Les loups ne se mangent pas entre eux – Chapitre 2 – Le loup dans la bergerie

9 mins

Foyer de la Commanderie,
Saint-Martin-de-Boscherville,
Dimanche 12 juillet 1998, 18h30

Tout le foyer, petits, grands, et même l’équipe éducative au grand complet, était en effervescence depuis quatre jours, depuis que la France avait battu la Croatie deux buts à un au Stade de France. Lilian Thuram, qui était déjà considéré comme un héros par les soixante-dix garçons du foyer, avait été, depuis ses deux buts contre les Croates, élevé au rang de véritable dieu du foot. Zeus n’avait qu’à bien se tenir…

Ce soir, c’était le grand soir : à partir de vingt heures, tout le monde serait installé devant l’écran blanc du vidéoprojecteur de la salle de loisirs, et enfants comme adultes assisteraient dans un silence religieux au décompte qui les rapprocherait de la grand-messe footballistique de ce dimanche soir.

Sauf imprévu, l’office devait commencer à vingt et une heures.

Comme tout le monde ici, Seth – qui dirigeait le foyer de la Commanderie depuis deux ans – était ravi de l’incroyable performance des Bleus. Depuis un mois maintenant, l’ambiance un peu morose qui s’emparait du foyer aux périodes de vacances scolaires s’était transformée en une sorte d’union sacrée au rythme des victoires de l’équipe nationale. Les garçons, peut-être plus galvanisés encore que devaient l’être Didier Deschamps et son équipe, passaient leur temps à voir et à revoir les matches dûment enregistrés par Giacomo sur cassette vidéo. Par précaution, le responsable de projection – qui était également le médecin du foyer – avait fait une copie de chaque cassette vidéo, au cas où, pour une raison ou pour une autre, la première viendrait à être endommagée…

Pour le bonheur des enfants et la tranquillité des adultes, Seth espérait que la France s’imposerait ce soir encore : le bon déroulement de la longue période des grandes vacances dépendait en grande partie du résultat du match de ce soir.

Puisque, comme tous les autres enfants du pays, les garçons du foyer n’allaient pas à l’école pendant les vacances, c’était le moment où les problèmes prenaient de l’ampleur. Les « petites vacances » étaient trop courtes pour que les choses aient le temps de mal tourner. En revanche, les grandes vacances, c’était une tout autre histoire.

Les pensionnaires les plus chanceux – ils étaient malheureusement peu nombreux à la Commanderie – avaient encore une famille, qui généralement les récupérait au moins pour une partie des vacances. Les autres, écrasante majorité, se retrouvaient coincés au foyer, un peu les uns sur les autres, sans la soupape de sécurité que pouvait constituer le simple fait de côtoyer le monde extérieur en allant à l’école. De plus, une partie de l’équipe éducative partait en congés, et il était très difficile pour Seth de trouver des personnes de confiance pour remplacer les absents.

Ici, plus encore qu’ailleurs, la confiance était un impératif. Après la tristement fameuse affaire de cet éducateur qui venait d’écoper de dix ans de prison pour avoir abusé de plusieurs enfants du foyer, « il ne faudrait pas faire rentrer le loup dans la bergerie », comme le faisait si justement remarquer Jacqueline DiMie – « Ça se prononce dimié, faites comme s’il y avait un accent sur le e », n’hésitait-elle jamais à rappeler.

À chaque fois qu’elle remettait sur la table cette histoire de loup dans la bergerie, Seth ne pouvait s’empêcher de sourire. Ce qui lui valait systématiquement une remontrance de Jacqueline, qui avait été complètement bouleversée par cette affaire de pédophilie. Elle n’était évidemment pas la seule, mais elle était la seule femme de l’équipe – les femmes s’occupant plutôt des foyers de filles – et elle était une vraie mère pour chacun de ces enfants.

Son mari, Giacomo, était le médecin du centre… et un peu aussi celui du village. Sa femme et lui étaient arrivés au foyer de la Commanderie au début des années soixante-dix, et n’en étaient jamais repartis. Étant le seul médecin du village, Giacomo avait obtenu l’autorisation de consulter au foyer, et cette initiative un peu surprenante avait permis aux riverains de découvrir la Commanderie, ses enfants, et de se rendre compte que les soixante-dix gamins qui y vivaient n’avaient rien de repris de justice, et qu’au contraire le foyer leur avait permis de conserver leur bureau de poste et leur école primaire. Mine de rien, soixante-dix enfants de plus dans un village d’à peine un peu plus de mille habitants, dont une bonne trentaine étaient scolarisés en primaire, c’était une véritable aubaine, surtout pour un village qui se situait à un quart d’heure à peine de Rouen.

Les DiMie, qui n’avaient jamais pu avoir d’enfants, avaient littéralement sauvé le foyer : lorsque le maire de Saint-Martin avait appris par Jacqueline que l’Aide à l’enfance songeait à fermer la Commanderie, il avait remué ciel et terre pour sauver le foyer et la vie de son village. De guerre lasse, noyé sous les courriers et les articles de presse, le Conseil général avait fini par embaucher un spécialiste des cas désespérés pour remettre la maison sur les rails, et lui avait donné deux ans pour le faire. C’est ainsi que Seth Girard, le saint Jude des foyers en difficulté, avait atterri à la Commanderie.

Seth n’était pas tout à fait un directeur de foyer comme les autres : il était un directeur-auditeur. Son travail ne consistait pas seulement à diriger les foyers de l’Aide sociale à l’enfance, mais également à redresser la barre des établissements dans lesquels on l’envoyait. Parfois mal gérés – et pas uniquement sur le plan financier – ces foyers se faisaient régulièrement étriller par la presse, persuadée d’aider ainsi les enfants confiés à l’État.

Les journalistes qui écrivaient ce genre de papier avaient le don d’agacer Seth, qui leur aurait volontiers expliqué entre quatre yeux que pour vraiment aider les enfants, ils feraient bien de prendre quelques secondes pour réfléchir au fait qu’un foyer fermé n’avait jamais aidé personne.

Seth s’était donc retrouvé à la tête du foyer de la Commanderie fin juin 1996, et il y avait trouvé l’une des pires situations qu’il ait jamais rencontré dans sa carrière : comptes dans le rouge, personnel sous-qualifié, sous-payé et en sous-effectif, installations aux limites de la vétusté, enfants quasiment abandonnés à eux-mêmes… L’ensemble ne tenait plus que par la force des DiMie et de quelques éducateurs, qui tenaient littéralement le foyer à bout de bras, et à la mairie de Saint-Martin qui aidait la Commanderie avec le peu de moyens dont elle disposait.

Grâce à un ami – lycan lui aussi – au Conseil général de la Seine-Maritime, il avait pu obtenir que le département prenne rapidement en charge la mise aux normes des locaux. Les travaux avaient commencé moins de deux mois plus tard, grâce à un groupement d’artisans locaux – dont le maire de Saint-Martin, qui était ébéniste – qui avaient décidé de participer aux rénovations en fournissant les matériaux à prix coûtant en contrepartie de la reconnaissance par le département du label « artisanat de Seine-Maritime » pour lequel ils bataillaient depuis des années. Preuve que la politique peut, si seulement on veut bien s’en donner la peine, conduire à de bonne choses…

Faire le ménage dans l’équipe éducative – qui regroupe, au-delà des seuls éducateurs, tous les adultes travaillant ou intervenant au sein du foyer – avait en revanche été nettement moins facile. Pourtant, pour reprendre les enfants en main, il avait fallu trancher dans le vif. La dernière des neuf procédures lancées contre lui et l’Aide à l’enfance devant les Prud’hommes avait pris fin à peine deux semaines plus tôt, et il venait de recevoir un courrier de félicitations du président du Conseil général pour avoir su redonner un avenir au foyer de la Commanderie et à ses pensionnaires.

Sa mission prendrait fin dans quelques jours, et il aurait droit à deux semaines de vacances bien méritées avant de rejoindre son prochain poste dans le Var, du côté de Toulon.

Quitter la Commanderie et la Normandie ne l’enchantait pas vraiment, mais ces incessants changements de poste étaient à la base même de son métier. D’un autre côté, cette mobilité lui permettait aussi de mettre la main sur des perles rares, comme le jeune Eden Lambert, un gamin qui venait de fêter ses treize ans… et ses huit ans dans le système.

Eden avait eu un parcours atypique, même pour un enfant de l’assistance publique.

Il avait été trouvé par la police au cours d’une descente de la brigade des mœurs dans un hôtel miteux de la banlieue de Rouen, en train de construire un château fort multicolore en Lego pendant que sa mère se faisait sauter, à deux mètres de là, par un routier allemand complètement ivre.

L’équipe qui avait pris en charge Eden avait pu établir que l’enfant était quasiment laissé à l’abandon, qu’il souffrait de malnutrition, probablement de mauvais traitements, et qu’il avait déjà assisté de nombreuses fois aux ébats de sa mère parce que, selon les dires de cette dernière, « tout le monde n’a pas un salaire de fonctionnaire et les moyens de se payer une nounou ». Elle n’avait d’ailleurs pas hésité à réitérer ses propos devant le juge des enfants, dans un langage beaucoup plus fleuri, avec en prime quelques propos assez désobligeants concernant la mère du magistrat…

Quant au père, la mère avait expliqué que son « métier » ne lui permettait pas de savoir qui il était, et que « quand on a mangé un cassoulet, on a bien du mal à dire quel haricot vous a fait péter ».

Considérant que l’environnement dans lequel la mère prétendait élever son fils de cinq ans était à mille lieux de ce qui était acceptable, le juge n’avait pas hésité à confier l’enfant aux bons soins du Conseil général, et à faire encadrer le droit de visite de sa mère de façon extrêmement stricte, pour éviter que son influence nocive ne perturbe pas davantage le petit Eden.

Et c’est ainsi que le jeune garçon avait commencé son long voyage de foyer éducatif en foyer éducatif, ballotté par une administration pour laquelle, trop souvent, à cause du manque de temps et du manque d’effectifs, les enfants n’étaient plus que des « dossiers ».

En dépit de cela, Eden, qui venait d’avoir treize ans, était un garçon surprenant à bien des égards : plus intelligent que la moyenne, aussi doué pour ses études que pour aller donner un coup de main en cuisine ou au jardin, plutôt à l’aise avec ses camarades, y compris les plus âgés, le « petit homme », comme l’appelait Seth, traçait tranquillement sa route dans la vie, sans difficultés apparentes.

Seule ombre au tableau : sa mère.

À chaque fois que Karine Lambert débarquait à la Commanderie, Eden se refermait comme une huître, et ce mutisme pouvait durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Le seul point faible d’Eden, c’était sa mère. Et en dépit de tous les efforts de Seth, elle revenait périodiquement mettre le bazar dans la vie de son fils, sans la moindre gêne ni la moindre culpabilité. Les esclandres qu’elle était capable de provoquer pour un oui ou pour un non avaient des effets déplorables sur l’humeur du jeune adolescent, qui avait de plus en plus de difficultés à gérer la honte que lui inspirait sa mère à chacune de ses visites. Eden s’était même battu avec un autre pensionnaire du foyer qui avait fait une réflexion sur cette mère « sapée comme une pute ». Bien que l’autre soit plus âgé que lui de trois bonnes années, Eden lui avait collé une volée mémorable. Toutefois, personne ne se souvenant d’avoir assisté à la bagarre et Giacomo ayant conclu que le plus grand n’était pas aussi mal en point qu’il y paraissait, Seth s’était contenté de sermonner copieusement son « petit homme » le soir-même dans son bureau.

Quelques mois plus tôt, Karine Lambert s’était présentée au foyer complètement stone, et pour Seth, déjà particulièrement remonté contre elle après la bagarre – que personne n’avait vue mais dont, étrangement, tout le monde connaissait les moindres détails – ça avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Il était question depuis quelques temps déjà que le juge des enfants prononce la déchéance des droits parentaux de la mère d’Eden, mais comme pour toute affaire aussi délicate, le dossier traînait, chacun des intervenants prenant toutes les précautions nécessaires pour sauver ses fesses en cas de problème.

Considérant que toutes les limites avaient été atteintes, Seth avait appelé un de ses contacts kaï – ces humains qui connaissent l’existence des lycans, et qui travaillent pour eux – et il avait obtenu qu’il persuade Karine Lambert d’aller devant le juge des enfants renoncer elle-même à ses droits parentaux. Ce qui n’était, en fait, que la partie émergée de l’iceberg. Le reste de l’accord consistait en un joli paquet de billets de deux cents francs, assez pour se shooter pendant un petit moment, et la garantie qu’elle n’interviendrait plus, en aucune manière, dans la vie d’Eden avant sa majorité. L’importance de la somme suffit à la convaincre. Pour Seth, cet argent était surtout un investissement nécessaire pour la sérénité de son petit protégé.

Bien que surpris par la démarche de la jeune femme, le juge avait immédiatement accepté sa requête sans poser de questions, sans doute soulagé que les choses se passent si bien. Seth avait été désigné comme tuteur légal d’Eden, après que ce dernier eut donné son accord sans cacher sa joie.

Ce dénouement imprévu avait apaisé tout le monde, à commencer par Seth, qui regrettait seulement de ne pas avoir songé plus tôt à cet arrangement.

—oo000oo—

Le repas se déroulait dans une ambiance bruyante mais joyeuse, et aucun des adultes n’avait le cœur à parler de discipline ce soir. Les discussions, enthousiastes, tournaient toutes autour du match à venir, quelle que soit la table. Seth, qui mangeait à l’une des tables des éducateurs, était ravi de partir sur une aussi belle réussite, et en laissant ses petits entre de bonnes mains : il avait lui-même choisi son successeur, avec l’aide de l’équipe éducative.

Un peu perdu dans ses pensées, il sursauta quand il sentit une main se poser sur la sienne. Jacqueline, responsable bien malgré elle de cette situation, lui sourit gentiment :

– Seth, vous êtes un grand garçon, maintenant. Vous ne devriez plus avoir peur du noir…

Seth se retint de sourire, et lui répondit, sur le ton de la confidence :

– Vous savez que je dors encore avec mon ours en peluche ?

Les DiMie étaient les seuls que tous les adultes vouvoyaient… parce qu’ils vouvoyaient eux-mêmes les autres adultes. Les enfants, eux, les tutoyaient et les appelaient par leur prénom.

Jacqueline afficha une mine étonnée. Seth poursuivit sur le même ton :

– Il me protège des monstres qui se cachent dans ma chambre.

Jacqueline ne savait pas trop quoi répondre à cela, mais elle décida finalement de jouer le jeu :

– Seth, vous savez très bien qu’il n’y a pas de monstres qui se cachent dans votre chambre !

– C’est uniquement parce que mon ours en peluche fait parfaitement son travail.

Jacqueline partit de ce petit rire discret et pourtant communicatif qui la caractérisait. Mais elle se reprit rapidement :

– Maintenant que je sais que votre ours en peluche est dans votre lit, je serais curieuse de savoir où se trouve votre petit protégé…

Seth tourna la tête vers la table qui se trouvait juste à sa droite : la place d’Eden était vide. Il se tourna vers Jacqueline et lui fit un petit signe de tête pour la remercier. Il posa sa serviette, et se leva avant de partir à la recherche du jeune garçon, tout en se demandant pour quelle raison Eden avait décidé de ne pas venir manger…

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