Les cultes impies disposent d’une structure très simple en apparence. Ils se constituent autour d’un prophète, le haut maître, qui prêche des enseignements au nom d’un démon supérieur, généralement l’un des treize seigneurs démons de l’Elad. Le haut maître rassemble autour de lui des membres du cultes, ou cultistes, qui se répartissent en trois catégories. Les novices qui viennent de rejoindre le culte, les adeptes qui se focalisent sur l’apprentissage des enseignements et les chevaliers noirs qui emploient leurs connaissances impies au combat. Ces derniers sont en quelque sorte des paladins au service des démons.
-Extrait de Théologie des cultes impies
* * *
Iad 41 de l’ère impériale, huitième dan de Grosta
Toldaka Avosy, haut maître du culte de la rage, amena le seigneur Ravust dans la pièce sur laquelle donnait le fameux couloir dans lequel les deux varvarisho venaient de se faire malmener. Les cultistes les suivirent à l’intérieur. Cette pièce n’était rien de plus qu’une cave tout ce qu’il y avait de plus banal. À l’exception, évidemment, de toutes les inscriptions rituelles présentes un peu partout. Et du cercle rituel situé en plein milieu de la pièce. Et de l’autel semblant sortir d’un autre décor sur lequel reposait un imposant grimoire. Et des traces de sang séché sur le sol.
-C’est une chambre rituelle assez… Basique, haut maître.
-Mes excuses, seigneur Ravust. Nous avons fait de notre mieux pour votre venue.
Le haut maître Avosy et le seigneur Ravust se tenaient debout au centre de la pièce, au cœur du cercle de bougies et d’inscriptions diverses. Les cultistes, qui n’étaient qu’une trentaine tout au plus, attendaient à genoux en cercle autour d’eux dans un silence religieux. Les deux varvarisho tenaient à peine debout et s’appuyaient sur l’embrasure de la porte, attendant la suite des événements tout en se demandant ce qu’il pouvait bien se passer ici pour être encore en un seul morceau.
Ce devait être ça, le but du rituel.
-J’ai senti votre rituel, haut maître.
-Votre venue nous emplit d’une immense joie, seigneur Ravust. Les adeptes de votre culte ici présents ont travaillé dur pour réussir ce rituel et vous invoquer, seigneur Ravust.
C’était donc bien ça.
-En effet. Je suis fier d’eux, haut maître.
Un léger murmure traversa rapidement les rangs des cultistes comme une chaude brise de Dokun.
-Haut maître, cela fait combien de temps que nous ne nous sommes pas vus ?
-Hum… Je dirais un peu plus de quarante iado, seigneur Ravust.
-Depuis la guerre de l’Unification en effet, haut maître.
Le précédent Ravust doit être mort peu de temps après.
-Je comprends, seigneur Ravust, que vous ayez du mal à vous en souvenir. Je n’étais qu’un misérable notaire que vous aviez sauvé durant une terrible bataille.
Le précédent était un dégénéré qui explosait de colère pour un oui ou un non. Pourquoi l’a-t-il pris sous son aile ? Pourquoi un lettré ?
-J’aimerais passer en revue mes fidèles, haut maître.
-Naturellement, seigneur Ravust.
Le haut maître Avosy fit signe aux adeptes de se relever pour l’inspection.
Peut-être comme une sorte d’animal de compagnie ?
Le seigneur Ravust passa devant chacun des cultistes, les observant de la tête aux pieds, en intimidant certains qui n’étaient pas prêts à une telle rencontre. Cette trentaine d’adeptes rencontrait pour la première fois l’être démoniaque qu’elle considérait comme un dieu.
Des vêtements rapiécés. Des corps amaigris.
Un estomac gargouilla… En faisant assez de bruit pour que tous l’entendent.
Des yeux pleins de rage et de haine.
Le seigneur Ravust se tourna vers Toldaka une fois le passage en revu des cultistes terminé.
-Êtes-vous satisfait, seigneur Ravust ?
-Où as-tu déniché de tels adeptes ? Et en si grand nombre qui plus est, haut maître ?
Ce sont des miséreux, j’en suis certain. Des êtres abandonnés de tous, que personne ne regrettera.
-Ils sont ceux que la civilisation a rejeté ! Ceux que j’ai recueillis pour vous servir, seigneur Ravust !
Toldaka l’avait dit avec tant de passion qu’il parvint à toucher le cœur du démon.
Des mendiants, des vagabonds et, j’en suis certain, quelques tueurs au sang froid comme la glace.
Le seigneur Ravust sentit quelque chose se frotter à son mollet. Il baissa la tête et vit un humain chétif se comporter comme un animal de compagnie. Il rappelait la bête affrontée la veille dans le vieux tertre, en plus amical ceci dit.
-Oh ! Vous avez fait la connaissance de l’adepte Kushust, seigneur Ravust.
-En effet, haut maître. Comment est-il devenu ainsi ?
-Une autre sorte de rituel qui n’a pas très bien fonctionné, seigneur Ravust. Pardonnez-nous…
Ils se sont bien ratés. Et c’est pas le premier. Sauf si sa douceur est justement le défaut. Et dans ce cas, l’autre était une réussite.
-Je vous pardonne, pour cette fois, haut maître.
-Merci, seigneur Ravust.
-Est-il votre seul échec, haut maître ?
-Malheureusement non, seigneur Ravust. Il y en a eu d’autres et certains se sont même enfuis.
Ce n’est donc pas le seul. Il y en a un de moins à retrouver en tout cas. Je vais devoir trouver comment lui redonner un comportement normal.
-Je vois également que mes adeptes sont mal nourris, haut maître.
-Nous ne survivons qu’en mangeant les denrées portées par les voyageurs égarés, seigneur Ravust.
-Pourquoi donc vous contenter de si peu, haut maître ? Avez-vous pensé à chasser ou à pêcher ?
Ils ne sont quand même pas idiots à ce point.
-Nous l’avons fait mais…
-Parle, haut maître !
La foule de cultistes retenait son souffle et ils craignaient tous pour leur vie.
-Nous avons suivi vos enseignements en la matière, seigneur Ravust, mais… La viande était à chaque fois trop abîmée pour en faire quoi que ce soit.
Le visage du seigneur Ravust semblait afficher un air mêlant colère et déception.
-Rappelle-moi ce que je t’ai enseigné, haut maître. Il y a peut-être eu méprise.
Ou le précédent Ravust était profondément dégénéré.
-Certainement, seigneur Ravust. J’ai pris scrupuleusement en notes tous vos enseignements.
Toldaka se dirigea alors vers l’autel et prit le grimoire posé dessus. Tout en le feuilletant, il retourna ensuite auprès du seigneur démon et lui présenta le résultat de sa recherche.
-Le voici, seigneur Ravust !
Le démon prit le temps de lire l’intégralité de l’enseignement avec beaucoup d’attention.
Il avait réellement un grain. Pas étonnant qu’ils ne parviennent pas à se nourrir si la proie est intégralement broyée avec les os, les organes, la chair et les déchets mélangés.
-J’ai été négligeant, haut maître. Je n’ai pas adapté cet enseignement à vous autres créatures mortelles. Vous ne pouvez pas manger ainsi.
Moi non plus, d’ailleurs.
-Je comprends ce que vous voulez dire, seigneur Ravust.
Toldaka referma le grimoire et se mit à genoux devant le seigneur démon.
-Nous sommes prêts à suivre de nouveau vos enseignements, ô grand seigneur de la rage Ravust.
Quelque chose sonna dans la voix du haut maître, quelque chose de profond et de passionné. Quelque chose qui semblait prêcher une profonde loyauté et un sens de l’abnégation à toute épreuve.
Peut-être que…
-Haut maître du culte de la rage Toldaka Avosy ! Prépare mes adeptes, nous partons sous peu pour un long voyage.
-Avec joie, monseigneur !
Le haut maître se releva d’un coup et s’adressa à la foule de cultistes restée silencieuse jusque-là.
-N’avez-vous pas entendus les paroles sacrées de notre seigneur et maître ? Allez prendre vos affaires, nous partons !
Les cultistes déguerpirent à une vitesse surprenante après avoir lancé plusieurs sorts.
Même pour ça, ils ont employé la magie. Ils vont démolir la moitié de la ruine simplement pour remplir quelques sacs.
-Seigneur Ravust, allons-nous vers le monde promis ? Celui où nous pourrons manger du cerf et du papillon ?
Quoi ?!
Quelques instants passèrent sans qu’un mot ne soit prononcé. On n’entendit que le raffut des étages supérieurs.
-Certainement, haut maître.
Les yeux de ce dernier s’illuminèrent d’une joie peu commune. Il avait sincèrement attendu ce moment des iado durant.
Au moins, le précédent Ravust ne leur a pas promis quelque chose d’irréalisable. Ce n’est pas ce qui manque dehors. Mais ils ne savent pas les chasser. Il va falloir remédier à ça pour qu’ils soient utiles.
-Haut maître, puisque nous allons partir, je vais reprendre mon apparence mortelle afin de leurrer les êtres inférieurs de ce monde.
-Bien, seigneur Ravust. C’est une idée brillante digne d’un génie.
Oronay qui, à l’instar de Mesia, avait assisté à l’intégralité de la scène sans oser prononcer un mot, sentit de la magie être employée par le seigneur Ravust. Une forme de magie qu’il ne connaissait pas vraiment.
Le seigneur démon se métamorphosa sous ses yeux, perdant son imposante stature pour redevenir celui que la majorité des gens connaissaient. Il reprit l’enveloppe charnelle que l’on nommait habituellement Steshin.
-Haut maître Avosy, sous ma forme mortelle, vous m’appellerez Steshin.
-À vos ordres, seigneur Steshin.
-Simplement Steshin, haut maître.
-Oui, seigneur Steshin. Mes excuses, seigneur Steshin. Oh !
-Ce n’est rien, tu dois simplement prendre l’habitude, haut maître. Et mes adeptes aussi.
-Comme vous désirez, Steshin.
Il fait des efforts, c’est un bon début.
-Steshin ! Tu peux me dire ce qu’il se passe ici ?
Steshin se retourna en direction du varvarish. Ce dernier n’avait pas l’air d’humeur à faire preuve de patience.
-Quelques instants Oronem, tu vas vite comprendre.
Il se retourna de nouveau, en direction du haut maître cette fois-ci pour lui faire face.
-Haut maître, dis-moi, quel est l’objectif du culte ? En dehors de ce fameux monde où l’on dévore cerfs et papillons.
-Steshin, nous cherchons à atteindre votre perfection en canalisant de façon permanente notre rage, notre colère et notre haine.
Précisément ce qui a perdu le précédent Ravust. Mais je ne peux pas leur dire que je me suis trompé sur ce point. Pas aussi frontalement du moins.
-Haut maître, depuis notre dernière rencontre j’ai découvert une forme supérieure de rage.
-Vous êtes devenus encore plus puissant alors, Steshin.
-Oui, j’ai décuplé ma puissance grâce à ce savoir. Je vous enseignerai la véritable voie de la rage durant notre périple, haut maître.
-Ce sera un véritable honneur, seigneur Steshin.
-Juste Steshin, haut maître.
-Mes excuses, Steshin.
Ça a l’air d’être bien passé, son fanatisme aide.
-J’ai deux missions à te confier, haut maître.
-Avec plaisir, Steshin.
-Dans un premier temps, occupe-toi de mes deux serviteurs varvarisho, ils sont blessés.
-Ce sera fait, Steshin.
-De plus, ils vous apprendront, à toi et au reste du culte, à utiliser votre colère pour chasser correctement.
-Nous serons très attentifs, seigneur Steshin. Hum… Steshin.
Ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça s’il s’emmêle les pinceaux sans arrêt.
-Ma seconde mission pour toi est la suivante, haut maître. Recrute au moins une dizaine d’adeptes supplémentaire d’ici mon retour dans quelques dano.
-Considérez-les comme déjà acquis à votre culte, Steshin.
-Je l’espère, haut maître.
Si ces âmes supplémentaires ne sont pas nécessaires, cela fera au moins quelques remplaçants d’avance.
-J’ai fort à faire avant notre départ, haut maître. Alors je vous laisse vous occuper de tout ça.
Toldaka Avosy s’inclina très respectueusement face à son nouveau maître démoniaque.
Avec un peu de chance, je vais pouvoir faire de ce culte quelque chose d’utile.
Le haut maître commença à rassembler diverses affaires dont le grimoire du culte pendant que Steshin s’approcha des deux varvarisho.
-Steshin, c’est quoi cette histoire ?
Mesia lançait des regards noirs à Steshin dès qu’elle posait les yeux sur lui. Difficile de savoir si elle le haïssait ou si c’était la douleur qui s’exprimait ainsi.
-Tu vas trouver ça amusant, en réalité, je suis un démon supérieur de la rage.
Oronay qui n’en croyait toujours pas ses oreilles malgré ce qu’il avait vu prit un air dubitatif.
-Depuis quand ?
-Aussi loin que je m’en souvienne.
-Et tu es donc le maître de ces dégénérés ?
-En quelque sorte.
-Et tu as prévu quoi pour la suite ? Avec tes nouveaux serviteurs ? Nous jeter en pâture à l’un d’entre eux ?
-Non mais je nous ai trouvé un équipage.
-Tu veux dire que… Ces cinglés vont tous nous tuer en coulant le navire !
Il n’a pas totalement tort.
-Je compte sur toi pour commencer à les remettre sur la bonne voie.
-Et comment ?
-Apprend-leur à chasser avec leur… Particularité. Un aussi bon guerrier que toi ne devrait pas avoir trop de mal. De toute façon, tu ne peux pas aller bien loin avec ta promise dans cet état.
-Ce n’est pas ma…
-Il a raison Orony, je suis trop mal en point pour pouvoir voyager. Tu vas devoir t’occuper de moi.
Elle s’accrocha au bras du valeureux guerrier qui se tenait à côté, lui faisant sentir sa “détresse” de tout son poids.
-Oh ! Très bien, tu as gagné Stesh.
Steshin afficha un sourire narquois alors qu’Oronay était dépité. Le varvarish avait laissé sa fierté prendre le dessus sur sa raison et il avait perdu ce petit jeu d’esprit avec l’aide de Mesia. Cette dernière regardait le mage-guerrier avec des yeux implorants de petite fille.
-Et tu vas aller où ?
-Chercher ce capitaine maintenant que nous avons un navire et un équipage.
-La route est dangereuse, tu ne dois pas y aller seul.
-Tu as raison.
Steshin détourna la tête en direction de son nouvel acolyte pour être mieux entendu.
-Haut maître Avosy ! Amène-moi tes deux meilleurs hommes. Je les attendrai dehors.
-Tout de suite, seigneur Steshin.
Le haut maître du culte partit comme une flèche en direction des étages supérieurs, bousculant presque Mesia.
-Tu aimes ça ? Te faire passer pour une divinité j’veux dire.
-Les seuls démons qui aiment être vénérés sont les succubes. Ai-je l’air d’une succube ?
La réflexion amusa quelque peu Oronay qui afficha un sourire en coin au contraire de Mesia.
-D’accord Steshin, je vais m’occuper de tes… Adeptes.
-Je vais repasser au village pour prendre quelques provisions avant de partir le lendemain pour Moron.
-Ça va être long.
-Je vais revenir aussi vite que possible.
-De toute façon, il faudra quelques dano de repos à Mesia.
-Oui, mon Orony.
La perspective de passer quelques dano en presque tête à tête enthousiasma très moyennement le varvarish, contrairement à la varvarish.
-Je vous laisse, les tourtereaux. À dans quelques dano.
Et Steshin quitta la salle de rituel sans laisser l’occasion à Oronay de répliquer. Il remonta les escaliers deux à deux et ressortit dehors en traversant le hall du manoir. Il prit le temps d’observer la nature sauvage au loin.
Les choses ont pris une tournure inattendue. Je me demande bien comment tout cela va aller. De toute façon, ces cultistes n’ont pas l’air de pouvoir survivre seuls. Ils vont…
-Seigneur Steshin !
La voix grave du haut maître le tira hors de ses réflexions. Il se retourna dans sa direction et le vit accompagné de deux cultistes. Tout d’abord un grand tout maigre qui, visiblement, faisait facilement une tête de plus que Steshin. Et ensuite un bien plus petit et trapu devant faire deux têtes de moins, au minimum, par rapport au précédent.
-Voici les deux adeptes que vous aviez demandé, seigneur Steshin. Ce sont les plus prometteurs, je peux vous le garantir.
Autant laisser tomber pour le juste Steshin.
-Je fais confiance à ton jugement, haut maître. Comme toujours.
-Vous m’honorez, seigneur Steshin.
Il a définitivement oublié. Je vais devoir faire avec.
-Quel est leur nom, haut maître ?
-Seigneur Steshin, le plus grand se nomme Grona et l’autre se nomme Smenkes.
-Leur as-tu expliqué leur tâche, haut maître ?
-Bien entendu, monseigneur. Ils vous protégeront jusqu’à leur dernier souffle. Bien que je doute que vous en ayez tant besoin que ça, seigneur Steshin.
-Bien. Tu peux retourner à tes préparatifs, haut maître.
-À vos ordres, seigneur Steshin.
J’aimerais partager ses certitudes quant à mes aptitudes au combat.
Le haut maître retourna dans la ruine qui servait de repère au culte de la rage.
-Adeptes Grona et Smenkes, nous allons nous rendre à Moron pour y chercher quelqu’un. Normalement, ça devrait bien se passer et vous ne serez pas obligés de réduire qui ou quoi que ce soit en charpie.
-À vos ordres…
-Seigneur Ravust !
-Sous cette forme, adressez-vous à moi sous le nom de Steshin, adeptes.
-Nos excuses…
-Seigneur Steshin !
Ça ira, je n’ai ni l’envie ni la force de leur faire oublier le seigneur. Ces deux-là forment un drôle de duo en tout cas.
-Avez-vous des questions ?
Steshin leur laissa quelques instants pour pouvoir formuler une réponse avant de reprendre.
-Mettons-nous en route dans ce cas. Nous allons faire un crochet par un village côtier dans un premier temps.
Ce singulier trio se mit en route en direction du village que Steshin employait comme camp de base depuis quelques temps. Ils arrivèrent quelques uniao plus tard sans encombre et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils se firent remarquer. Les habitants, comme les gens de passage, jetèrent des regards méfiants aux deux cultistes. Ces derniers répondirent par le mépris. En dehors de ça, ils passèrent la nuit sans autre perturbation.
* * *
Iad 41 de l’ère impériale, neuvième dan de Grosta
Avant de repartir tôt le matin en direction de Moron, Steshin promit à l’ancien de lui raconter ses dernières péripéties. Le voyage en lui-même se déroula sans souci particulier et sous un ciel clément. Il put admirer la qualité de l’enseignement que le haut maître avait prodigué à ses adeptes.
Il y a des choses à revoir. Beaucoup de choses. Mais chaque chose en son temps. J’ai autre chose à planifier pour le moment.
* * *
Iad 41 de l’ère impériale, onzième dan de Grosta
Ils arrivèrent finalement aux portes de Moron quelques uniao après la tombée de la nuit sous un ciel dégagé et magnifiquement étoilé.
Nous sommes arrivés vite. Ils ne traînent pas les pattes ces deux-là. On avait pas vraiment besoin de s’économiser sur ce coup d’un autre côté.
Steshin et les deux cultistes eurent de la chance de pouvoir entrer si tardivement en ville. En temps normal, toute entrée est proscrite dans une ville après une certaine unia. Mais dans ces régions froides et inhospitalières, surtout pour les étrangers, les gardes à l’entrée peuvent se montrer un peu plus compréhensif qu’ailleurs. Surtout avec une petite compensation pour leurs efforts.
Steshin emmena ses deux adeptes à la recherche d’une petite auberge pour la nuit qu’ils trouvèrent assez rapidement avec un tenancier peu ravi d’une arrivée si tardive mais qui ne pouvait se permettre de faire la fine bouche en cette période de l’iad où le commerce ralentissait.
* * *
Iad 41 de l’ère impériale, douzième dan de Grosta
Le lendemain, Steshin, accompagné de ses deux adeptes, partit de bonne unia en direction de la taverne où il avait rencontré plus d’une demi monaison plus tôt ce capitaine de navire appelé Borshia “tie Magsarnist” . Arrivé devant l’établissement, il se dit qu’il fallait mettre certains points au clair avec ses adeptes pour éviter tout… Malentendu.
-Adeptes Grona et Smenkes, pas un mot et ne violentez personne.
-Il en sera fait ainsi…
-Seigneur Steshin.
Plus j’y pense, plus je me dis qu’ils ressemblent davantage à des assassins qu’à des mendiants ces deux-là. Ils sont plus froids que le haut maître. Peut-être que je me fais des idées.
Ce trio peu banal entra dans la taverne et il se dirigea droit vers le comptoir de la tenancière que Steshin interpella de la voix.
-Excusez-moi, où se trouve l’un de vos habitués ? Celui que l’on surnomme “tie Magsarnist” ?
-Vous lui voulez quoi à ce marin d’eau douce ?
-Simplement lui signifier que j’ai l’avance sur le payement qu’il m’a demandé.
-Avec ces deux jojos ?
-Ce sont mes gardes du corps. Ils me protègent lors de mes…
-Ah ! Mais je vous r’connais ! Vous êtes le type qui voulait se rendre en Varvary.
-Hum… Oui. En effet.
-Il est d’venu quoi, votre ami ?
Ce n’est pas mon ami !
-Mon… Compagnon de route, je vous prie, est actuellement pris par une affaire urgente.
-Si vous l’dites. Et pour votre marin, il doit être en train de cuver dans l’arrière salle.
-Merci.
-Et pas de grabuge. Sinon vous allez la sentir la différence avec le continent.
-N’ayez crainte, ce n’est pas le but de ma visite.
La tenancière le toisa d’un regard méfiant lorsqu’il se dirigea vers ladite salle avec ses deux adeptes, elle espérait qu’ils partiraient tous au plus vite. Steshin trouva le capitaine qu’il cherchait, endormi, la tête sur la table, ronflant tranquillement.
-Messire Borshia “tie Magsarnist” !
Il dormait bien profondément et n’eut aucune réaction particulière à l’appel de son nom.
Il dort comme une souche. Aux grands maux, les grands remèdes !
Steshin fit craquer les articulations de ses doigts et frappa aussi fort qu’il le put sur la table, juste devant le nez du marin assoupi. Ce fut sans succès.
Mais quel nul je suis !
L’adepte Grona, le plus grand des deux cultistes, s’avança vers la table sans un mot et frappa dessus avec force, réveillant le capitaine assoupi dans un sursaut. Celui-ci vit en premier le visage patibulaire du cultiste.
-Que… Que… Me voulez-vous ?
Grona se replaça derrière Steshin comme si de rien n’était, ravi d’avoir bien servi son nouveau seigneur.
-Gudan, capitaine “tie Magsarnist” . Vous souvenez-vous de moi ?
Le principal intéressé resta interdit, les lèvres paralysées et la gorge sèche.
-Je suis la personne qui souhaitait se rendre en Varvary.
Borshia “tie Magsarnist” repris un peu de contenance ainsi que quelques couleurs.
-Je me souviens… Il y a quelques dano… Avec votre ami.
Ce n’est pas mon ami !
La contrariété fut visible sur le visage de Steshin durant quelques instants.
-Depuis, je vous ai trouvé un navire et un équipage.
-Ah bon ? Oh, très bien. Vos hommes sont-ils expérimentés ?
-Pas vraiment. Mais ils ont hâte d’apprendre.
-Je ne suis pas certain que…
-Allons, nous ne sommes pas pressés par le temps, nous pourrons ralentir pour ne pas prendre de risque inutile.
-Vous non, mais les glaces au Nord, par contre…
-C’est à dire ?
-En fin d’iad, la mer gèle et il n’est plus possible de rejoindre la Varvary par les eaux. Ni d’en revenir d’ailleurs.
Il va falloir faire l’aller-retour en un temps record dans ce cas. Ça risque d’être compliqué. Mais je ne veux pas attendre avec tous ces dégénérés autour de moi.
-Nous nous débrouillerons.
-Mais…
Dans le dos de Steshin, l’adepte Grona préparait ostensiblement ses poings pendant que l’adepte Smenkes léchait la lame d’un poignard qu’il venait de sortir de sous son capuchon rouge cramoisi. Tous deux arboraient une expression sadique.
-Que vous faut-il pour vous convaincre ? Vous aurez un navire, un équipage et une chance de vous renflouer ! Sans compter les probables babioles onéreuses que nous trouverons là-bas.
Borshia évalua les différentes options qui se présentaient à lui. Mais aucune n’était réellement plaisante. Finir dans le caniveau maintenant ou s’en sortir peut-être plus tard ?
-Je… J’accepte votre offre.
Le marin se leva de son tabouret en s’appuyant sur des jambes cotonneuses pour serrer la main de Steshin.
-Ravi de l’entendre. Quand serez-vous prêt à partir ?
-Seul’ment le temps de prendre mes affaires. Je serais de retour d’ici une unia environ.
-Nous vous attendrons ici.
Les deux cultistes reprirent une posture passive comme si de rien n’était. Le capitaine acquiesça.
-Je tiendrai parole.
-Je n’en ai jamais douté au vu de votre réputation, capitaine.
Borshia “tie Magsarnist” prit congé de son nouvel employeur et de ses deux étranges suivants.
Il a finalement accepté. Heureusement que j’ai trouvé les bons arguments pour qu’il change d’avis. Et encore heureux que les deux autres n’aient rien fait, ils auraient pu nous attirer des ennuis.
Le trio s’assit à une table. Steshin commanda une choppe de bière locale, ni chère, ni exceptionnelle.
Ils ne sont pas si méchants que ça mes deux adeptes, je me suis peut-être trompé au final. Hum… Ils ne commandent rien ?
Après avoir bu une gorgée de sa boisson, Steshin entendit les ventres de ses deux adeptes gargouiller au sein d’une taverne vide de tout client. Ils ne dirent toujours rien.
Ils restent de marbre.
-Voulez-vous quelque chose à manger ?
Ils ne répondirent pas, ils restèrent stoïques et droits sur leur chaise. Difficile de dire s’ils respiraient ou non.
Ils n’obéissent pas si bêtement aux ordres, si ?
-Répondez-moi !
-Oui, seigneur Steshin…
-Mais nous ne voulons pas vous ennuyer…
-Avec nos besoins de mortels.
-Nous saurons nous contenter de vos restes…
-Seigneur Steshin.
Steshin avait l’air particulièrement déçu et il l’était un peu au fond de lui.
Et ce sont les deux meilleurs…
Il fit signe à la tenancière, qui était également la fille de salle, pour lui signifier qu’il avait une nouvelle commande à passer.
-Un gigot pour mes deux servants. Et des patates avec.
-Tout de suite monsieur. Et merci d’avoir employé Borshia.
-Il a eu de la chance.
-Je le raille souvent mais c’est un bon capitaine qui a reçu un coup du sort récemment.
-J’espère. Sinon, nous resterons bloqués en pleine mer.
-Ne vous en faites pas.
Elle repartit en direction de la cuisine avec un bien bel entrain et une mine réjouie.
-Vous êtes trop bon…
-Avec nous, seigneur Steshin.
-C’est normal. En tant que seigneur et maître, je dois m’assurer que vous puissiez suivre mes enseignements.
Le plat fut servi peu après et les deux cultistes avalèrent tout en un temps record.
On dirait qu’ils n’ont pas mangé depuis des lustres.
-À quand remonte votre dernier vrai repas ?
-Comme celui-ci…
-Seigneur Steshin ?
-Pas forcément aussi copieux.
-Ça doit remonter à la dernière…
-Mona, seigneur Steshin.
-Lorsqu’on avait dépouillé ce gringalet de passage.
-En votre nom, seigneur Steshin.
Je m’en doutais. Je me doutais des deux.
Un peu plus tard, le capitaine revint dans la taverne un imposant sac sur le dos.
-Nous pouvons partir quand vous le voulez.
-Nous venons tout juste de terminer. Vous avez le sens de l’arrivée à point nommé.
Steshin et ses deux adeptes se levèrent tout en laissant de quoi payer leur repas. Ils se dirigèrent tous les quatre en direction de la sortie lorsque la tenancière interpella verbalement Borshia “tie Magsarnist” avec un ton enjoué.
-N’oublie pas de revenir payer ton ardoise !
-T’en fais pas ! La prochaine fois que je passerai, je te rembourserai tout ! Je le jure sur mon nom, Borshia “tie Magsarnist” !
-Tu as intérêt !
-Mais si je ne reviens pas, c’est que je serais mort.
La tenancière ne sut quoi répondre. Borshia “tie Magsarnist” , comme son surnom le laissait penser, était un fanfaron d’habitude. Un fanfaron compétent et optimiste pas quelqu’un de réaliste. Lui de son côté, se disait qu’il s’était engagé dans une bien étrange aventure et il espérait que ce ne soit pas la dernière.