Les loups ne se mangent pas entre eux – Chapitre 3 – Petit homme

9 mins

Foyer de la Commanderie,
Saint-Martin-de-Boscherville,
Dimanche 12 juillet 1998, 19h00

Seth était… Seth avait quelque chose d’attirant. Évidemment, à treize ans à peine, Eden n’éprouvait pas d’attirance physique pour le directeur du foyer : même si, comme ses camarades, il se vantait de prouesses et d’exploits qui n’avaient eu lieu que dans son imagination fertile, il n’avait encore jamais réellement fait ni même simplement eu envie de faire quoi que ce soit avec un adulte… Ni avec personne d’autre, d’ailleurs.

En fait, Seth n’était pas attirant. Il était magnétique. Eden se sentait attiré par lui comme un papillon de nuit par la flamme d’une bougie. Et il espérait qu’il ne finirait pas de la même manière.

Eden peinait à définir ce qu’il ressentait pour Seth. C’était un très bel homme, grand, fort, rassurant… Pour beaucoup de garçons de la Commanderie, leur directeur faisait un substitut de père tout à fait acceptable.

Sa tignasse brune qu’il semblait ne jamais coiffer commençait à laisser apparaître quelques cheveux blancs. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, il se passait toujours quelque chose quand il posait son regard couleur de bronze sur Eden. La plupart du temps, ses yeux avaient les reflets chatoyants du métal. Parfois, mais avec Eden c’était beaucoup plus rare, ils n’en avaient que la dureté.

Si celui qui observait Seth avait conscience que les yeux sont le miroir de l’âme, et s’il connaissait le secret de Seth, alors il pouvait y voir se refléter toute la majestueuse puissance du sigma, le seigneur-loup qui commande à la harde et aux meutes, celui devant lequel les alphas s’inclinent respectueusement.

Pour les autres, ils ne pouvaient qu’entr’apercevoir ce qui se cachait derrière ces yeux de la couleur du miel, et facilement se laisser prendre à l’apparente douceur de ce regard perçant.

Mais pour les uns comme pour les autres, pour les enfants comme pour les adultes, il se dégageait de l’éducateur une incroyable présence, une aura particulière, une autorité naturelle qui forçait le respect.

Eden était à un âge où le corps de l’enfant devient petit à petit celui d’un adulte, et il était curieux de ces nouvelles expériences que les « grands » partageaient à mots couverts avec les « petits », de ces nouvelles émotions qu’il sentait naître en lui, de ces changements subtils qui lui faisaient, lentement mais inexorablement, quitter le cocon rassurant de l’enfance.

S’il s’était parfaitement intégré à la Commanderie, il avait appris à ses dépens dans les foyers qu’il avait fréquentés précédemment qu’il ne fallait jamais faire confiance à personne. Et pourtant… Sans qu’il puisse expliquer pourquoi, il savait, il sentait qu’il pouvait se confier à Seth. Pour lui, ce n’était pas une question d’image paternelle : il n’avait jamais eu de père, et il avait compris vers l’âge de huit ans que si son père ressemblait ne serait-ce qu’un peu à sa mère, ne pas en avoir était certainement ce qui pouvait lui arriver de mieux. Et puis il était évident pour le jeune garçon que ce qu’on n’a jamais connu ne peut pas vous manquer. La preuve ? Sa mère ne lui manquait pas le moins du monde…

C’est le grand paradoxe de l’enfance malmenée : les enfants qui grandissent seuls sont à la fois plus fragiles et plus forts que les autres enfants. Et Eden ne s’était jamais senti aussi seul qu’au milieu des autres.

Seth et lui étaient arrivés le même jour au foyer. Cette coïncidence avait créé entre eux un lien spécial, un lien qu’Eden appréciait mais qu’il n’arrivait pas bien à comprendre, en dépit de ses efforts. La seule chose dont il était certain, c’était que ce lien spécial n’avait rien à voir avec celui que Jean-Marc, un éducateur qui avait travaillé pendant dix ans dans ce foyer et qui en était sorti encadré par quatre gendarmes moins d’un mois après leur arrivée à la Commanderie, avait pu imposer à ces enfants dont il aurait dû prendre soin.

Seth n’avait rien d’un prédateur, d’un « tripoteur » comme les appelaient les enfants. L’affection qu’il portait à ceux qu’il appelait fièrement « ses gamins » était sans équivoque. C’était juste qu’avec Eden… Le jeune garçon s’était plusieurs fois demandé si cette relation particulière était le fruit de son imagination, ou s’il existait bien quelque chose de plus entre lui et le directeur de son foyer. Après quelques semaines à se torturer l’esprit, il était allé, du haut de ses onze ans, poser directement la question à l’intéressé un soir, alors que tout le monde était couché depuis un petit moment.

Si la présence d’Eden dans son bureau à une heure aussi tardive ou la question de l’enfant avaient surpris Seth, il n’en avait rien laissé paraître. Et aussi loin que remontaient les souvenirs d’Eden, c’était la première fois que Seth avait pris avec lui cette manie horripilante de répondre à une question par une autre question :

– Et toi, qu’est-ce que tu en dis ?

– J’en dis que si j’avais quelque chose à en dire, ce serait qu’il n’y aurait plus rien à en dire.

La logique enfantine d’Eden avait fait sourire le directeur.

– Tu n’as pas tort… Tu sais, le jour de mon arrivée, tu es le seul garçon à avoir intégré le foyer. Tu te souviens ? On a attendu ensemble à la gare que Jacqueline passe nous récupérer. Tu m’as demandé pourquoi le toit de la tour de l’horloge était vert.

– Oui, je me souviens. Et Jacqueline est arrivée super en retard ! Et en 2CV, en plus !

Seth s’était mis à rire :

– Moi, j’adore sa voiture ! Et puis ce n’était pas sa faute si elle était en retard : on ne lui avait pas donné le bon horaire pour le train.

– C’est vrai… Alors toi et moi… ?

– Alors toi et moi, oui, c’est un peu spécial. Mais…

– Mais tu ne veux pas que j’en parle, c’est ça ?

Seth avait posé quelques instants son regard pénétrant sur le petit bout d’homme qui se tenait bien droit sur son fauteuil avant de comprendre sa question.

– Petit homme… Dans cette maison, aucun adulte ne peut te demander de garder un secret. Personne. Même pas moi. Si un éducateur, ou n’importe qui d’autre que l’un de tes camarades, te demande de garder un secret, tu dois venir m’en parler tout de suite. Tu comprends ?

Eden avait hoché la tête de bas en haut, comprenant que Seth avait d’autres choses à lui dire.

– Toi et moi, c’est spécial, et tu n’as pas à t’en cacher. Mais attention : ce « truc spécial » entre nous ne te donnera aucun passe-droits.

Devant le regard interrogateur de l’enfant, il avait précisé :

– Si tu fais l’andouille, tu seras puni comme tout le monde. Est-ce que c’est clair ?

Nouveau hochement de tête silencieux.

– Maintenant, petit homme, va te coucher.

– Mais j’ai pas sommeil ! protesta le petit en se frottant machinalement les yeux.

– File te coucher ! Pas de passe-droits, tu te souviens ?

Un dernier hochement de tête, un soupir à gonfler les voiles d’un vaisseau de ligne, et le « petit homme » était allé rejoindre ses camarades déjà endormis depuis longtemps.

Seth l’avait regardé remonter le couloir, et disparaître dans l’escalier qui menait aux dortoirs.

– Dors, petit homme. Dors pendant que tu le peux encore. Dors pendant que ton innocence te protège de la bêtise et de l’ignorance de tes semblables…

—oo000oo—

Seth savait parfaitement où trouver son pupille : dès qu’Eden allait mal, il squattait la bibliothèque, qui se trouvait au premier étage, en face des dortoirs. Il le trouva assis au pied de l’une des portes-fenêtres qui donnaient sur le balcon, le front collé au carreau, le regard perdu quelque part vers la forêt qui courait jusqu’à la Seine, quelques centaines de mètres plus bas.

Il pleurait doucement, sans bruit. Chaque fois que Seth l’avait vu dans cet état-là, c’était à cause de sa mère. Mais Karine Lambert n’avait pas mis les pieds à la Commanderie depuis des lustres.

– Petit homme ?

Pour toute réponse, Seth vit une grosse larme rouler sur la joue de son petit protégé.

– Eden, qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en murmurant.

Le jeune garçon se tourna vers celui qui était devenu son meilleur ami. Il avait les yeux rouges à force d’avoir pleuré.

– J’ai peur, répondit Eden.

– Et de quoi as-tu peur ?

– De l’avenir.

La réponse ne surprit pas vraiment Seth : si Eden n’avait que treize ans, il avait quasiment la maturité d’un jeune adulte. Mais qu’il ait peur de l’avenir… Seth pensait pourtant avoir fait tout ce qu’il fallait pour rassurer ce gamin qu’il considérait comme son fils. Les choses semblaient claires : là où Seth allait, Eden allait également. Et ce jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de la majorité. Sauf si… Mais le sigma refusait d’envisager cette possibilité pour le moment.

En attendant, il allait devoir rassurer Eden : Seth se refusait de le laisser dans cet état.

– On en a déjà parlé, tu te souviens ?

Eden ne put réprimer un petit sourire malgré ses larmes : Seth ne pouvait décidément pas s’empêcher de répondre à une question par une autre question. Et si cette manie avait le don d’agacer Eden, ce qu’il lisait dans le regard doré aujourd’hui lui laissa penser que cette fois-ci, Seth l’avait fait exprès.

– Bon, je vois que tout n’est pas perdu, puisque tu es encore capable de sourire, fit le sigma sur un ton faussement résigné.

Nouveau sourire d’Eden, qui hésita quelques secondes, fronçant les sourcils comme à chaque fois qu’il réfléchissait intensément. Puis la réponse vint, spontanée, limpide. Et elle laissa Seth sans voix.

– Je sais que tu n’es pas comme les autres. Je le vois.

Le regard de jade du garçon était rivé au regard de bronze de son tuteur qui, pour la première fois de sa vie, eut l’impression de perdre pied. Et face à un gamin de treize ans, en plus !

Pas le moins du monde impressionné par le silence de son aîné, Eden poursuivit :

– Ce truc… On dirait qu’il y a comme une lumière autour de toi.

Seth ne s’était donc pas trompé : le petit était spécial.

– J’ai peur, mais pas parce que je vais partir de la Commanderie : je pars avec toi, et ça, c’est bien. Mais je ne sais pas comment ta famille va m’accueillir. Après tout, ce n’est peut-être pas ma place. Peut-être que tu devrais me laisser ici pour les vacances, et venir me récupérer quand tu partiras à Toulon.

Seth avait du mal à réfléchir. Voir ses espoirs se réaliser auraient dû lui faire plaisir et le rassurer. Au lieu de cela, il commençait à se demander si Eden n’avait pas raison de craindre l’avenir… Mais il convenait avant toute chose de le rassurer :

– Eden, répondit-il d’une voix douce, ma famille sait que tu viens avec moi pour les vacances. Et ils sont ravis de faire ta connaissance, tu peux me croire !

– Vraiment ? demanda l’adolescent, soupçonneux.

– Est-ce que je t’ai déjà menti ?

Bon, cette question-là ne le ferait pas sourire, mais ce n’était pas non plus le but recherché. Sans hésiter, Eden répondit :

– Jamais.

– Alors je ne vois pas pourquoi tu ne me croirais pas si je te dis qu’ils t’attendent tous avec impatience.

– D’accord pour les vacances.

– Parfait ! répondit Seth en souriant.

– Mais il y a le reste…

Le soulagement aurait été de courte durée…

– Je t’écoute.

– J’ai peur… d’être trop ordinaire pour quelqu’un comme toi. J’ai peur qu’un jour, tu en aies assez de moi. J’ai peur de me retrouver encore une fois tout seul…

– Eden… Je t’ai promis de ne jamais te laisser tomber, et que je m’occuperai toujours de toi.

– Mais je vais grandir !

– J’espère bien ! fit le sigma en riant. Mais tu resteras toujours mon « petit homme » !

– Et si, en grandissant, on ne s’aime plus ?

C’était un sujet auquel Seth avait longuement réfléchi. Dans la vie, certaines choses peuvent être défaites, d’autres non. C’était là le nœud du problème.

– Eh bien dans ce cas, fit Seth en hésitant, dans ce cas tu pourras faire ta vie quand tu le souhaiteras et comme tu le souhaiteras, à partir du jour de tes dix-huit ans. D’ici là, je serai avec toi, aussi souvent que ce sera possible. Et si je ne pouvais pas être là, ma famille sera là pour toi. Toujours.

Seth fit une pause, tant pour laisser Eden s’imprégner de ce qu’il venait de lui expliquer que pour lui-même décider de ce qu’il allait dire. Il reprit, toujours sur le même ton doux :

– Je ne vais pas t’apprendre que parfois la vie est dure : tu le sais déjà. Est-ce qu’il est possible qu’un jour on ne s’aime plus ? Je te mentirais si je te disais que ça n’arrivera jamais. Dans la vie, il y a des hauts et des bas, dans les relations humaines aussi. Mais… Sais-tu combien de garçons comme toi j’ai présenté à ma famille ?

Eden secoua la tête de droite à gauche.

– Aucun. J’ai déjà aidé des enfants à… sortir du système. J’en ai déjà confié à plusieurs familles.

C’était vrai. Depuis une quinzaine d’années qu’il travaillait pour l’Aide à l’enfance – dont huit en tant que directeur-auditeur – Seth avait « sorti du système », d’une manière ou d’une autre, une cinquantaine d’enfants. C’était beaucoup. Et si l’on considérait la détresse de ces enfants contraints de grandir sans parents, c’était peu. Mais c’était bel et bien la première fois qu’il allait en faire entrer un au cœur de sa famille… et de son secret.

– Alors peut-être qu’un jour on s’aimera un peu moins, peut-être qu’un jour on se fâchera, même, mais je serai toujours là. Parce que c’est comme ça qu’on fait quand on est une famille.

– Parce que toi et moi… on est une famille ? demanda Eden.

– Oui, petit homme. Toi et moi, on est une famille. Depuis le premier jour.

Cette évidence s’imposa brutalement à Seth : Eden était devenu, au cours de ces deux années passées ensemble à la Commanderie, le fils qu’il n’aurait jamais cru avoir un jour. En une fraction de seconde, il avait trouvé la réponse à toutes ces questions qu’il se posait depuis le début. Restait à savoir ce qu’Eden pensait de tout cela. En accrochant le regard de l’adolescent, toutes ses craintes s’envolèrent.

Eden avait compris le lien qui l’unissait à Seth. Lui aussi avait trouvé les réponses à ses questions. L’avenir lui faisait toujours un peu peur – il n’avait encore jamais eu de famille – mais il savait désormais qu’il ne serait plus jamais abandonné, plus jamais laissé seul sur le bord du chemin.

Plus jamais il ne se sentirait comme ces chiens que leurs maîtres indignes abandonnent sur une aire de repos de l’autoroute des vacances, attachés à un arbre, le cœur brisé.

Il sécha ses larmes et, pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il vint se réfugier dans les bras de Seth, qui le serra doucement.

—oo000oo—

Donville-les-Bains,
Vendredi 28 août 2020, 18h05

Le téléphone se remit à sonner et à vibrer bruyamment sur la table ronde. Un grognement sourd s’éleva de l’extrémité du canapé : Roméo avait envie de dormir, et la sonnerie du téléphone – le générique de Shadowhunters – venait pour la cinquième fois de perturber ses seize heures de sommeil quotidien. Eden sourit : encore une sonnerie, et le petit matou roux allait se lever tranquillement, s’étirer, et venir lui feuler dessus pour marquer clairement sa réprobation face à un tel vacarme.

Quant à Seth… Eden, qui le connaissait suffisamment pour savoir qu’il ne lâcherait jamais l’affaire, devait bien admettre que l’insistance du sigma piquait sa curiosité.

De guerre lasse, coincé entre son mentor et son chat, il se résigna à décrocher.

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