Donville-les-Bains,
Vendredi 28 août 2020, 18h05
Eden réfléchit rapidement à quelque chose de pas trop tarte à dire à Seth. Leurs relations étaient pour le moins compliquées depuis un certain temps, et ils ne s’étaient pas adressé la parole depuis… Eden ne se rappelait plus depuis combien de temps ils ne s’étaient pas parlé, ce qui tendait à prouver que leur dernière conversation remontait à un sacré bail. Donc, si Seth l’appelait, c’était forcément important. Sans doute très important, même. Ça méritait même certainement un effort de la part d’Eden.
– Salut, s’entendit-il dire.
Ouais… Comment dire ? Eden, mon grand, le prix Goncourt, c’est pas pour demain…
– Salut, répondit Seth. Comment vas-tu ?
Tout simplement. Le ton naturel. Enjoué, presque ! Un peu comme s’ils s’étaient vus la semaine précédente.
Les petites cellules grises d’Eden entrèrent en action pour analyser la situation : ils n’avaient pas échangé trois mots au cours des douze derniers mois, et ils ne s’étaient pas vus depuis… Quatre ans ? Ou peut-être même cinq ? Décidément, dès qu’il s’agissait de Seth, il avait des problèmes de mémoire…
– Pas trop mal, et toi ?
À ce rythme-là, dans deux minutes ils parleraient de la pluie et du beau temps.
– Pour tout te dire, les choses pourraient aller mieux, fit le sigma d’un ton tout à coup plus sérieux. Il faudrait qu’on se voie. Quelques minutes, juste pour discuter. J’ai quelque chose à te demander, en fait.
Voilà qui était nouveau ! Mais Eden n’avait pas senti la moindre gêne dans la voix de Seth, qui était plutôt du genre à donner des ordres – même s’il n’avait rien d’un tyran – qu’à demander quoi que ce soit. Privilège du roi. Enfin pas tout à fait, mais presque.
– Je… Je ne suis pas très dispo, là tout de suite.
Dans ce cas-là, il ne fallait pas décrocher, andouille !
– Tu as bien cinq petites minutes ?
– Oui, oui, bien sûr, répondit Eden à contrecœur.
– C’est parfait : je suis devant ta porte.
Mais pourquoi ne l’avait-il pas vu venir ? Il aurait dû se douter que Seth ne se serait pas contenté d’un simple coup de téléphone. Il se retint de soupirer.
– Donne-moi deux minutes.
Il raccrocha, prit quelques secondes pour lâcher le soupir qui lui était resté coincé en travers de la gorge, rajusta machinalement sa coiffure en passant devant le miroir de l’entrée, et alla ouvrir à Seth en se demandant comment les choses allaient se passer entre son sigma et lui. Parce que, qu’il le veuille ou non, Seth était et serait toujours son sigma, quoi qu’il puisse se passer.
Il retint de justesse un autre soupir, et s’efforça d’offrir au nouvel arrivant son plus beau sourire :
– Entre, fais comme chez toi.
Cette petite phrase, totalement innocente chez les humains, n’avait rien d’anodin chez les loups : ce « fais comme chez toi » était la marque de la soumission de celui qui la prononçait à celui à qui elle était destinée. Un alpha qui recevait quelqu’un de sa meute chez lui n’employait jamais ces mots-là. En théorie, un upsilon non plus : par sa nature solitaire et hors-meute, l’upsilon n’avait ni à se soumettre ni à rendre de comptes à qui que ce soit. Mais avec Seth…
Eden se mordit la lèvre : avec Seth, tout était toujours compliqué. Depuis une bonne dizaine d’années au moins. Depuis qu’Eden avait décidé de quitter la meute de La Fontelaye, ses rapports avec son sigma – qui était tout à la fois son mentor, son tuteur, son ami, et légalement son père depuis son quinzième anniversaire – s’étaient considérablement dégradés… parce qu’Eden avait voulu que les choses se passent ainsi.
Il avait voulu laisser derrière lui la meute, la harde, tout ce qui lui rappelait qu’il était un lycan, et que rien ne pourrait jamais changer cela. Plus que tout, il avait voulu s’éloigner de celui qu’il tenait pour responsable de son état même si, dans son cœur comme dans sa tête Seth était et resterait toujours son père. Pour se donner bonne conscience, il ne cessait de se répéter que dans de nombreuses familles, en France et partout ailleurs dans le monde, il y a des tas d’enfants qui sont brouillés avec leurs parents. Et ça avait plutôt pas trop mal fonctionné… jusqu’à ce qu’il retrouve Seth devant la porte de son appartement.
Il détestait Seth. Et il aimait Seth. C’était contradictoire, c’était paradoxal, c’était illogique, c’était tout ce qu’on voulait, mais il n’y pouvait absolument rien : on ne choisit pas ses sentiments. On se contente de faire avec, et même parfois de les subir…
Eden, mon grand, va falloir que tu prennes rendez-vous chez un psy qui a les nerfs solide, et qui n’a pas peur des chiens…
– Eden ? Tu es sûr que ça va ?
– Quoi ?
– Tu es là, le regard dans le vague, depuis au moins trois bonnes minutes…
– Non, non, ne t’en fais pas : ça va, répondit Eden, toujours plongé dans sa réflexion.
– Je n’aurais peut-être pas dû passer sans prévenir…
– Tu n’aurais pas dû, non.
Ce n’était pas un reproche. C’était juste une évidence. Eden aurait aimé avoir un peu plus de trente secondes pour se préparer à ce moment qui s’annonçait comme particulièrement compliqué.
Un silence pesant s’installa entre les deux hommes.
Roméo, probablement dérangé par la tension qui s’insinuait lentement dans la pièce, avait décidé de quitter sa pile de coussins pour venir voir ce qui était en train de se passer sur son territoire. Il vint s’asseoir tranquillement entre les pieds d’Eden, et commença à gronder, le poil hérissé. Seth, qui ne l’avait pas vu arriver, sursauta.
– C’est un chat ?
– En tout cas, ça y ressemble, non ? fit Eden en souriant cette fois-ci sincèrement.
– Je veux dire… C’est ton chat ?
– Je dirais plutôt que je suis son loup de compagnie, et qu’il a la gentillesse de partager son appartement avec moi.
L’irruption de Roméo avait fait s’évanouir le stress d’Eden en un clin d’œil. Mais le petit félin continuait à grogner en fixant Seth droit dans les yeux.
– C’est la première fois que je vois un lycan avec un animal de compagnie !
– Faux : Emma a un aquarium rempli de poissons exotiques.
– Mais ils ne viennent pas prendre sa défense quand ils la sentent menacée, répliqua Seth, goguenard.
– Et ils ne viennent certainement pas la tirer du lit à trois heures du matin parce qu’ils ont envie de jouer… La veinarde…
– Oh, mais…
Un déclic venait de se faire dans la tête de Seth :
– Roméo, sur l’interphone et sur la plaque de la sonnette… C’est lui, n’est-ce pas ?
– C’est exact.
– Tu fais fort : non seulement tu es le premier loup à avoir un animal de compagnie, mais il a fallu que tu choisisses un chat, que tu lui donnes un nom de mec, et que tu le colles sur ta porte d’entrée ! Le nom, bien évidemment, pas le chat… Chapeau bas !
– Mes voisins de paliers sont deux vieux coincés du cul, genre Fion national, Manif’ pour tous et tout le toutim. C’est simple : depuis qu’il y a le nom de Roméo sur la porte, ils ne m’adressent plus la parole. J’aurais dû faire ça le jour où j’ai emménagé.
– Joli appartement, soit dit en passant, fit Seth en regardant autour de lui.
– Le poker, il n’y a que ça de vrai.
Seth se tourna vers Eden, l’air surpris :
– Tu t’es payé un appartement grâce au poker ?
– Ouais, m’sieur.
– Tu ne finiras jamais de m’étonner…
Eden sourit :
– C’est l’un des bons côtés quand tu es un lycan : les humains ne sentent pas les choses. Nous, si. Et tu peux me croire ou pas, mais il m’a fallu à peine une soirée pour distinguer l’odeur des tricheurs, celle de ceux qui bluffent, celles de ceux qui ont une bonne main ou une mauvaise main…
– Est-ce que ce n’est pas une forme de triche ?
– Non : c’est juste du savoir-faire.
Seth se détendit et afficha à son tour un large sourire mais Roméo, lui, continuait à gronder. Eden le prit dans les bras, et se mit à lui caresser machinalement le ventre.
– Roméo, stop, dit-il doucement.
Le chaton se mit aussitôt à ronronner, et s’installa plus confortablement dans les bras de son maître.
– Il faudra que tu me donnes ton truc, s’amusa Seth. Si jamais ça marche avec les gamins, je suis preneur !
– Il nous a fallu un peu d’entraînement, mais pourquoi pas ! Même si je pense que se faire obéir d’un chat est nettement moins compliqué que de se faire obéir d’un gosse.
– Je crois que ça dépend du chat, lâcha Seth sans finir sa phrase.
Le double sens était évident, et totalement voulu, Eden en était persuadé. Mais il décida de ne pas laisser son ami mener la danse :
– Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il en feignant de ne pas avoir entendu la remarque de Seth.
– Je veux bien une bière, si tu as ?
– Je crois que je n’ai que de la bière blanche.
– Ce sera parfait.
– Assieds-toi. Ah, par contre, évite le canapé tant que Roméo ne te connaît pas un peu mieux : quand on squatte son territoire, ça a tendance à le mettre de mauvais poil.
Seth s’installa donc dans le fauteuil qui faisait face au canapé. Eden posa deux bières et un décapsuleur sur la table du salon, et Roméo sur sa montagne de coussins. En dépit de la chaleur de ce début de soirée, le petit chat s’enfonça entre les coussins jusqu’à ne plus avoir que la tête qui dépasse, et ferma les yeux. Seules ses oreilles qui ne cessaient de bouger, à l’affût du moindre bruit suspect, trahissaient sa discrète tentative d’espionnage.
Eden décapsula les bouteilles, et en tendit une à Seth. Le sigma se racla la gorge avant de commencer.
– Eden… Je sais que tous les deux, ça ne va pas très fort depuis… depuis pas mal de temps, en fait.
Il fit une pause, et leva les yeux vers Eden, qui peinait à cacher son étonnement : un sigma ne s’excusait pas, ne s’expliquait pas, ne se plaignait pas, ne se justifiait pas. Et pourtant, là… Mais Eden décida de ne pas l’interrompre, et de le laisser ramer encore un peu : autant profiter au maximum d’un plaisir qui ne se représenterait sans doute pas de sitôt.
– Je ne suis pas ici pour qu’on aborde nos différends et, pour être honnête, j’ai longuement hésité avant de venir. Je sais que tu veux vivre ta vie comme tu l’entends, loin de nous… et je crois que j’ai fini par me faire à cette idée, même si je regrette ta décision. Pour ne rien te cacher, c’est Emma qui m’a poussé à reconsidérer les choses… Non : c’est Emma qui est sur mon dos depuis des mois pour que je revoie ma position, et c’est également elle qui m’a poussé à venir te voir. Même si je dois admettre que j’aimerais, moi aussi, que notre relation évolue. En mieux, tant qu’à faire, si tu penses que c’est possible.
Où diable voulait-il en venir ? Eden se sentait un peu perdu face à ce mentor, ce père qui, pour la première fois, fendait l’armure devant lui. Que s’était-il passé de suffisamment grave pour pousser Seth à venir… faire amende honorable ?
– La harde a un gros problème, reprit Seth, et nous ne savons plus vers qui nous tourner. À part vers toi : tu es le seul parmi les nôtres à avoir les compétences requises pour nous aider. Alors… Si tu acceptais que nous mettions nos désaccords de côté, et que tu étais d’accord pour nous aider… tu nous retirerais une sacrée épine du pied.
Heureusement pour Eden qu’il était assis ! Son cerveau fonctionnait à plein régime, tenant d’assimiler les informations que Seth venait de lui donner. La situation était-elle suffisamment désespérée pour que seul un upsilon puisse sauver la harde ? Que s’était-il passé ? C’était la question, qui revenait en boucle dans l’esprit d’Eden.
Seth se méprit sur le silence de son « petit homme ».
– Mais je comprendrais que tu refuses.
Mais non, il n’était pas question de refuser !
– Tu as toujours été là quand j’avais besoin de toi, répondit Eden d’un ton calme. Je serai toujours là quand tu auras besoin de moi. Quant à nos désaccords… Si tu acceptes mon statut d’upsilon et que tu me laisses libre de mes mouvements, alors il n’y aura plus de désaccord entre nous.
– Eden…
– Non, laisse-moi finir. J’ai beaucoup réfléchi à tout ce qui s’était passé depuis la Commanderie. Je crois que j’ai compris que tu avais fait ce qui te semblait le mieux ce jour-là. Et je crois aussi que je n’étais pas prêt à devenir un loup. Pas encore, en tout cas. J’avais l’impression que la harde m’avait volé une partie de ma vie. Je l’ai toujours, d’ailleurs, cette impression. J’ai voulu couper les ponts parce que j’avais le sentiment que personne ne voulait me laisser être moi. Alors si la harde m’accepte tel que je suis, si elle me laisse être moi, j’accepterai la harde telle qu’elle est.
– Pour moi, c’est d’accord : tu es un upsilon de la harde de Genêts. Tu peux considérer que c’est officiel.
Eden soupira de soulagement. Il avait craint de voir Seth se lever et partir, de le voir quitter définitivement sa vie. Mais une question le titillait :
– Qu’est-ce qui a changé ? Je veux dire, si l’on fait abstraction du fait qu’Emma t’a eu à l’usure ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
– Fabien Kalbert est mort.
Fabien Kalbert, mort ? Eden était partagé entre la surprise et, il devait l’admettre, une certaine forme de soulagement.
C’était Fabien Kalbert qui était le vrai responsable de sa mutation précoce.
C’était Fabien Kalbert, alors jeune louveteau de la meute de La Fontelaye, qui l’avait attaqué le jour de son arrivée chez Emma, alors qu’Eden avait tout juste treize ans.
C’était Fabien Kalbert qui l’avait laissé pour mort sur le gravier de la cour de la ferme.
Et maintenant Fabien Kalbert était mort. Bon débarras.
Eden se surprit à réciter, dans un coin de sa tête, le Maha Mrityunjaya, le mantra d’immortalité des Hindous adressé à Shiva, celui que son ami – et colocataire – Hari lui avait appris peu après leur rencontre, en première année de psycho, pour exorciser les démons qui venaient le hanter aussitôt qu’il fermait les yeux.
Il lui arrivait encore de se réveiller en sursaut la nuit, tremblant au souvenir des mâchoires du loup s’enfonçant dans sa chair, ressentant la douleur comme si elle ne l’avait jamais quitté, et de réciter machinalement ces mots qui, seuls, parvenaient à l’apaiser, comme un baume sur ces blessures invisibles qui n’avaient de cesse de se rouvrir.
« Nous vénérons Shiva, celui qui rayonne et nourrit tous les êtres. Comme un fruit mûr se libère de sa tige, je veux me libérer de l’esclavage de la mort. »
Maintenant, Eden ne se réveillerait plus jamais la nuit.