MaLiCia

34 mins

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La navette StarLite file sur les voies orbitales telle une comète accélérée par le champ d’attraction terrestre. Seul le crépitement du moteur ionique résonne dans l’habitacle. Mon père est d’humeur sombre et mon frère, PasKal, bien trop concentré sur sa conduite sportive pour prononcer une parole. Je n’ose le déranger de crainte qu’il perde le contrôle de l’engin. Il prend des risques insensés : à chaque changement de cap, il manque de sortir du champ de guidage électromagnétique.
— Hé ! Tu vas trop vite là ! Tu vas nous foutre en l’air ! Ralen…
Je n’ai pas le loisir de finir ma phrase qu’une carcasse métallique surgit en pleine trajectoire. Le vaisseau se cabre, heurte le panneau solaire d’un satellite désaffecté qui fait voler en éclats la vitre blindée du cockpit…
ERR0005. Voile noir.
 
Lorsque je reprends conscience, la navette traverse à allure modérée une constellation de satellites résidentiels. Le village géostationnaire de GranDours, à quelques encablures du cône d’ombre planétaire, s’apprête à s’endormir. De la sueur suinte de mon front. Grâce au ciel, ce n’était qu’une hallucination…
Ce n’est pas la première fois que ce genre d’expérience aberrante m’empoisonne la vue. C’est même très courant chez moi. D’ailleurs, j’ai perdu connaissance au moins trois fois depuis notre départ de SainChaPel !
Les nombreux examens cliniques qu’on m’a fait subir à ce sujet n’ont jamais rien donné. Le diagnostic des médecins est resté très imprécis. Il s’agirait d’étourdissements passagers, une sorte d’épilepsie sans conséquence, symptomatique du mal de l’espace.
Ajouter à cela une hypersensibilité émotionnelle, agiter le tout et laisser les symptômes se dissoudre avec l’âge, qu’ils disent tous. J’ai bientôt dix-huit ans et je n’ai pas vu beaucoup de progrès de ce côté-là. Enfin… Tant que je n’en souffre pas plus que ça. Mais quand même ! À chaque fois, c’est le trou noir. Et quand je reviens à moi, une ou deux secondes après, je n’ai aucune séquelle particulière, sinon une impression désagréable de perte de contrôle, de repère, et surtout de découragement.
Si, de découragement… Parce que j’en ai marre de ces visions étranges, de ces personnes qui disparaissent de mon champ de vision, de ces paysages qui se distordent, de ces dialogues complètement loufoques ! Marre ! Même si, en général, c’est tellement fugace que je n’arrive pas à discerner dans l’instant s’il s’agit de la réalité ou d’une simple fabulation. Sans doute suis-je un peu spécial… Comme cette impression récurrente que les autres vivent dans un autre monde. Ou peut-être est-ce cela la folie ?
Mon frère aussi est un peu spécial. Quand j’étais môme, je le considérais comme un véritable magicien. Il me captivait avec ses tours de prestidigitation. Il faisait disparaître mes jouets avec une telle facilité, et réapparaître avec autant d’originalité ! Lorsqu’il nous surprenait, papa se fâchait contre PasKal. Je n’ai jamais compris pourquoi… Il préférait éluder mes questions :
— MyChel, tu sais bien que ce n’est pas bon pour toi. Tu es bien trop émotif.
Un peu léger, l’argument… Il ne pouvait tenir longtemps face à l’amusement que me procuraient les tours de magie. Ah ça oui ! Un sacré magicien, ce frangin ! Et encore aujourd’hui ! Seul quelqu’un d’un peu magique peut piloter de la sorte dans nos espaces orbitaux encombrés sans casser la navette de papa ! Je suis convaincu qu’il aurait pu faire carrière dans l’illusionnisme, mais papa a préféré l’envoyer dans une grande école d’ingénieurs en informatique…
Papa ? Il ne dit rien, papa. Il est assis sur le siège du copilote, immobile, livide. Non, son état n’a rien à voir avec le pilotage acrobatique du StarLite. Vraiment rien à voir… Le regard renfermé, la mâchoire crispée, il rumine le passé.
Quant à moi, j’ai le compartiment passager pour moi tout seul, mais vu les secousses, ce n’est vraiment pas le meilleur plan aujourd’hui.
L’humeur de mon père est aux antipodes de la mienne. Je ne me rappelle pas avoir jamais été aussi heureux de ma vie.

PRG0002
En ce mois de juin 2051, nous sommes invités au mariage de PatRik DeLap. Un véritable événement de nos jours, la religion ayant subi un déclin majeur depuis la conquête de l’espace.
Nos deux familles ont grandi ensemble. Après s’être connus lors de leur service militaire dans l’aérospatiale, nos deux pères avaient gardé des relations privilégiées. Mon père avait épousé une experte en cybernétique et leurs moyens restèrent plutôt modestes, tandis que monsieur DeLap s’était épris d’une bourgeoise, issue d’une des rares familles traditionnelles encore catholiques, qui avait hérité de la fortune de ses parents. Ils avaient fait construire une station orbitale gigantesque. Une roue de deux kilomètres de circonférence qu’ils ont baptisée LeChasTau.
Et nous fonçons à toute allure vers ce château des temps modernes.
 
Malgré leur différence de classe et d’intérêt, les deux épouses s’appréciaient plus que l’on aurait pu imaginer. C’est pourquoi, même après le décès tragique de monsieur DeLap dans un accident de chantier sur Hubble IV en 2025, nos deux familles conservèrent des contacts amicaux et réguliers.
Nous étions deux garçons : PasKal, mon aîné de 15 ans et moi. Ils étaient trois enfants : Pol, l’aîné, PatRik, même âge que PasKal, et une chipie de première, aLiCia, environ trois ans de moins que moi. Et quand je dis chipie, j’exagère à peine. Un vrai peste, oui ! Elle était capricieuse, moqueuse, taquine. Pas vraiment méchante, mais soûlante à la longue. Pourtant, paradoxalement, elle me faisait bien rire, même si j’étais la plupart du temps sa victime attitrée.
Je me laissais faire. Pourquoi ? Difficile à dire. Les circonstances de sa naissance très singulière n’y étaient pas étrangères. En effet, naître 11 ans après le décès de son père a de quoi impressionner, non ? Mon père m’avait expliqué qu’aLiCia avait été conçue par une fécondation in vitro à partir de spermatozoïdes prélevés pendant le service militaire comme il était de coutume dans l’aérospatiale.
Madame DeLap était ennuyée. Elle s’excusait pour sa fille, me priant de lui pardonner.
— Elle est encore jeune, tu sais. Elle ne se rend pas compte de ce qu’elle fait. Si elle t’embête trop, il faut me le dire. D’habitude, elle envoie balader tous ses camarades de jeux, mais toi, tu es le seul avec qui elle se comporte de la sorte. C’est peut-être parce qu’elle t’aime bien…
 
La roue géante est en vue. Grâce à son puissant système d’éclairage, LeChasTau se détache de la nuit comme une couronne de pierres précieuses. PasKal ralentit l’appareil et enclenche la manœuvre automatique d’approche.
 
La dernière réunion entre nos deux familles remonte à 2044, une bien triste année. Sept ans déjà. Et avant aujourd’hui, je n’avais pas revu MaLiCia. J’avais 11 ans et elle 8. MaLiCia ? C’était ma petite vengeance de l’appeler ainsi.
Cette fois-là, elle avait été une véritable furie. Pas plus méchante que d’habitude, mais c’était incessant. Je n’osais pas trop lui répondre, comme d’habitude. Ma patience à rude épreuve, j’avais essayé de fuir, de me cacher dans l’immense labyrinthe que composait le jardin à la française de la propriété.
Elle prenait un malin plaisir à me retrouver et me titiller. Madame DeLap perdait patience. Elle ne tarissait pas de remontrance, mais aLiCia n’écoutait guère.
— MyChel, envoie-la balader si elle t’embête !
Et moi de répondre :
— Ce n’est pas grave. On joue.
En fait, aLiCia m’avait usé, ce jour-là. Et je n’ai pas compté le nombre de fois où elle me fit sombrer dans mes trous noirs… Pourtant, rien qu’en croisant son regard de défi, je puisais le courage nécessaire pour supporter ses piques. Qu’y avait-il dans ce regard de si stimulant ? Je ne saurais trop dire. Il était envoûtant, profond comme les abysses intergalactiques, frais comme un vent stellaire, vif comme une étoile filante… Et puis, la petite MaLiCia avait beau avoir un caractère de cochon, elle n’en était pas moins déjà sublime…
Je me rappelle encore ce départ avorté et l’amertume d’aLiCia juste avant ce dernier décollage de LeChasTau. Une violente dispute avait éclaté entre les deux amies. Maman est morte trois mois plus tard…

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Malgré mon insistance, ni mon père ni mon frère n’ont voulu s’étendre sur le pourquoi de cette si brusque mésentente, ni sur le supposé virus foudroyant qui avait expulsé maman hors de ma jeune vie. Les seules explications, je les ai récoltées le jour de la crémation. Et encore ! Seulement par bribes. Car chaque fois qu’un détail se faisait trop précis ou au contraire trop délirant, le rideau tombait… Marre de ce voile noir ! Marre de cette hyperémotivité !
Un rapport avec moi ? Des radiations ? Un mariage ?
En comparant ces quelques pièces tronquées du puzzle en ma possession et ce secret familial, je n’ai réussi à y gagner que des doutes et un terrible sentiment de culpabilité, d’impuissance, de rejet…
 
Nous accostons sur le pont central. Une cinquantaine de navettes, en majorité du haut de gamme, sont déjà amarrées. La nôtre paraît menue à côté.
 
Ainsi, nous ne nous sommes plus revus après la mort de maman. Papa prétextait qu’il n’avait pas d’affinité particulière avec madame DeLap. Mais lui, au moins, il les revoyait de temps en temps, lors des occasions officielles, genre mariage de Pol ou décès de la grand-mère DeLap. PasKal lui aussi avait plus de chance que moi, puisqu’il était un camarade d’école de PatRik. Il me donnait quelques fois des nouvelles de la chipie, qui, à ses dires, devenait de plus en plus invivable et la terreur de tous les garçons. À l’en croire, elle était bien partie pour finir vieille fille ! J’étais friand et amusé par ses descriptions exagérées, espiègles, car au fond, elles me rassuraient… Elle ne risquait pas d’avoir de petit ami…
À quoi ressemblait-elle ? Était-elle toujours aussi belle ? M’avait-elle oublié ?
Je n’ai pas vraiment pu le vérifier pendant ces pesantes et interminables années. Mais de ce que j’en ai entrevu aujourd’hui, dans sa longue robe ébène, je peux dire sans hésiter que ces sept printemps de séparation forcée l’ont rendue bien plus sublime, plus désirable, que je n’aurais osé l’imaginer.
Je revois son large sourire lorsqu’elle m’a reconnu à la sortie de la cérémonie, sur le perron de l’église de SainChaPel. Trop accaparée par sa famille et ses amies, nous avons malgré tout réussi à échanger quelques mots chaleureux et enthousiastes. Nos regards en disaient long sur le plaisir de nous retrouver.
Mon humeur est donc des plus joyeuses à l’idée de passer la soirée avec MaLiCia. Mon père, par contre, a très mal commencé la fête. Il a eu une vive altercation avec madame DeLap. Il a refusé de nous en fournir de la raison. Il s’est contenté de marmonner seul en pestant contre elle. L’ambiance de la soirée promet d’être ardente.
 
En franchissant le sas d’entrée de LeChasTau, de nombreux souvenirs se bousculent. Mon enfance resurgit en un clin d’œil sur les grandes étendues de la station. À part le plafond artificiel et ses soleils multiples, ses monumentales baies vitrées donnant d’un côté sur la Terre, de l’autre sur l’immensité sombre de l’univers, on se croirait dans un véritable jardin d’agrément entourant une demeure princière.
Dire que je connaissais les moindres recoins de ce domaine ! J’ai envie de courir à nouveau le long des allées fleuries, mais je n’ai qu’une hâte : retrouver MaLiCia.

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Je l’aperçois enfin au milieu d’une pelouse verdoyante et d’un troupeau de demoiselles. Ses camarades de classe et ses cousines, je suppose.
Mon sang ne fait qu’un tour quand nos trajectoires convergent. Quelque chose ne colle pas. Il m’a semblé entrevoir la fuite dans son regard. Elle me tourne le dos ! Après l’enthousiasme affiché à la sortie de l’église, c’est la douche froide. Je tente de m’approcher, mais dès qu’elle me voit, elle amène son escorte dans la direction opposée.
Est-ce un jeu ? Il y a sept ans, il est très probable qu’elle aurait agi ainsi pour me provoquer. Mais elle a quinze ans maintenant !
Je fais mine de m’en aller et, empruntant des passages détournés, je la rattrape plus loin. Une chance, son attention est captivée par une araignée androïde, légèrement en retrait du groupe.
— MaLiCia ? C’est moi, MyChel.
Sur le coup, elle m’ignore carrément, puis se fige, alarmée. Voyant que ses copines et cousines reviennent sur leurs pas, par fierté peut-être, elle daigne se retourner, me regarder et éclate d’un rire cynique et hautain.
— Monsieur, sachez que je m’appelle aLiCia ! Et je vous prierais de me lâcher les basques ! Compris ?
Elle a un regard dur, d’une dureté que je ne lui avais jamais connue, méchant même. Le bord de ses yeux est étonnamment rougi, comme si elle avait pleuré. Un effet de maquillage ?
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu me vouvoies ?
— Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, monsieur. Adieu !
D’une voix glaciale à décourager le plus audacieux des courtisans…
Elle fond dans sa bande et file vers le château. Je les suis à distance, tel un animal blessé, et les retrouve dans la grande salle à manger, réplique partielle de la galerie des Glaces de Versailles. aLiCia est assise, en train de pouffer avec ses amies. À bout de patience et une once de colère aux tripes, je m’approche d’elles.
— aLiCia, à quoi tu joues ?
Elle me lance un regard hostile, choquée, comme si je venais de l’insulter, terrifiée, comme si en face d’elle se tenait un spectre. Nous restons pétrifiés quelques secondes, mais elles me paraissent durer des plombes. Ses veines pulsent, son teint blêmit et son visage se décompose. J’hésite entre désespoir et fascination. Désespéré de ne pas parvenir à l’apprivoiser, fasciné par la beauté du bleu de ses iris, par la finesse de ses traits…
Alors, l’évidence d’une cruelle désillusion me désempare. Non, cette fille aussi belle soit-elle ne sera jamais accessible. Je ne la comprendrai jamais. Désillusion aussi parce que, en même temps que je rends les armes, je réalise à quel point je suis amoureux d’elle, depuis si longtemps.
— Lâche-moi, s’il te plaît, je ne t’ai pas sifflé !
ERR0005. Voile noir.
 
Inaccessible, incompréhensible MaLiCia. Pourquoi ce revirement d’humeur ? Pourquoi cette épreuve ? Je me revois sept ans en arrière à subir ses pitreries de gamine. À l’époque, je lui pardonnais, elle n’était qu’une gamine…
— Moi, quand je serai grande, j’épouserai un garçon comme toi, MyChel. Mais pas toi ! Tu es trop bête ! riait-elle.
— Tant mieux, parce que tu es une vraie peste !
Et plus je me fâchais, plus elle riait… J’aimais la voir rire ainsi.
Pourtant aujourd’hui, ce n’est plus de la taquinerie, je ressens chez elle une contrariété évidente et comme de l’amertume…
 
En revenant à moi, je n’ai plus qu’à capituler et me détourner, la mort dans l’âme, de son regard. M’approchant de la table des amis de mon frère, j’entends PatRik me lancer :
— Alors MyChel, tu as refait connaissance avec aLiCia ? Tu vois, elle n’a pas changé, toujours aussi aimable ! Si tu veux mon avis, ne te tracasse pas la tête, jamais un garçon n’a réussi à la dompter… Même moi, tu te rends compte ? Son propre frère !

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Le repas est servi avec dextérité par des chariots automatiques à bras robotisés. Les fourchettes en argent ne tardent pas à tinter dans les assiettes de porcelaine. Véritable porcelaine importée de Limoges, le nec plus ultra en orbite !
Essayant d’oublier l’incident, j’ai commencé à rire en compagnie des garçons. Le marié du jour raconte ses histoires de fac et mon frangin en remet une couche à chaque fois. Ma bonne humeur est presque revenue. Avec tous ces gens heureux autour de moi, je suis presque bien. Presque seulement. Parce qu’une partie de mon cœur pleure une perte inestimable. La fin d’un rêve d’enfance… La fin de l’innocence.
En attendant le dessert et ayant remarqué qu’aLiCia était seule à sa table, me vient l’idée d’aller la rejoindre. Histoire de lever le malentendu… s’il en est un. Idée folle ? Idée désespérée ? Idée coriace, assurément. Mais qu’ai-je à perdre ?
Elle ne m’a pas vu approcher. J’en profite pour l’observer. Pensive, mélancolique, l’esprit à des années-lumière de la fête, qu’elle est ravissante ! Un pincement au cœur d’autant plus cruel… Son humeur colle mal avec l’ambiance générale et la splendeur du coucher de soleil sur notre Terre qui sombre inexorablement dans l’ombre silencieuse du néant. Elle s’acharne sur sa serviette, lui fait subir mille tortures.
— aLiCia ?
Elle sursaute, esquisse une moue épouvantée, mais arrive à se contrôler. Elle tente un demi-sourire forcé et soupire :
— Je t’ai dit de laisser tomber.
— Laisser tomber ? Pourquoi ? tenté-je. Et puis, pourquoi es-tu aussi terrifiée ? Je ne suis pas un fantôme quand même…
— Pas un fantôme ? Tu en as de bonnes, toi…
Presque une plainte… Humour noir ? Je n’ose y croire.
Elle se reprend :
— Retourne vers tes amis. Tu rigoles bien avec eux. Tu perds ton temps avec moi…
— Je ne comprends pas. Quand on est sorti de l’église, à SainChaPel, j’ai cru que tu étais contente de me revoir.
— Eh bien, tu es trop crédule, mon pauvre MyChel ! d’un ton sec à couper toute envie de poursuivre.
Elle l’avait hérité de sa mère, aucun doute là-dessus… Je respire un bon coup. Malgré mes mains tremblantes et mon cœur affolé, je préfère jouer la franchise. Quitte à tout perdre…
— Je ne sais pas si tu imagines à quel point j’ai été content de venir aujourd’hui. Et ce matin, j’ai été encore plus heureux quand nous nous sommes revus. L’un des meilleurs moments de ma vie, si ce n’est le meilleur… Tu me paraissais sincère… Mais tu n’as même pas daigné m’accorder la moindre attention depuis que je suis ici…
Elle me fixe de son regard obscur.
— Un des meilleurs moments de ta vie ? Tu me fais vraiment marrer, là. Dégage ! Et laisse-moi tranquille.
Je vois une étincelle à la surface de ses yeux qui pourrait bien être une larme. Je la sens désorientée. Cet instant est furtif, mais crucial. Puis elle explose. De rage !
— Je te dis de te barrer, c’est clair ? Si tu t’approches de moi encore une fois, j’appelle au secours ! Casse-toi ! hurle-t-elle.
Dire que je suis devenu rouge serait un euphémisme. La honte m’a saisi plus brutalement que l’envie de fuir. Pourtant, plus forte que la honte, une boule dans mon estomac, une colère sourde, gonfle, incontrôlable :
— Ça suffit ! J’en ai marre d’être un pion. Il est fini ce jeu. Je ne suis plus ton souffre-douleur ! Nous ne sommes plus des enfants ! Je fais tout pour revenir près de toi, et quelle est ma récompense ? Le mépris !
Je ne la vois pas arriver, mais la gifle me percute en pleine joue. Par réflexe, je saisis son poignet.
— Lâche-moi, crie-t-elle, tu me fais mal !
Je ne lâche pas. Je n’ai pas fini.
— Pourquoi tu gâches tout ? J’avais tellement espéré et même cru que ça aurait pu coller entre nous… Pourquoi m’as-tu envoyé une invitation alors ?
Elle éclate en sanglots.
— J’en peux plus, MyChel… J’aimerais tellement que ce soit aussi simple… bredouille-t-elle.
Sa silhouette se trouble, son visage puis son corps disparaissent, mes doigts se serrent comme sur du sable fin qui s’échappe.
ERR0005. Voile noir.

PRG0006
Quand je reprends mes esprits, de nombreux bras me soutiennent. Mon frère me ramène vers notre table, mais je ne peux m’empêcher de jeter un œil du côté de celle d’aLiCia. Elle n’y est pas…
J’ai provoqué un incident. Victime de mes désirs utopiques. J’ai été ridicule. Devant tout le monde, en plus !
Bon prince, le marié essaye de me consoler :
— On t’avait averti. Fallait pas t’y frotter. Tu sais, il y en a plus d’un qui s’y est aventuré. Elle n’est pas commode. Laisse tomber et oublie-la, ça vaudra mieux… Allez ! T’en fais pas, mon gars ! Bois un peu de champagne, ça te fera du bien !
Le dessert est servi comme si de rien n’était. Les robots ne font pas de sentiments. C’est l’une de leurs grandes qualités.
Le soleil est complètement caché par la Terre à présent. Quelques mégapoles étincellent à la surface du globe endormi. L’incident se dissout dans le brouhaha et le fond musical de la fête.
Des rires s’élèvent à nouveau et même notre table n’est pas la dernière à mettre de l’ambiance. Des garçons racontent comment ils ont tenté de séduire aLiCia et fini comme moi, une gifle en pleine figure, quand ce n’était pas un coup de pied mal placé… Malgré les plaisanteries, je ne peux oublier ce dernier regard d’aLiCia. Comment dois-je l’interpréter ? De la pitié ? Non, pas de la pitié. Plutôt de la peur. C’est ça. Elle avait peur… Peur de moi ? Possible. J’ai dû être terrifiant lorsque je la retenais… Pourtant, je ne sais pas pourquoi, peut-être que je me trompe, mais je serais prêt à jurer qu’elle m’avait lancé un appel de détresse… Ses derniers mots résonnent encore en moi :
« J’en peux plus, MyChel… J’aimerais tellement que ce soit aussi simple… »
 
Entre deux rires, je guette la table d’aLiCia. Sa chaise reste désespérément vide. Quand je regarde vers sa mère, je sens une certaine préoccupation, une agitation, un malaise. Je ne tiens plus :
— PatRik, elle est passée où, ta sœur ?
— Hein ? Je sais pas. Elle doit bouder dans son coin… T’occupe plus d’elle, je te dis. Elle est impossible. Elle cause toujours des complications. Tu n’y es pour rien, je t’assure. Oublie-la ! Regarde, il y a plein d’autres nanas qui n’attendent que toi !
Je ne proteste même pas, mais ne peux réprimer un soupir de déception.
— PasKal, tu peux me passer les clés de la navette ? Je voudrais aller me reposer.
— Hé là ! MyChel ! Regarde-moi !
Sans réfléchir, je m’exécute. Je rencontre des yeux investigateurs, surpris, perplexes, brillants, qui m’observent, me sondent. Mon frère a sûrement abusé de la boisson dorée aux bulles enchantées, de cet ersatz d’alcool synthétique qui a supplanté le champagne depuis une vingtaine d’années.
— Mince alors, je n’aurais jamais cru ça possible… Tu ne vas pas me dire que tu es accro ?
Puis, perdant son sérieux et se tournant vers les autres :
— Je crois que notre MyChel est foutu !
Il y a des rires, des blagues, mais je n’arrive plus à leur faire écho.
— Excusez-moi, je vais prendre l’air.
— Tu es fâché ?
— Non, je vous assure. Je me sens un peu patraque. Marcher me fera du bien.
PasKal me tend les clés. En m’en allant, j’entends quelques commentaires du genre :
— Hé ben mon vieux ! Il a pas choisi la plus facile, je lui souhaite bien du plaisir !
Ce qu’ils en pensent, je m’en fous royalement. Mon esprit est obnubilé par elle, et je veux comprendre…
L’invitation au mariage. Elle m’avait elle-même écrit un petit mot : « Au plaisir de te revoir. MaLiCia. » Elle avait signé MaLiCia ! Suis-je si imbécile d’avoir pris ça pour un signe d’amitié ? Voire un peu plus ?
La marche dans les jardins artificiels et l’air frais recyclé me ramènent un peu de sérénité, mais ne m’ôtent pas ma frustration. Finalement, après avoir bouclé le tour complet de la gigantesque station orbitale, je préfère rentrer au château que d’aller m’allonger sur la banquette. Je crois que je vais faire comme PasKal. Me bourrer la gueule… au moins, je ne serai pas venu pour rien !
En haut de l’escalier monumental, je tombe nez à nez avec mon père.
— Papa, je suis désolé pour tout à l’heure…
— Ce n’est pas grave. Tu sais, aLiCia a toujours été une fille un peu spéciale. Elle n’a pas dû s’arranger avec l’âge.
— Mais je ne comprends pas ce qui lui prend. Elle m’invite et elle me rejette…
— Oublie ça, mon petit. Ça n’a aucune importance.
— Mais papa, tu ne comprends pas !
— Oh, si, je comprends. Il suffit de te regarder pour comprendre que tu es épris d’elle. Je t’en prie. Oublie-la. Elle n’est pas pour toi.
— J’en ai marre ! Tout le monde me rabâche la même chose ! Pourquoi ? Il ne fallait pas me transmettre l’invitation si je n’étais pas désiré !
Je m’arrête juste à temps pour ne pas déverser sur lui mon trop-plein de rancœur.
— Je crois qu’il est grand temps que je te parle. J’aurais dû le faire il y a longtemps. Mais ce n’est pas facile… Maintenant que tu es presque majeur, tu as le droit de savoir…
Je le vois tressaillir en me disant cela. Son expression cordiale de tout à l’heure s’est envolée. Son visage est sévère, sans âme. Il m’emmène dehors. Il me fait peur.

PRG0007
Nous traversons la partie illuminée du jardin, contournons un bosquet de charmes et nous dirigeons vers une petite construction que les DeLap appellent « chapelle ». Mon père pousse la porte, tire deux chaises et me fait signe de m’asseoir.
— MyChel, tu n’es pas…
Puis un silence lourd de signification, de douleur.
— Tu n’es pas… ce que tu crois…
Je le regarde, ébahi, incrédule.
— Et le monde qui t’entoure, ici, n’est pas celui que tu crois…
La décharge d’adrénaline provoquée par une telle solennité et absurde révélation aurait dû me précipiter dans mon trou noir habituel. Mais là, non. Rien ne se passe. Si ce n’est que mon pouls dépasse allègrement la zone rouge.
— Papa, je ne te suis pas… Tu joues à quoi ?
— Je ne suis franchement pas d’humeur à m’amuser. Écoute-moi bien, MyChel. Quoi que tu penses de moi après ce que je t’aurai dit, je veux que tu saches que je t’aime plus que tout au monde, et que j’ai fait tout ça pour toi… et ta mère…
Ses yeux balayent le sol imitation granit. Une larme s’échappe de sa paupière.
— Tu n’as jamais entendu parler de la troisième guerre mondiale de 24-28…
— Une guerre ? Quelle guerre ?
Il a raison, je crois que le monde qui m’entoure va s’écrouler. Je sens que j’en ai fini pour de bon avec mon indolente et insouciante vie…
Après un long silence, comme s’il se recueillait face à la petite croix posée dans une niche, il me raconte une histoire inconcevable. Pas celle que j’ai apprise en classe, en tout cas. Pour moi, la dernière guerre mondiale datait de 1939…
 
À la fin des années 2010, l’énergie était devenue une denrée de plus en plus spéculative. Les prix flambèrent, la pauvreté aussi. Les tensions internationales engendrèrent un conflit mondial dont l’enjeu devint la maîtrise des sources d’énergie. La guerre fit de nombreuses victimes, dont le père d’aLiCia, tombé au combat…
— Mais… Tu m’avais affirmé qu’il était mort sur un chantier spatial ! Pourquoi tu ne m’as pas dit la vérité ? Et pourquoi personne ne m’a jamais parlé de cette guerre ?
— Parce qu’ici, sur SW, les gens veulent oublier…
— SW ? Oublier ? Je n’y comprends rien ! Ça recommence… Je ne comprends rien de ce que vous dites tous ! Vous allez me rendre fou !
— Calme-toi. Je t’en prie. Laisse-moi le temps de t’expliquer.
— Et pourquoi je ne m’évanouis pas, là ? D’habitude…
— J’ai désactivé le mode sécurité…
— Le quoi ?
Au lieu de répondre, il se réfugie dans un mutisme que je n’ose interrompre. Mon esprit bouillonne. Lorsqu’il reprend son récit, je suis en nage…
La guerre, en plus d’être très meurtrière, avait été dévastatrice. En 2028, la surface de la Terre était ravagée, les moyens de production d’énergie rasés, tous les satellites détruits, les stations orbitales aussi. Privée de son réseau d’électricité et de communication, l’humanité était infirme.
— Et LeChasTau ? Il a été épargné alors ?
— Non pas vraiment…
— Je ne comprends pas. Il a été détruit ou pas ?
— Il n’a jamais existé…
Sa réponse me plonge dans un état de nervosité insoutenable. Malgré tout, il poursuit :
— À la fin de la guerre, un monde virtuel a vu le jour : SW, SecondWorld. Pour permettre aux hommes d’oublier la dévastation qui régnait alors sur terre… Comme plus aucun satellite valide ne gravite autour de la planète, la Terre que tu vois ici a en fait été recréée à partir des données relevées à la fin du XXe siècle. Parce qu’aujourd’hui, la surface émergée de la véritable Terre ressemble plutôt à celle de Mars. Les mers ne sont plus bleues, mais noires. Elles sont gorgées des dernières réserves d’hydrocarbure que les terroristes y ont déversées… En quelque sorte, ce que tu vois d’ici, c’est le dernier vestige de la Terre, juste avant sa destruction…
L’histoire ne s’arrête pas là, bien sûr. Seuls les réseaux terrestres avaient pu être rétablis, les ondes hertziennes aussi, mais de manière très limitée. Quand SW ouvrit ses portes en 2031, il fut pris d’assaut. Le succès fut tel qu’il devint en moins de deux ans le support indispensable de la société moderne.
— Il faut bien comprendre que l’énergie est devenue une denrée rare, MyChel. Et chère. Autant les hommes ont réussi à survivre, à se reconstruire des abris fiables et relativement confortables, peu demandeurs d’énergie, autant le transport, des personnes ou des marchandises, est devenu un luxe quasi inabordable pour l’humanité. Les hommes sont redevenus sédentaires, la production agricole et industrielle s’est relocalisée autour des habitations. Ils ne voyagent plus, ne se rencontrent plus, que par SW, que par le virtuel… Les réunions familiales sont virtuelles, les réunions de travail sont virtuelles, même l’école est virtuelle !
— Arrête ! J’en ai assez entendu ! Tu racontes n’importe quoi ! Tu es en train de dire que la Terre n’existe plus vraiment, que cette constellation de satellites n’existe pas, que LeChasTau n’existe pas… et toi ? Tu vas me dire que tu n’existes pas, peut-être ?
— Si, j’existe. Mais pas ici. Notre abri se trouve dans les sous-sols de l’ancienne ville de Montréal. PasKal, lui, a été transféré à la centrale de SW, à New York, ou de ce qui en reste… Les DeLap habitent en France, à Paris…
Il fait une pause pour reprendre son souffle, comme pour préparer la salve finale.
— Oui, j’existe… Tous les gens qui font la fête ici existent… Tous… Sauf un…

PRG0008
— Je ne te crois pas. Comment pourrais-je te croire ? C’est impossible ! Tu es ivre !
Je ne m’entends plus hurler, c’est trop ! Bien trop pour une seule soirée ! Une violente poussée d’adrénaline pulse dans mes veines et sature mon discernement. Les nerfs à vif, je n’arrive plus à me contrôler. Mes mains saisissent une chaise et la balancent contre les vitraux qui explosent en mille poussières d’arc-en-ciel, de façon si réelle… J’ai envie de tout casser ! Mon père se fige, me regarde avec dureté. Il semble hésiter. Et soudain, il disparaît, comme aLiCia tout à l’heure…
Pris au dépourvu, décontenancé, vidé aussi, je m’écroule et attends l’inéluctable voile noir… Mais il ne vient pas. Abandonné à ma fureur devenue bien inutile dans la froideur du lieu, c’est la panique. Je ne sais plus à qui ni à quoi me raccrocher… En plus, d’habitude, quand les phénomènes franchissent l’invraisemblable, je perds connaissance. Pourtant, là, je reste conscient, seul dans la pénombre de cette chapelle qui n’en est pas une d’après mon père, et j’ai peur. Très peur. Mon monde s’écroule de toutes parts…
Après vingt longues minutes de larmes et de frissons, et avec un certain soulagement, je l’avoue, mon père se rematérialise.
— Papa…
Il ne dit rien. Son attitude est sévère.
— Excuse-moi pour tout à l’heure… Mais tu comprends, c’était trop pour moi… Je t’en prie, arrête ce jeu…
— Tu n’as donc pas encore compris ? Ce n’est pas un jeu ! Le monde qui t’entoure, dans lequel tu vis, tout ça, c’est du virtuel… Du faux ! Ça n’existe pas… Si tu veux avoir une démonstration plus probante, demande à PasKal !
— PasKal ? Qu’est-ce qu’il a à voir dans cette put…
Stop ! On se calme ! Même si je bous, il faut que j’arrive à me contrôler. La violence, verbale ou autre, ne m’aidera en rien. Et puis ma question est bête. Parce que je revois mon frère, quinze ans plus tôt, en train de faire ses tours de magie, et je me rends compte à quel point j’ai été leurré… depuis toujours, depuis mon enfance… depuis le début… Mais quel début ? Ma naissance ?
— Ton frère est un programmeur de SW.
Mon père, estimant sans doute que je me suis suffisamment ressaisi, me révèle que, repéré pour son intelligence dès sa dixième année, PasKal aurait été recruté par SW afin de suivre l’école SecondWorld.
— Je me fous de SW ! Dis-moi pourquoi vous m’avez menti !
— Laisse-moi finir, je t’en prie. Tu comprendras…
Après une courte pause, à peser ses mots, il reprend :
— Tu sais, PasKal est célibataire, et le restera très probablement… Traumatisé par ta naissance, il a juré à ta mère mourante de veiller sur toi, coûte que coûte. C’est donc lui qui, depuis son décès, s’occupe de l’installation cybernétique, un supercalculateur. Il permet de simuler ta vie…
Il s’arrête, conscient que cette révélation risque d’être très lourde à assimiler.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ? Simuler ma vie ? Et quoi ma naissance ? Qu’est-ce qu’elle a de traumatisante ma naissance ?
— Écoute-moi bien, MyChel… Ta mère et moi, nous avons tout fait pour le bonheur de nos enfants. Mais vois-tu, la vie est parfois très cruelle… La guerre est cruelle… Nous étions utopistes et avons refusé de croire ce que les gens racontaient. Nous avons décidé de concevoir un second enfant, selon les méthodes d’avant-guerre. Nous voulions encore faire confiance aux lois naturelles, tu comprends ? Seulement nous avions oublié, ou refusé d’admettre l’évidence, que la Nature était morte… MyChel, ta naissance a été difficile, très difficile…
Il se tait. Comme épuisé par ses mots. Moi, je pleure. L’évocation de maman a déclenché une douleur intérieure, profonde. Pourtant, je veux savoir. Savoir ce que l’on me cache encore. De plus sordide, de plus cruel.
— Continue, s’il te plaît…
— MyChel, tu es né… Mais… À cause de notre choix, tu n’as pas bénéficié de la sélection des gamètes, des contrôles adéquats, de toutes ces corrections ou manipulations génétiques que tous les embryons subissent obligatoirement depuis une quinzaine d’années. À l’époque, les autorités n’avaient pas encore pris la mesure des conséquences de la radioactivité rémanente, héritage de la guerre… Tu es mort, MyChel. Tu avais trois mois…

PRG0009
J’ai du mal à respirer. On vient de m’assassiner…
Qui suis-je donc ? Ou pire, que suis-je ? Un fantôme ?
L’évocation de ce mot me ramène à ma dispute avec aLiCia. Avec son lot de douleurs supplémentaires. À son effroi quand elle me regardait, quand j’ai prononcé ce mot… Ce mot qui me renvoie maintenant à une évidence. Oui, elle savait. Quelqu’un lui avait dit pour l’éloigner de moi…
Mon père s’approche et me prend dans ses bras.
— MyChel. Je sais que c’est dur à admettre. Mais ta mère a refusé ta mort, refusé d’admettre notre échec. Je n’ai pas pu la retenir. Elle était folle de chagrin. Dès que je lui disais un mot, elle menaçait de se suicider… Elle a voulu te ramener à la vie, tu entends ? À la vie ! Par tous les moyens à sa disposition. Elle était informaticienne en cybernétique, tu sais, comme PasKal. Alors, tous les deux, à partir de tes gènes et des modules de SW, ils ont programmé une vie artificielle et autonome… Je suis désolé… J’aurais tellement aimé que tu n’apprennes jamais tout ça, et que tu restes heureux dans ce monde virtuel… Nous voulions ton bonheur…
— Mon bonheur ? Dans ce cas, pourquoi tu me dis tout ça ? Parce que là, j’ai franchement l’impression que tu veux me pousser en enfer !
Je fais des efforts surhumains, si ce mot à une signification en ce qui me concerne, pour retenir mes ressentiments.
— Parce que l’incident qui est arrivé ce soir est regrettable. Il peut avoir des conséquences très graves…
— Quel incident ? Tu veux parler de ma dispute avec aLiCia ?
— Oui… Tu dois savoir… Afin que tu acceptes de la laisser tranquille. Sinon, c’est ta vie qui est en danger…
— Ma vie ? Tu parles ! Tu viens de dire que je suis mort !
— Je ne sais pas comment appeler ça autrement… Ta vie virtuelle, si tu préfères…
Sans attendre ma réaction, il repart dans ses explications. Si j’en crois ses dires, ma mère aurait fait croire à tout son entourage, dont la famille d’aLiCia, que le bébé allait bien, qu’il grandissait normalement… Puis, les années passant et le leurre fonctionnant à merveille, madame DeLap, en toute bonne foi, aurait commencé à évoquer un rapprochement réel entre les deux enfants, en vue d’une potentielle alliance, puisque j’étais le seul garçon qui arrivait à tolérer la petite dernière. Ma mère, prise à défaut en réalisant l’absurdité d’une telle proposition aurait perdu son sang-froid et refusé net sans plus d’explication. S’ensuivirent la violente dispute d’il y a sept ans et une dépression implacable qui l’entraîna dans la folie. Un matin, après avoir fui l’abri familial, elle fut retrouvée épuisée, irradiée, condamnée. Puis euthanasiée.
— Ce n’était donc pas un virus… Un mensonge de plus… Tu en as encore beaucoup des comme ça ?
— Je t’en prie MyChel, ne nous condamne pas. Tout est mensonge sur SW…
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Je sens une nouvelle poussée de colère, monstrueuse celle-là, monter en moi… Mon père semble la ressentir et me sert un peu plus contre lui…
— Je t’en prie, ne lui en veux pas. Prends-en toi à moi, si tu veux. Je suis aussi coupable qu’elle. Je n’ai pas su l’en empêcher… Et puis, vivant ou virtuel, on t’aimait…
Ma colère se métamorphose en un feu haineux. Non pas contre ce père piteux, il me fait pitié finalement. Haineux du monde qui m’entoure, de ce monde de pacotille qui s’est écroulé en moins de cinq minutes.

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Le silence dans la chapelle définitivement virtuelle me ramène au présent. Je regarde mon père, abattu. Comment pourrais-je lui en vouloir ? Il a tout fait pour le bonheur de sa femme. Et ensuite pour le mien, même si je n’existe pas vraiment… J’essaye de me réconforter comme je peux, de me raccrocher à l’essentiel. Mais qu’est-ce que l’essentiel quand on n’existe pas ? Face au doute et à l’amertume qui me submergent, un seul mot arrive encore à me tenir à la surface : amour… Même s’il porte en lui les germes de souffrances toutes aussi vives…
— Et aLiCia, papa… Si je n’existe pas, si je suis seulement un programme, explique-moi pourquoi je peux… l’aimer ?
Son visage défait exprime un certain émoi.
— Je ne sais pas trop… Je ne suis pas un expert. Par contre, tu sais, ta mère, tout comme ton frère aujourd’hui, a été une référence mondiale en matière de programmes intelligents, évolutifs et autonomes. Peut-être une mutation adaptative de tes programmes…
— Il y a d’autres êtres… comment dire… d’autres êtres virtuels comme moi dans SW ?
— Non. Pas à ma connaissance. Très peu de personnes sont au courant…
Des milliers de questions se bousculent à l’intérieur de mon faux crâne. J’ai tellement l’impression d’exister vraiment, de ressentir vraiment, de souffrir vraiment, de vivre vraiment… d’aimer, vraiment !
— Elle ressemble à quoi, en vrai ?
— Qui ? aLiCia ?
— Oui.
— Je ne l’ai jamais rencontrée. J’ai seulement vu quelques-unes de ses images holographiques. Elle m’a paru être une fille tout à fait normale… Ou du moins, ce que normal veut dire à notre époque. Dis-toi bien que nos images ici sont fausses, déformées, embellies ! Nos défauts sont gommés. La réalité est beaucoup moins flatteuse… Après des années d’asservissement à nos consoles de connexion, nos corps sont devenus de véritables larves. Incapables de se mouvoir sans d’immenses efforts. Des limaces ! Oui, nous sommes tous des limaces… obèses, pâles, suantes, puantes… Je ne sais même pas si les hommes sont toujours capables de s’accoupler pour faire des mômes…
Après tout ce que j’ai entendu, j’arrive encore à en rester pantois. Il m’écœure… c’est certain, mais pas suffisamment pour déjouer ma curiosité.
— Est-ce qu’il m’est possible de te voir ? Je veux dire, de voir mon père, le vrai ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, ni faisable. Tu n’es pas programmé pour communiquer avec les terriens autrement que dans SW. Et puis, tu ne verrais pas grand-chose, à part un amas de fils, de sondes et capteurs enchevêtrés dans tous les sens…
— C’est vous qui avez choisi mon enveloppe corporelle ?
— On ne choisit pas. C’est l’ordinateur central de SW qui calcule nos avatars en fonction de notre patrimoine génétique. Ensuite, il gomme ou ajuste les défauts. C’est pour cette raison que tout le monde paraît parfait ici… Enfin, physiquement j’entends…
Le silence nous surprend à nouveau, chacun perdu dans les méandres de ses pensées.
Je ne sais pas comment j’arrive à encaisser. Comment j’arrive à gérer ma rancœur. Mais je comprends beaucoup de choses maintenant : mes voiles noirs qui n’étaient qu’une sécurité informatique quand le réel empiétait sur le virtuel… Pourquoi je ne comprenais pas toujours les autres. Ils parlaient d’un monde parallèle qui n’était pas le mien… Pourquoi PasKal s’amusait à piloter la navette virtuelle comme un fou. Que risquait-il, au fond ?
Je comprends, certes, mais j’ai perdu mes repères. J’ai perdu mes illusions, mes espoirs. J’ai perdu la vie ! Que me reste-t-il ? Rien. Autant mourir pour de bon… Mais mourir, en suis-je encore capable ? Un être purement virtuel peut-il mourir ? Suis-je condamné à vivre éternellement l’enfer virtuel ? À pleurer mes êtres chers, à pleurer la perte d’aLiCia ! aLiCia, cette petite flamme qui me brûle les entrailles.
— Papa, c’est sa mère qui lui a dit… C’est ça ?
— Oui, MyChel. Après le décès de ta mère, madame DeLap m’a contacté. Elle culpabilisait. Forcément, c’était sa dispute qui avait tout précipité. Je lui ai tout raconté, lui faisant promettre de garder notre conversation secrète… Pourtant ce matin, quand elle a vu avec quel entrain sa fille t’a accosté, elle a craqué…
— aLiCia… C’est horrible. Elle me prend pour un fantôme… Elle devait avoir l’impression de parler à un mort ! Mais pourquoi tu dis que l’incident est grave ? Qu’est-ce que je risque ? Je suis déjà mort !
— MyChel, si, l’incident est grave. Il risque de te coûter la vie. Ta vie virtuelle, j’entends… La mère d’aLiCia ne va pas en rester là si tu continues à fréquenter sa fille. Ce matin, elle m’a menacé… Elle fera tout pour sauver l’avenir de sa progéniture. Quitte à nous dénoncer… Et si elle nous dénonce, il y aura une enquête. Ils se rendront vite compte de notre subterfuge, et surtout que les machines qui font marcher tes programmes autonomes consomment bien plus de puissance informatique que n’importe quel ordinateur familial autorisé. Elles seront saisies et nous serons condamnés, probablement exécutés, ton frère et moi. Sans parler de toi… Ce n’est pas tant pour moi que je m’inquiète. Je n’ai plus beaucoup de temps à vivre, tu sais. Ni beaucoup de force maintenant… J’ai vécu la grande irradiation d’après-guerre… Alors s’il te plaît, pour ton frère, pour toi, oublie aLiCia. Même si tu n’es plus de notre monde réel, je tiens à toi…

PRG0011
Quand je retourne au château, mes larmes n’ont pas encore fini de sécher. Mon père a repris sa place dans la salle des glaces, mortifié. Ce qu’il m’a révélé m’a fait l’effet d’un coup de poignard, d’un arrêt de mort. Non seulement je viens de perdre tout espoir d’amour, mais aussi la vie…
Je crois que j’ai enfin compris aLiCia. Et que je lui pardonne. Tout est tellement logique à présent. Logique et cruel. Car si je la comprends, je la perds, à jamais…
À l’intérieur, le similichampagne coule à flots sur la pyramide de verre. Mais toujours pas de trace de ma cavalière interdite. Je n’ose pas demander où elle est. Évidemment. En tendant l’oreille, je crois comprendre que personne ne sait vraiment où elle se trouve, ni même sa mère. Je me sens abattu, et surtout responsable. Bien que je n’y sois pour pas grand-chose dans cette histoire, je suis devenu l’instrument involontaire de son harcèlement, de son cauchemar, de sa fugue… J’imagine qu’elle a dû se déconnecter de SW quand je l’ai attrapée par le poignet. Mais pourquoi sa mère est-elle toujours aussi préoccupée ? Elle pourrait vérifier, dans son abri parisien, si sa fille se trouve à ses côtés ! Pourquoi ne le fait-elle pas ?
Mon esprit imagine en boucle les pires scénarios catastrophes… les pires tragédies… Puis la culpabilité me foudroie. J’ai l’intuition, si un programme informatique en est capable, qu’aLiCia est en danger !
Il faut la retrouver ! Avant qu’elle fasse une connerie… Oui, il faut la sauver ! Et lui dire que je lui rends sa liberté, lui dire que je l’ai comprise, que je ne l’importunerai plus…
Comment faire ? Qui peut m’aider ?
 
Je tire PasKal, quelque peu imbibé, par la manche jusqu’à la cour du château.
— J’ai besoin de ton aide. Il faut que tu localises aLiCia.
— Que je fasse quoi ?
Il me regarde, éberlué. Apparemment, je viens de cracher une incongruité.
— Papa m’a tout raconté… Tu es un expert programmeur de SW…
Il reste figé. Je dois hurler :
— PasKal, y a-t-il un moyen de communiquer avec aLiCia dans le vrai monde ?
Il entrouvre la bouche :
— Euh oui… enfin, mais pas toi…
— Je sais ! Tu peux le faire ? Tout de suite ? C’est une question de vie ou de mort !
— Nom de Dieu ! fait-il comme s’il venait de se réveiller. Attends une seconde. Je reviens.
Il disparaît et, alors que je ne l’attendais plus…
ERR0005. Voile noir.
 
Lorsque je reprends conscience, il est là, frais et dispo. Sa cuite n’est plus qu’une histoire ancienne.
— Tu sais, tu n’es plus obligé de me mettre en pause quand tu te déconnectes…
— Oui… Excuse-moi, c’est un réflexe…
Il prend un air grave :
— OK, j’ai parlé à papa. Il m’a confirmé. Franchement, il n’aurait pas dû te dire tout ça. Mais c’est trop tard maintenant. Et bien trop compliqué pour revenir en arrière… Par contre, il n’est pas d’accord du tout pour aLiCia.
— Quoi ? Ça veut dire que tu ne veux pas m’aider ?
— Non, ça veut dire que papa n’est pas d’accord, c’est tout… Je vais essayer de la localiser.

PRG0012
Je suis retourné à la chapelle, seul cette fois. PasKal m’a demandé de l’attendre là-bas. Sa recherche risque de prendre du temps. Je contemple à travers les vitraux, ceux que j’ai épargnés, le travail d’orfèvre qu’ont effectué mon frère et tous les ingénieurs de SW. Cette copie quasi parfaite d’un monde quasi idéal. Cette copie qui a su refonder une société et aussi reproduire des sentiments complexes comme l’amour, la souffrance, la haine… Est-ce un paradis ou un enfer ?
 
Une silhouette se recompose devant moi. C’est PasKal. Enfin ! Je suis momentanément soulagé, mais la mine qu’il affiche n’augure rien de bon.
— MyChel… On a retrouvé aLiCia…
— Elle est où ? Comment elle va ?
Il ne répond pas. Son air est grave. Très grave. Quelque chose ne tourne pas rond.
— Écoute. Je vais rejoindre mes amis. Attends ici. aLiCia ne devrait pas tarder…
— Quoi ? Elle vient ici ?
— Oui.
Il n’en dira pas plus et me laisse à nouveau seul. Perplexe. Je ne peux me réjouir de revoir bientôt mon amie refusée. L’attitude hermétique de mon frère m’en a dissuadé.
Des souvenirs se rejouent dans ma tête, si jamais j’en ai une… Cette chapelle, je la connaissais bien, pour m’y être réfugié à maintes reprises quand aLiCia m’exaspérait. Un jour, elle m’avait retrouvé et avoué qu’elle venait aussi se recueillir ici lorsqu’elle avait le cafard.
— Ah, bon ? Des fois tu as le cafard ?
— Nigaud ! C’est une blague, je ne suis jamais triste !
Ce pied de nez était sorti spontanément, comme si elle s’était rendu compte qu’elle montrait une certaine fragilité, et qu’elle ne le supportait pas, d’être fragile…

PRG0013
Des pas irréguliers, lents, s’approchent et une silhouette fine se calque dans le cadre de l’entrée. Elle s’appuie contre une colonne de marbre. Des traces diffuses de maquillage autour des yeux et sur ses joues, le regard ailleurs, livide.
— aLiCia ?
Elle me regarde et pour la première fois de la soirée, j’y vois un soupçon de compassion, bien vite balayé par un brusque mouvement de tête. Elle s’écroule.
— aLiCia !
Mon sang se fige. Je me précipite sur elle et la prends dans les bras. Après l’avoir allongée sur un banc en résine, je m’approche de son visage, lui balaye les cheveux pour dévoiler ses yeux. Ses paupières sont closes. Seul un souffle léger s’échappe de ses lèvres.
— Je vais mourir… murmure-t-elle.
— Non, tu ne vas pas mourir…
Je ne sais pas quoi répondre. Je me sens si démuni. Pourquoi PasKal ne m’a-t-il rien dit ? Pourquoi n’est-il pas là pour m’aider ?
— MyChel, pardon… J’ai été odieuse… Je veux que tu me pardonnes…
— Bien sûr que je te pardonne ! C’est plutôt à moi de demander pardon… On m’a tout raconté, tu sais… Je te jure, je ne savais pas… Sinon, je ne serais pas venu… Mais tu ne vas pas mourir ! Tu n’as pas le droit de mourir !
Mes doigts se perdent dans sa chevelure soyeuse, sur la peau délicate de ses mains…
— Je me faisais une telle joie de te retrouver pour le mariage… Pourtant ma mère ne l’a pas vu du même œil. Elle ne savait pas que je t’avais invité… Mais quand elle t’a aperçu à mes côtés, à la sortie de l’église, elle est devenue folle… Folle de rage… On s’est disputé. Je lui ai dit que je pouvais inviter qui je voulais, que je ne voyais pas pourquoi je n’aurais pas pu t’inviter !… Tu ne dois plus le revoir ! Encore moins t’amouracher de lui ! elle a hurlé… J’épouserai qui je voudrai ! Et même MyChel si je veux ! je lui ai répondu… Elle a carrément pété les plombs. Elle a crié : jamais !
Qu’elle est belle ! Malgré l’instant tragique. Et comme je me sens vain !
— Après, elle s’est mise à me raconter des horreurs sur ta famille, sur toi… Que ta mère était une malade mentale et que tu étais… Qu’il n’était pas question que j’épouse un… MyChel, tu te rends compte ? Elle m’a dit que tu étais… que tu étais mort, MyChel ! Mort !
Je ne réponds pas. Je ne peux pas parler. Mes larmes ruissellent sur son front.
— Ton père a été témoin de la dispute. Il s’est mis en colère contre ma mère… Je n’ai pas tout compris. Mais il disait que j’étais encore une gamine et qu’elle n’aurait jamais dû me dire tout ça. Ma mère l’a traité de lâche, de ne rien faire pour sauver sa fille…
aLiCia se tait, épuisée. Je me contente de la regarder, de lui caresser le visage. Au bout d’un moment, j’ai le sentiment qu’il n’y a plus rien à faire, qu’une chose à dire :
— MaLiCia… Je t’aime…
Elle ouvre enfin ses yeux et me regarde fixement. Le bleu profond de ses iris me transperce. Elle chuchote :
— Ce serait si simple si tu ne me le disais pas… Si ce n’était pas le cas… Je pourrais partir sans remords… Tu as été le seul garçon qui s’est soucié de moi, MyChel… Le seul qui me considérait comme une amie… Et je t’ai fait du mal…
Je m’approche d’elle et passe ma main sur son visage pour écarter sa mèche rebelle. Elle ne fait aucun mouvement pour y résister. Je la prends par l’épaule, elle laisse sa tête tomber sur ma poitrine.
— Quand je t’ai aperçu à la sortie de l’église, j’ai compris que tu étais… bien plus… Puis, après que ma mère m’ait vidé son fiel dessus, je savais plus quoi faire. J’étais bouleversée, tu comprends ? Tu me faisais tellement peur ! J’ai essayé de te fuir… Je sais que c’était une erreur… Parce que, même si tu es… différent… tu comptes beaucoup pour moi… J’en suis sûre maintenant… Pardon, j’ai été infecte avec toi… Pardon…
Je ressens sa douleur au plus profond de mes tripes. Que lui répondre ? Je ne sais pas, tout est trop embrouillé dans ma tête. Je prends alors son visage à pleines mains et embrasse ses deux lèvres bleutées et tremblantes…
Combien de temps a duré le baiser ? Difficile à dire. En tout cas, il a été le plus précieux, le plus dangereux aussi, car, bien que virtuel, il a scellé le serment de nos amours impossibles.
— J’ai mal, MyChel, je meurs… Serre-moi fort…
Je la serre contre moi, couvre son visage blême et froid de tendres baisers.
— MyChel, tu m’aimeras encore quand je serai morte ?
— MaLiCia… Je n’aimerai que toi… Mais tu ne vas pas mourir !
— Si… Je veux… te rejoindre…
Son corps devient soudainement lourd, son regard se perd à l’infini, fixe et éteint… Son image s’évapore.
— Non ! aLiCia ! Non ! Non !
Mon hurlement résonne d’impuissance dans la chapelle. Fou de douleur, mes poings cognent à en saigner contre les murs austères et inébranlables. Je m’écroule sur le banc, espérant qu’un voile noir me soulage de l’atroce perte.

PRG0014
Une main me soulève la tête. Je ne réagis pas. Je préfère me laisser mourir.
— MyChel, relève-toi, tu dois retourner à la fête…
C’est la voix de PasKal. Intrigué, je daigne ouvrir les yeux, le regarder. Il a gardé l’air grave de tout à l’heure et semble très préoccupé. Il chuchote :
— aLiCia est revenue…
— C’est impossible ! Elle vient de… dans mes bras…
— Je sais… Dépêche-toi, tant que sa mère ne se doute de rien.
— Parce qu’elle n’est pas au courant ? Elle va bien voir qu’il y a un problème dans l’abri ?
— Non, elle est impotente… A priori, personne ici n’est au courant pour l’instant. J’ai essayé de tout réparer, mais on ne peut pas être sûr à cent pour cent…
— Réparer ?
Il hésite :
— MyChel, elle est sortie de son abri… Avec toutes les radiations résiduelles, c’était suicidaire… Surtout pendant le couvre-feu ! Les gardes l’ont prise pour une dégénérée qui s’approchait trop de la ville… Elle n’avait aucune chance, merde ! C’est horrible !
Sa voix s’étrangle.
— Quand je l’ai localisée, elle agonisait… abattue comme une charogne ! Putain ! J’ai aussitôt appelé le service d’urgence de SW afin qu’ils la récupèrent le plus discrètement possible… De toute façon, aucune ambulance ne se serait déplacée, tu sais… Ensuite, je leur ai demandé de l’installer sur une console SW… J’ai pu prendre contact avec elle… Elle a voulu te parler… et puis… et puis…
PasKal se tait, submergé par l’émotion.
— Je sais… dis-je en espérant le soulager. Merci pour ce que tu as fait…
Il me regarde tendrement.
— Non, tu ne sais pas tout… Elle m’a supplié… MyChel, j’en suis certain maintenant, vous êtes faits l’un pour l’autre. aLiCia est vraiment devenue une chic fille… Je n’ai pas pu lui refuser… Même si le risque est énorme… Même si je risque gros… Alors, pendant que tu étais avec elle, j’ai réussi à recopier son historique et ses bases de connexion SW sur mon ordinateur, j’ai aussi copié les codes sources adéquats… En résumé, je lui ai bricolé un programme de vie artificielle dans SW… Comme le tien…
Je suis sans voix, abasourdi par cette nouvelle et inconcevable perspective.
— Il a fallu doubler la puissance de calcul… Je ne sais pas combien de temps ça va tenir sans qu’on se fasse repérer… J’ai quelques idées. Il me faudra juste un peu plus d’une heure… En attendant, évite de déclencher une seconde catastrophe. Tu sauras faire ? lance-t-il avec un zeste d’humour à la fois déplacé et retenu.
— Attends ! Et si tu te fais chopper ? C’est insensé !
— Je sais… Mais je devais sauver l’amour… L’amour n’a pas de prix… L’amour… c’est notre seul héritage valable d’avant-guerre. Celui qui me fait dire que la vie vaut encore le coup d’être tentée…
Plus aucun doute n’est possible. PasKal est un véritable magicien…

PRG0015
Lorsque nous franchissons le porche de la salle des glaces, PasKal et moi, des rayons de soleil commencent à lécher la courbe terrestre, donnant à la station orbitale un cachet flamboyant. aLiCia est présente, au grand soulagement de l’assemblée et de sa mère. En compagnie de ses amies, la chevelure un peu en bataille, son expression est fermée. Je suis un peu effrayé de la voir, là, tel un fantôme… Je réalise avec d’autant plus de stupeur ce qu’elle a ressenti quand elle m’a vu pour la première fois, après avoir su…
Nous sommes arrivés juste à temps pour assister au lancer du bouquet, une coutume festive qui perdure depuis des siècles chez les familles traditionalistes. Cette animation est une aubaine pour nous changer les idées, oublier la vraie vie, pour tenter de digérer des horreurs… PasKal se dirige vers papa, et moi, je me faufile discrètement au milieu du groupe des garçons qui attendent l’événement avec un brin d’excitation. Car l’un d’eux sera choisi, pour ouvrir le bal, par la demoiselle qui recevra le bouquet.
La voix du marié résonne dans les haut-parleurs de la salle :
— Attention ! La mariée va lancer son bouquet ! Vous êtes prêtes ?
On entend les cris aigus des jeunes filles en fleurs. aLiCia se tient en dehors du jeu, non loin de sa belle-sœur.
Le bouquet vole, atterrit sur le troupeau des jouvencelles hystériques, rebondit une fois puis deux, se retrouve écartelé entre deux poignes et, avec l’intervention d’une troisième, vole si haut qu’il met une éternité à redescendre, le temps que toute l’assistance se rende compte qu’il va choir dans les bras d’aLiCia…
Cette dernière fait la moue et essaye de parlementer avec la mariée pour remettre le bouquet en jeu. Mais déjà la voix du micro tonne :
— C’est notre jour de chance, aujourd’hui ! Il a fallu que ça tombe sur ma petite sœur… Enfin bon, c’est le jeu ! AliCia, il ne te reste plus qu’à choisir celui qui ouvrira le bal avec toi ! Je le plains déjà !
Je vois le visage de madame DeLap se tétaniser. J’entends des rumeurs flotter dans l’assistance.
L’élue du jour semble prostrée, contrariée. La mariée lui murmure quelques mots à l’oreille. Je ne sais pas ce qu’elle a pu lui dire, mais finalement, aLiCia accepte de se prêter au jeu. Avec résignation…
— J’ai donc trois chances, c’est ça ?
— C’est cela, frangine. Et si aucun n’accepte, on t’en choisit un d’office.
— Eh bien, je choisis Albert Einstein, John Lennon et PeTer GrunT !
Un rire fuse dans l’assemblée.
— Des gens ici présents… et vivants de préférence ! se désole tout haut PatRik.
— Dommage… J’aime bien les morts pourtant… répond-elle avec une abnégation déconcertante.
Madame DeLap, offusquée, affligée, se met à tousser bruyamment comme pour détourner l’attention de ce message à peine codé.
Ah ! MaLiCia, si rebelle, si authentique, qu’elle trouve encore le moyen d’ironiser, alors que sa vie vient de basculer !
Elle scrute l’assistance, passe en revue tous les garçons susceptibles de correspondre à son âge et quand son regard croise le mien, une connexion invisible, intime, stimulante, s’opère et nous surprend. Une sorte d’espoir, de certitude, de soulagement, plein de chaleur. Une sensation fugace, mais forte. Je secoue légèrement la tête pour la prier de ne pas me choisir. Même si je ne rêve que de la serrer contre moi, je suis paniqué à l’idée de devoir affronter une foule de visages réprobateurs et surtout d’occasionner un second incident. Elle en serait bien capable ! Rien que pour provoquer !
— Je choisis grand-papa !
— Arrête tes bêtises. Il est trop fatigué. Hein, Pépé ? Tu veux danser ?
Un vieillard attablé répond d’un geste tremblant.
— Plus que deux choix…
— Toi !
— Non plus ! Désolé, on n’a pas le droit de choisir le marié. Il faut bien que je danse avec la mariée, non ? Ton dernier choix ?
On sent une réelle hésitation. aLiCia toise sa mère qui la fusille du regard. Je comprends le jeu qui se déroule entre elles. Un défi. Un défi terrible dont je suis l’enjeu. Je regrette de ne pas savoir disparaître de ce monde virtuel, comme tous les autres le font si facilement. Je suis à deux doigts de défaillir.
aLiCia se raidit, plus déterminée que jamais. Elle arrache le micro des mains de son frère :
— Mon choix ? Mon choix sincère ?
— Non ! hurle sa mère.
PatRik, hébété, affiche un air interrogateur. Manifestement, il est largué.
— MyChel… murmurent les haut-parleurs.

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Il y a des clameurs, du mouvement dans l’assistance. J’en profite pour m’approcher d’aLiCia quand une voix glaciale hurle à nouveau :
— Retenez-le, il va lui faire du mal ! Vous avez vu tout à l’heure comme il l’a agressée !
C’est la confusion. Je me débats pour échapper aux bras qui me retiennent et j’aperçois aLiCia dans une position tout aussi inconfortable.
— Arrêtez ! Ça suffit ! Vous n’allez pas vous battre ! me crie-t-on dans les oreilles.
— Laisse tomber, elle est folle, elle ne mérite même pas que tu te déshonores devant tout le monde, me hurle un autre.
Ils n’ont rien compris. Ceux qui retiennent aLiCia non plus. Mais peuvent-ils comprendre ? Que savent-ils de ma mort ? De celle d’aLiCia ?
Mon aLiCia… MaLiCia…
Elle est devenue une vraie furie. Je la vois se débattre, gagner peu à peu du terrain, et soudain, un hurlement déchire les airs. Elle vient de mordre à pleines dents l’avant-bras maternel qui la retenait. L’effet de surprise est court, mais suffisant pour qu’elle bondisse en dehors de ses gardes du corps et atterrisse en face de moi, les mains en avant…
— Arrêtez-la, elle va l’étrangler !
La voix de sa mère… encore.
En effet, ses mains s’avancent vers mon cou et s’agrippent avec énergie. Ma tête fléchit sous son poids. Je n’ai plus qu’à cueillir son baiser si laborieusement gagné.
La confusion est à son comble. Un silence indécis s’installe. Manifestement, plus personne ne comprend rien. Seuls les pleurnichements et la complainte de madame DeLap résonnent dans la salle.
— Il ne faut pas les laisser faire. Il faut les arrêter. Vous ne pouvez pas comprendre !
C’est vrai, personne, à part elle, mon père, PasKal, aLiCia et moi, ne peut comprendre pourquoi cette dame, d’ordinaire si distinguée, se lamente alors que sa fille paraît enfin heureuse…
En parlant de mon père et de PasKal, je ne les vois plus… Où sont-ils ? Que font-ils ? Avec ce second incident, j’ai soudain un mauvais pressentiment…
 
Les haut-parleurs me tirent de ma torpeur :
— Parfait ! Tout le monde en place ! Le bal va pouvoir commencer ! aLiCia, MyChel, à vous l’honneur d’ouvrir le bal ! Euh… MyChel, juste un mot. Bon courage !
aLiCia ne me lâche plus. Je dois la prier pour qu’elle relâche un peu l’étreinte. Je prends sa main droite dans ma main gauche et enroule mon bras sur sa taille.
— MaLiCia, tu es folle, mais je t’adore… Allez, c’est parti !
Je crois que juste pour ce sourire, radieux, libéré, splendide, qu’elle me rend, j’aurais tout donné, même ma seconde vie ! Tant de sacrifices juste pour un sourire ? Est-ce bien raisonnable ? Non. PasKal l’a dit, l’amour n’a pas de prix. L’amour n’est pas raisonnable…
Grâce à ce sourire, ce cadeau divin de pur bonheur, je réalise que PasKal est bien plus qu’un frère pour moi, je lui dois tout… Bien plus qu’un magicien…
 
La valse virevolte en un bonheur égoïste à deux, dans cette portion de monde virtuel en forme de roue géante. Les mariés sont oubliés, la mère d’aLiCia encore plus. Nous sommes seuls, uniques naufragés de l’humanité, au milieu de la foule, réfugiés dans notre supercalculateur, êtres virtuels engendrés d’une planète ravagée par la haine des hommes.
Enlacés, nous savourons enfin un bonheur qui a mis tant de temps à s’exprimer, un bonheur en sursis… Car je ne suis pas dupe. Au-delà de notre amour se cache l’ombre insidieuse et obscure d’une condamnation à mort…
 
ERR0005. Voile noir.

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