Les loups ne se mangent pas entre eux – Chapitre 1 – Comme chien et chat

9 mins

Donville-les-Bains,

Vendredi 28 août 2020, 17h20

Eden pesta intérieurement. S’il y avait bien une chose qui ne lui avait pas manqué pendant les deux mois qu’il venait de passer à la Barbade, c’était bien la pluie. Cette foutue pluie qui lui donnait une odeur de chien mouillé, une odeur qu’il détestait par-dessus tout, mais surtout une odeur que les humains ne manquaient jamais de remarquer. Et Eden détestait se faire remarquer…

La plupart du temps, il se baladait avec son gilet en cuir sur le dos, et expliquait à qui trouvait qu’il flottait dans l’air une odeur étrange que si le cuir de renard était magnifique, il présentait l’inconvénient de sentir le chien mouillé dès qu’il y avait un peu d’humidité dans l’air. Mais puisque ce gilet était un cadeau de sa défunte mère, disparue dans un tragique accident de voiture provoqué par un chauffard ivre, il ne pouvait se résoudre à s’en séparer.

Tout le monde pouvait comprendre ça, et la plupart des gens à qui il racontait son histoire avaient même tendance à ressentir pour lui une certaine compassion. Si ça leur permettait de se sentir mieux, il n’y voyait pas d’inconvénients.

Mais là on était au mois d’août, le mercure devait frôler les quarante degrés, il n’y avait pas eu un poil de vent de la journée, jusqu’à ce qu’un orage d’été s’invite inopinément sur la côte. Bref, le temps de courir de l’entrée de son immeuble à la supérette qui occupait le rez-de-chaussée au fond de la résidence avait suffi à ce qu’il soit trempé jusqu’aux os, et qu’il pue le clébard mouillé alors qu’il était en bermuda, en tongs et en t-shirt. S’il ne voulait pas attirer l’attention, il allait devoir éviter de traîner trop longtemps dans les rayons.

Il se dépêcha de faire ses achats, et eut du mal à ne pas éclater de rire en voyant la moue réprobatrice de la vieille madame Darbois, plus connue dans la résidence sous le nom de « la Colonelle », voire de « Mamie Gestapo », et qui se trouvait juste derrière lui à la caisse. Alors qu’elle s’apprêtait à ouvrir la bouche, certainement pour se plaindre de l’odeur qu’il dégageait, Eden tapota son masque de l’index et lui fit remarquer d’une voix douce :

– Vous avez perdu votre masque.

La petite vieille, qui faisait toujours mine d’être un peu dure de la feuille alors qu’elle n’avait aucune difficulté à épier les conversations de ses voisins, demanda presque en criant :

– Qu’est-ce que vous dites ?

Eden, amusé, se laissa prendre au jeu : pendant que les autres clients se focaliseraient sur la petite dame, ils ne se préoccuperaient pas de l’odeur de chien mouillé qui flottait dans le magasin. Il éleva donc la voix avant de répéter :

– Votre masque ! Vous avez perdu votre masque !

Eden savait très bien qu’elle n’avait pas perdu son masque : elle ne l’avait tout simplement pas mis. Tout le monde dans la résidence connaissait madame Darbois, résidente du C116. Elle était vieille, désagréable, commère, bigote, coincée, et adepte de toutes sortes de théorie du complot. De l’assassinat de JFK par la CIA aux « chemtrails », de l’atterrissage d’un engin extra-terrestre à Roswell aux Illuminati, de la mise en scène de l’alunissage de Neil Armstrong au Covid-19 créé par l’industrie pharmaceutique pour augmenter ses bénéfices, tout y passait. Sans oublier les juifs, les communistes, les drogués, les francs-maçons, le gouvernement, les homosexuels, les immigrés, les témoins de Jéhovah… La liste des griefs de la vieille dame était aussi longue que divertissante.

Devenue, contre toute attente, le centre d’attention de la foule silencieuse qui attendait aux caisses, elle s’empressa de sortir de son sac un masque jetable, qu’elle passa tant bien que mal en manquant de faire tomber ses lunettes. Parce que si la Colonelle avait beaucoup à redire sur les forces de l’ordre – excepté quand elle appelait la gendarmerie de Granville pour dénoncer ses voisins, d’où son deuxième surnom – la veuve du colonel Maurice Darbois était également particulièrement près de ses sous, et la simple idée de devoir donner cent trente-cinq euros au Trésor public – cent trente-cinq euros de sa retraite que ce gouvernement de gauchistes s’empresserait de distribuer avec largesse aux trop nombreux assistés, ou pire, aux trop nombreux immigrés que comptait le pays – cette simple idée devait l’empêcher de trouver le sommeil.

Pendant que la vieille harpie se débattait avec son masque et ses lunettes, la caissière avait eu le temps d’enregistrer tous les articles d’Eden, qui avait réglé et quitté le magasin avant même que madame Darbois ait eu le temps de sortir quoi que ce soit de son chariot.

Eden n’aurait aucune explication à fournir, aucune excuse à donner, et la Colonelle allait sans doute l’éviter pendant quelques jours. En dépit de la pluie, la mauvaise humeur d’Eden avait disparu lorsqu’il arriva chez lui.

Bien évidemment, absolument rien de ce qu’il pouvait raconter aux fouineurs afin de satisfaire leur curiosité n’était vrai : son gilet en cuir de renard était un petit caprice qu’il s’était offert à prix d’or lors d’un séjour à Paris, un clin d’œil à sa chevelure d’un roux éclatant. Et le gilet en question ne sentait rien d’autre que le cuir, quel que puisse être le degré d’humidité.

De son côté, sa « défunte mère » – qu’il n’avait pas vue depuis au moins trois bonnes années – traînait, aux dernières nouvelles, quelque part en région parisienne, sans doute à la recherche d’un mec avec qui passer la nuit, ou d’un quelconque autre moyen de se faire assez de fric pour pouvoir se payer sa dose, quel que puisse être son degré de lucidité.

Quant à lui, ce qu’il faisait de mieux consistait à ne rien faire du tout. Et si, par malchance, il n’avait pas eu suffisamment de temps pour glander durant sa journée, il faisait comme tout le monde : il finissait le lendemain.

À trente-cinq ans, Eden était un solitaire, dans tous les sens du terme. Il bossait en intérim quand l’ennui le gagnait, et sinon il passait le plus clair de son temps à plumer au poker ceux qui se croyaient meilleurs que lui. Autrement dit, il vivait plutôt confortablement.

Il suffisait pour s’en convaincre de voir le superbe appartement dont il avait fait l’acquisition l’année précédente, en se passant de crédit. Il n’avait qu’une seule chambre, mais l’appartement était spacieux, la résidence flambant neuve, la vue sur l’océan à couper le souffle… Par ailleurs, la résidence était entourée de suffisamment d’espaces verts pour qu’il soit certain de ne pas voir pousser trop près de chez lui de nouvelles constructions un peu comme des champignons après la pluie. De plus, il n’avait que la rue à traverser pour aller à la plage : rien ni personne ne viendrait donc non plus lui gâcher la vue qu’il avait depuis sa terrasse du troisième étage.

Il adorait aller se baigner dans l’océan le matin, quand la plage était déserte. Pas pour une question d’odeur – les lycans ne dégageaient leur fameuse odeur de « chien mouillé » qu’au contact de l’eau douce – mais pour pouvoir profiter du calme du matin, et pour pouvoir s’allonger une heure ou deux au soleil sans avoir un mioche qui lui marche dessus ou une blonde sans-gêne qui secoue sa serviette pleine de sable pile à côté de lui.

Eden aimait la solitude. Et ça faisait de lui un lycan un peu à part.

Le petit félin qui vint se frotter contre ses jambes alors qu’il venait de déposer son sac de courses sur la table ronde faisait également de lui un lycan pas comme les autres : les loups-garous n’avaient pas d’animaux de compagnie, et surtout pas des félins.

Eden avait un ami, Henri, qu’il avait connu à l’époque où il était en foyer, et qui travaillait maintenant à Rouen dans le milieu associatif. Une collègue d’Henri était mariée à un vétérinaire, qui était également responsable d’un refuge pour animaux, et le refuge cherchait des volontaires pour construire une nouvelle série d’enclos pour les chiens et les chats, le bâtiment existant étant à la fois vétuste et surchargé.

Henri avait demandé un coup de main à Eden, qui avait hésité un instant : Henri ne connaissait pas son secret, et lui avait donc fait cette proposition sans la moindre arrière-pensée. Mais comment les animaux allaient-ils réagir à la présence parmi eux d’un loup-garou ? La météo lui avait donné la réponse : il pleuvait, et si les conditions étaient loin d’être idéales pour travailler, il ne serait pas le seul chien mouillé dans le secteur, et peut-être que tout se passerait bien. Autrement dit, même s’il risquait fort de sortir de là trempé, il avait de bonnes chances de réussir à passer entre les gouttes…

De fait, il s’était planté en beauté : à peine était-il descendu de voiture que tout le refuge s’était mis à gronder, à cracher, à siffler… Mais tout le monde avait mis ça sur le compte de l’activité inhabituelle due au chantier, et la journée s’était passée sans autre problème que le vacarme épouvantable des animaux surexcités.

Vers la fin de l’après-midi, une petite boule de poils rousse, complètement trempée, était venue se frotter à Eden, qui était resté sans voix : c’était la première fois depuis qu’il avait muté qu’un animal venait volontairement vers lui. Et en plus, un chat ? C’était le monde à l’envers !

– Eden, je te présente Roméo.

Eden, qui s’était accroupi pour caresser le chaton, leva les yeux vers Maël, le responsable du refuge. Celui-ci reprit :

– On l’a appelé Roméo parce qu’il a le contact facile, et qu’il est toujours en mode séduction. Mais c’est la première fois que je le vois sortir sous la pluie…

Les petits rouages du cerveau d’Eden se mirent à fonctionner à plein régime, et avant qu’il ait pu arriver au bout de sa réflexion il s’entendit demander :

– Il est à adopter ?

– Tout juste… Il faudrait que tu attendes encore un peu qu’on ait fini de le sevrer.

– C’est-à-dire ?

– Si tu veux le prendre aujourd’hui, il va falloir le nourrir au biberon pendant encore quelques jours, en plus de ses croquettes. D’ailleurs, normalement, je n’ai pas le droit de te le donner avant qu’il ait huit semaines…

– Il aura huit semaines dans combien de temps ?

– Une dizaine de jours.

– OK. Donc, j’embarque Roméo aujourd’hui. On va dire que tu me le confies pour que je m’occupe de son sevrage. Et dans une dizaine de jours, on fera les papiers. Si tu es d’accord.

Maël ne semblait pas vraiment disposé à accepter l’offre un rien étrange d’Eden, mais Henri vint en renfort et appuya la demande de son ami :

– Regarde-les : ils sont roux tous les deux, ils s’aiment déjà, et ce sont tous les deux des gamins. Tout va bien se passer, tu verras !

Eden lui lança un regard noir, mais Maël sourit :

– Vu sous cet angle… Bon, allez, c’est d’accord. Tu as tout ce qu’il te faut pour t’occuper de Roméo ?

– Absolument pas. Mais par contre, j’ai ma carte bancaire.

– Je vois…

– Tu me files tout le nécessaire, tu me fais la liste de ce que je dois acheter et que tu ne peux pas me fournir, et je repars avec Roméo. Et dans dix jours, on fait sa visite vétérinaire, et on remplit les papiers. Ça marche ?

– Puisque Henri dit que ça va marcher, alors ça marche pour moi aussi.

Une poignée de main et une razzia dans les stocks du refuge plus tard, Roméo avait pris place dans son panier tout neuf, sur le siège passager du coupé d’Eden, et s’était endormi à peine installé. Il ne s’était réveillé que deux cent cinquante kilomètres plus loin, quand Eden était entré dans le parking souterrain de l’immeuble.

Trois mois plus tard, Roméo était toujours aussi affectueux avec son maître, même si, la première fois que celui-ci s’était transformé, il avait fallu quelques minutes au chaton pour reconnaître Eden. Mais c’était bien l’objectif de ce dernier : faire comprendre à son colocataire qu’il n’était pas tout à fait un humain comme les autres. Cette transformation, volontaire – depuis vingt-deux ans qu’il avait muté, Eden avait appris à maîtriser ses transformations – avait eu l’effet escompté : Roméo était allé au-delà des apparences. Autrement dit, à trois mois à peine, il avait fait mieux que beaucoup d’humains adultes n’auraient fait à sa place…

La visite d’adoption s’était rapidement transformée en habitude : une fois par mois, Eden et Roméo allaient passer le week-end chez Maël et Clara, pour aider au refuge. Enfin, c’était surtout Eden qui aidait. Roméo, lui, se contentait de squatter la voiture la journée, et la chambre d’Eden la nuit.

Ce petit rituel était pour Eden l’occasion de changer d’air, de sortir et de voir Henri, qui était très heureux que son ami d’enfance se « socialise » un petit peu.

Parce que si l’homme est un animal social, le lycan l’est encore plus – au moins en théorie.

Les loups-garous sont censés appartenir à une meute, et ne pouvoir s’épanouir qu’en son sein. Les meutes, regroupées en hardes, permettent également aux loups de nouer des relations en dehors de la meute.

Depuis qu’il avait dix-huit ans, Eden n’appartenait plus à aucune meute, et techniquement il n’appartenait donc plus à aucune harde non plus. Il était un loup solitaire, un upsilon, ce que les humains, gavés de romans fantastiques, de films plus ou moins réussis et de séries télévisées, appellent un « oméga » de manière erronée. Mais bon, aucun loup n’avait jamais jugé utile de déniaiser les humains à ce propos en écrivant un livre ou une thèse de doctorat sur le sujet.

Les humains faisaient systématiquement le parallèle entre les loups à quatre pattes et les loups à deux pattes. Les hommes, qui avaient un penchant prononcé pour l’anthropomorphisme, avaient adopté la démarche inverse concernant les lycans : ils s’étaient inspirés, depuis la nuit des temps, de l’animal pour décrire la créature mi-humaine, mi-loup, qui peuplait les contes et les légendes du monde entier. Ceci en dépit du fait que le terme « garou », que l’on trouve sous diverses formes dès la fin du XIIe siècle, signifie littéralement « homme qui se transforme en loup ». Malgré cela, pour les humains – qu’ils croient ou non à l’existence des loups-garous – les lycans s’organisent entre eux comme les loups. « Errare humanum est », dit le proverbe. L’erreur est humaine…

Eden avait pris dans ses bras Roméo, qui était monté sur la chaise en miaulant pour réclamer un câlin. Il aurait pu monter sur la table, mais il savait que son maître n’aimait pas vraiment ça. Même si, à l’heure du repas, Roméo n’hésitait jamais à venir inspecter le contenu de l’assiette d’Eden, voire à y tremper la patte pour goûter avant de se servir. Eden savait qu’il n’aurait jamais dû accepter ça, mais il trouvait la chose amusante. Et puis, de toute manière, personne ne venait jamais chez lui. Son appartement, c’était son sanctuaire.

Son téléphone se mit à sonner dans sa poche. Le nom qui s’affichait sur le cadran fit s’évanouir sa bonne humeur. Roméo, inquiet de ce changement d’humeur, cessa de ronronner et sauta sur la chaise avant d’aller s’installer dans un coin du canapé.

Le nom qui s’affichait sur l’écran était celui de Seth, le sigma qui avait fait de lui un lycan vingt-deux ans plus tôt…

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1 Commentaire
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Pperso Nperso
2 années il y a

Très bien écrit, très fluide, bravo ! Ou peut-être que je manque d’objectivité… mon chat m’a choisi parce que nous étions tous les deux roux.
Ceci mis à part, très belle entrée en matière, donne envie de découvrir la suite.

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