu’il était par une Mesia enthousiaste. L’ancien devint songeur devant la révélation que la bête n’était pas une bête mais bel et bien un humain. Pris d’une folie meurtrière, certes, mais un humain tout de même.

-Hum… Je crains qu’il ne s’agisse d’une terrible malédiction. J’espère qu’elle ne frappera pas notre village.
-En tout cas, il ne vous causera plus aucun souci maintenant.

Oronay conclut cette phrase avec un geste brusque de la main imitant le tranchant d’une lame s’abattant sur sa victime et il renversa une choppe sur lui-même. Mesia s’empressa d’essuyer le tout et, en particulier, son Orony chéri.

-Tu sembles bien songeuse ma petite Oshny.
-Navrée père. J’me disais qu’avec Nodok, on en avait déjà vu des corps pareillement mutilés. Mais c’était des animaux.
-C’est vrai, père ! Mais c’était bien loin du village. Alors on a pas fait plus attention que ça.
-Je comprends, mes filles.

Steshin se dit que cette paire de jumelles était fort agréable à regarder. Elles avaient toutes les deux exactement le même corps svelte et ferme ainsi que le même visage carré avec une mâchoire saillante qui avait tendance à souligner leurs traits féminins plutôt qu’à les camoufler. Malgré ça, elles étaient différentes par deux points. Elles possédaient toutes deux le même tatouage mais pas sur le même avant-bras. De plus, elles avaient toutes les deux la même chevelure blonde comme le blé rassemblée en une tresse retombant sur leur poitrine mais pas sur le même sein. Similaires mais différentes comme un reflet dans un miroir.

Les pensées de Steshin s’envolèrent immédiatement en direction de Larny et un sentiment mêlant tristesse et solitude pointa en lui. Ce sentiment s’ancra profondément en lui au point qu’il sombra dans ses pensées.

-Père, il y avait bien trop de corps pour que ce ne soit l’œuvre que d’une bête.
-C’est inquiétant, mes filles.

Cette supposition n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd, Oronay se réjouissait déjà intérieurement.

-Qu’en pensez-vous, cher Steshin ?

La question le sortit brutalement de sa mélancolie passagère comme s’il s’était réveillé d’un coup.

-Hum… Mes excuses, j’étais perdu dans mes pensés.

Le regard de Steshin perdu dans le vide en direction des jumelles n’avait pas échappé à l’ancien mais il n’en montra rien.

-Mes filles disent qu’il y aurait plusieurs bêtes qui rôdent.
-Je pense que c’est bien possible. Je vois mal cette bête s’être maudite toute seule.

Je vois mal comment le savoir de ma magie a pu atterrir ici surtout. Et encore moins comment un type seul ait pu y avoir accès. Je dois le découvrir.

-Dites les filles, y aurait un endroit qui pourrait servir de repaire à une autre bête ? Et à toute sa petite famille ?
-Dans ce coin-là, seulement un vieux manoir.
-Dans ce coin-là, seulement un vieux manoir.

Elles avaient répondu en cœur à Oronay avec une parfaite synchronisation et elles se jetèrent un regard pour décider de qui devrait prendre la parole. D’une manière ou d’une autre, il fut convenu que ce soit Oshny.

-C’est un vaste manoir abandonné depuis bien avant notre naissance.
-En effet, ma fille. Il me semble que ce manoir appartenait à un marchand du Sud de l’archipel. Mais je ne me souviens plus pourquoi il est parti. Foutue vieille caboche…
-Ça doit être sa tanière. Au pire, il y aura peut-être quelque chose d’intéressant à prendre. T’en dis quoi, Stesh ?

Il jeta au varvarish un regard lourd de sous-entendus comme première réponse.

Il a totalement oublié le but de notre présence ici ! Il veut juste trancher la gorge à tout ce qui bouge. Ou la brûler plutôt. D’un autre côté, si ça peut le rendre un peu plus agréable au quotidien… Pourquoi pas.

-Il faut bien commencer quelque part. Vous serez prêts quand, toi et ta chérie ?

Oronay manqua de s’étouffer à la simple idée que Mesia puisse être une personne intime vis à vis de lui. Quant à elle, cette appellation la réjouit au point que, pour la première fois depuis leur rencontre, elle adressa un regard sympathique à Steshin. Oronay parvint à calmer la toux pour répondre à la question.

-D’ici une unia, on sera partis.

* * *

Le groupe de trois compagnons d’infortune avança difficilement dans la neige fraîche durant les quelques uniao qui les séparaient du fameux manoir. Peu avant l’unia du déjeuner, ils découvrirent le cadavre d’un cerf horriblement mutilé. Ce n’était clairement pas une attaque de loup mais ce n’était pas non plus une attaque aussi sauvage que celle qui avait frappé le corps retrouvé la veille. Quoi qu’il en soit, la mort était récente.

Ils décidèrent de suivre les traces de pas laissées dans la neige. À la vue de leur forme, elles n’ont pas été laissées par un humain. Pas un normal en tout cas.

* * *

La piste mena le trio jusqu’à un manoir abandonné qui était en bien piteux état.

-C’est sans doute celui décrit par les filles. Tu avais raison Orosom ! Quoi que ce soit, il se cache ici.
-C’est Oronay ! Tu d’vrais être capable de le retenir au bout d’un moment.
-Orony, il y a énormément de traces qui semblent aller tout autour du bâtiment.
-Essentiellement des humains vu les formes et les pointures.
-Hé hé ! On va s’amuser, mon petit Orony !

Cette dernière phrase glaça le sang de Steshin et lui rappela avec qui il voyageait.

Lui est dérangé, elle est folle à lier. J’ai hâte qu’on en finisse.

Ils sortirent tous les trois leur arme et rentrèrent à l’intérieur dans la même configuration que la veille dans le tertre. La porte d’entrée émit un grincement plaintif lorsque Mesia l’ouvrit.

À l’intérieur tout était délabré. Une poutre soutenant l’étage du dessus s’était en partie coupée, le bout gisant au sol. Les meubles, pour ceux restant, étaient brisés en morceaux. Le plancher craquait sous chaque pas et chaque latte semblait menacer de se briser en deux à tout instant. La lumière du dehors filtrait au travers des rares volets de bois et d’épais rideaux mités dont la plupart étaient partiellement déchirés. Le plafond comportait également des trous, de gros trous.

Quelque chose est tombé de l’étage du dessus. Plein de choses… D’un autre côté, c’est plus rapide pour descendre les étages. Au moins Oshny ne nous a pas menti, c’est une véritable ruine.

-Oro, fais-nous un peu de lumière.

Oronay s’exécuta sans poser de question et alluma une petite flamme dans le creux de sa main.

Mon intuition était la bonne.

La poussière étais si épaisse sur le sol qu’elle prit une teinte orangée alors que le bois sombre dont était fait le manoir ne laissait apparent que ses propres irrégularités.

-Oro, regarde. Il y a une bande sans poussière par là.
-Bien vu, Stesh. Ils doivent souvent passer par là.

La piste allait jusqu’à une porte tout aussi ancienne que celle de l’entrée. Mesia l’ouvrit aussi doucement qu’elle le put. Mais malgré cette précaution, elle émit un grincement abominable.

Derrière cette porte se cachait un court escalier descendant d’un étage. Tout en bas, seul le début d’un couloir illuminé par une torche vacillante était visible. Ils prirent la décision de descendre l’escalier lentement, pas à pas. Oronay et Mesia parvinrent à atteindre l’étage du dessous relativement discrètement, contrairement à Steshin. Ce dernier fit grincer chaque marche et se permit même de faire céder la dernière dans un craquement sonore.

Cette erreur fit stopper le cœur et la respiration des trois intrus durant quelques instants. Ce court laps de temps où leurs sens étaient en alerte au plus haut niveau leur permis d’entendre des voix psalmodiantes droit devant eux, derrière une autre porte à quelques metro d’eux.

-Des sorciers, Orony.
-J’avais compris.

Steshin était parcouru par ce sentiment de familiarité et de complicité qu’il ne connaissait que trop bien désormais. Celui-ci se fit plus fort que précédemment, bien plus fort.

Un rituel ! Ils sont en train d’accomplir un rituel. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils racontent. Leur voix sont trop étouffées.

-Tu comprends quelque chose, Mesia ?
-Non. Je ne parle pas leur langue démoniaque.
-Moi non plus mais je sens leur magie jusqu’ici. Ils préparent quelque chose de gros.
-Hé, vous deux. Ils invoquent quelque chose.
-C’est-à-dire, Stesh ?
-Aucune idée.
-Alors on a pas intérêt à les laisser finir.

Les trois intrus eurent à peine le temps de faire quelques pas en direction de la porte au bout du couloir que celle-ci s’ouvrit sur deux individus habillés simplement comme des miséreux mais avec un capuchon rouge en plus.

Ces capuchons cramoisis !

-Des intrus !
-Gloire au seigneur de la rage !

Mesia recula instinctivement pour avoir davantage de marge de manœuvre mais elle se retrouva collée à Oronay. Ce dernier incantait pour lancer un sort en urgence, tout comme ses deux cibles. Il lança une boule de feu comme il put sur l’un des deux malgré la gêne que représentait pour lui Mesia.

Malheureusement pour lui, ses deux adversaires avaient, eux aussi, terminé l’incantation de leur sort. Ils se baissèrent juste assez pour ne pas être touchés et ils se lancèrent sur Mesia tels des fauves. Elle faillit en embrocher un avec son espadon mais elle n’eut pas assez d’espace pour être efficace et elle n’eut pas le temps, à son grand étonnement, de préparer une défense. Les deux ennemis étaient assez rapide, plus qu’elle ne l’imaginait au premier abord.

L’assaillant visé par le coup d’estoc s’était suffisamment rapproché d’elle pour l’attaquer directement. Il n’était pas armé, alors il la frappa à mains nues. Le premier coup dans la mâchoire l’avait légèrement sonnée et elle parvint tout juste à atténuer le second en libérant une main de sa lame pour se protéger. Le second voulut également s’en prendre à elle mais il fut tenu à distance par un jet de flamme provenant de la main d’Oronay.

Steshin, quant à lui, ne pouvait qu’observer et commenter en silence face à son incapacité à participer à l’échauffourée.

Je ne sens plus l’énergie du rituel. Il y a forcément d’autres cultistes. Ces deux là sont bons mais pas assez pour dégager autant de magie.

Mesia lâcha son arme devenue inutile dans cette situation et elle se lança à mains nues sur son adversaire, le faisant reculer de quelques pas sous les coups. Autant le cultiste frappait vite et fort, autant il semblait dans l’incapacité totale de se défendre.

En le faisant reculer, elle prit un risque. Son adversaire direct restait face à elle, certes, mais l’autre par contre, se retrouvait désormais sur son flanc gauche et presque derrière elle. Oronay profita de l’évolution de la situation pour décocher un crochet du droit dans le ventre du second cultiste qui ne s’y attendait pas vraiment.

Je les sens se rapprocher. Ils ont terminé leur rituel et maintenant ils vont venir s’occuper de nous. Maudit Oromashine ! Il m’empêche de voir ce qu’il y a dans cette pièce au bout du couloir !

Une sorte de hurlement strident émis par ce qui ressemblait à une voix cassée se fit entendre. Pendant ce temps, Mesia tentait vainement de lutter avec le premier cultiste. Elle rendait coup pour coup mais rien n’y faisait, il était bien plus rapide et bien moins sensible à la douleur visiblement. Il prit l’avantage au point qu’elle finit par s’écrouler sous le déluge de coups. Il s’acharnait sur elle comme s’il était pris d’une rage folle.

Oronay, quant à lui, parvenait à peine à soutenir les coups. Il n’allait pas tarder à plier également et il n’avait pas le temps d’incanter le moindre sort et encore moins un qui soit efficace. Les deux varvarisho étant désormais isolés sur les côtés par les cultistes, Steshin pouvait voir ce qui se passait derrière la mêlée.

Ils sont nombreux !

Une multitude de cultistes sortait de la pièce à l’autre bout du couloir.

Les deux autres sont déjà dépassés et d’autres arrivent encore !

-Gloire au seigneur de la rage !

Les cultistes avaient hurlé tous en cœur avant de tous commencer à incanter leur sort.

Le premier cultiste s’acharnait sur Mesia. Il lui avait déboîté une épaule, tuméfié le corps, fait un coquard et mis quelques coups de savate dans le ventre. Oronay, de son côté, servait de sac de frappe contre un mur.

On tente le tout pour le tout !

Le varvarish parvint à suffisamment se dégager pour lancer, dans un réflexe, un jet de flammes en direction du cultiste qui s’en prenait à lui. Il sentit de la magie se déployer dans le couloir mais il n’y prêta pas attention, trop occupé qu’il était à surveiller les effets de son sort. Et ce fut juste assez efficace pour gagner quelques instants. Quelques précieux instants.

Soudainement, lorsque les flammes s’éteignirent, Mesia ne ressentit plus les coups s’abattre sur elle. Elle crut tout d’abord rêver au bord du lac de l’inconscience mais la douleur la rappela bien vite à l’ordre. Oronay assistait à une scène qu’il ne comprenait pas, les cultistes se tenaient genou à terre, la tête baissée. Ils entendirent tous une voix tonner.

-Oro, incendie ce vermisseau qui s’en est pris à Mesia !

Il ne reconnut pas la voix mais il n’y pensa pas. Ce n’était pas le moment de s’attarder sur ce genre de détail. Et c’était encore moins le moment de laisser filer l’avantage. Alors, il incanta le plus puissant torrent de flammes qu’il pouvait et il transforma le premier cultiste en torche humaine. Celui-ci hurla autant qu’il put mais ses dernières paroles furent incompréhensibles.

-Comment osez-vous, simples mortels, vous attaquer à mes serviteurs ?

Mesia n’avait plus la force de se relever et encore moins de faire le moindre effort pour savoir qui parlait avec cette voix. Elle avait juste assez de force pour sourire face au cadavre du cultiste calciné. Oronay, par contre, finit par tourner la tête et, en lieu et place de Steshin, il vit un individu un peu plus grand, une peau rouge sang, des veines bleues gonflées apparentes sur tout le corps, un visage figé dans une expression de colère permanente. Oronay aurait pu jurer qu’il avait une dent contre lui.

Parmi le groupe de cultistes, une voix s’éleva. Elle provenait d’un humain âgé avec une longue barbe grisonnante et des sourcils épais sur un visage ayant connu trop d’épreuves.

-Pardonnez-nous, seigneur Ravust ! Nous sommes également vos humbles et enragés serviteurs.
-Toi qui vient de parler. Lève-toi.

L’humain s’exécuta immédiatement sans éprouver de peur et sans poser de question.

-Qui es-tu ?
-Toldaka Avosy, le haut maître de votre culte, seigneur Ravust. Je reconnais avoir beaucoup changé depuis notre dernière rencontre monseigneur.
-Certes.
-Nous sommes à votre entier service, seigneur Ravust.

Toldaka Avosy s’inclina si bas que son corps forma un angle droit absolument parfait.

-Bien.

Un début de sourire de satisfaction sembla s’esquisser sur les lèvres du dénommé Ravust. Cela lui donnait un air carnassier. Furieusement carnassier.

-Montre-moi ce que tu as fait, haut maître Toldaka Avosy.

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