Académie Keimoo, La légende des Milles Grues – version re-visitée et distordue dans le temps.
La première fois que Yui Valentine, psychologue scolaire à ce temps là, rencontre Haruki Lei, il voit un garçonnet d’une quinzaine d’années perdu dans les couleurs et formes ordonnées. Il le revoit entrer à son bureau, derrière la silhouette de Megumi Mei, calquant ses pas sur ceux de sa mère. La première chose qui lui avait sauté aux yeux et qui, il l’apprendrait plus tard, était propre à Haruki Lei, avait été son insouciance la plus totale pour son environnement.
Il y avait des corbeilles remplies de pliages, des couleurs et des motifs répétitifs appelant le regard à s’y perdre. Depuis les étagères remplies de formes géométriques les plus angulaires aux plus basiques, des animaux de papiers prenaient vie, amenés à se côtoyer dans un univers où le tigre noir observait le poulpe jaune et où la carpe bleue aurait pu avaler sa voisine la petite grue. C’était la véritable arche de Noé, celle qui n’avait jamais dévoilé les animaux imaginaires réfugiés dans la cale, celle qui n’avait jamais relaté l’histoire de l’ours jaune discutant avec le crabe transparent, l’hirondelle pourpre pépiant aux girafes mauve. Les couleurs étaient des sons et les sons devenaient une mélodie, il y avait un orchestre caché dans tous les recoins de la pièce et Haruki venait de le découvrir. Il passa les doigts un à un sur les animaux et sous cette caresse infime ces derniers chutaient de leur perchoir, s’écrasant d’une lenteur dramatique au sol dans un bruit délicat de papier contre le carrelage. Tous, tous tombèrent sans exception, et ce n’est qu’une fois à terre que Haruki jetait un regard autour de lui, avant de s’assoir au sol au milieu de cette foule de notes comme s’il pouvait diriger le chant des Origamis à l’effigie d’un chef d’orchestre. Il ne le pouvait pas, il n’avait pas la baguette mais juste des mains façonnées pour faire chanter un clavier.
Fasciné, il contemplait la grue plus que les autres et décidait finalement de la sélectionner pour la remettre d’aplomb devant lui, au sol. Il alignait ensuite les couleurs par couleurs, les tons par ton, redressant les animaux un à un dans un ordre qu’il était seul à concevoir. Le semi cercle était parfait, il s’étendait sur toute la pièce, sur les chaises et les tables, sur les étagères et le sol: les sons haut perchés plutôt devant, les plus grave, derrière, à droite les violoncelles, à gauche les violons. Les fleurs pliées s’oubliaient entre les animaux -est ce qu’une fleur était un animal?, on lui disait que non mais il pensait que si, tout ce qui vivait était à ses yeux des animaux.
Les rangées impeccables s’était formées tel un bataillon de soldats colorés, les papiers tenaient en place du plus petit au plus massif et l’étoile de ce système devenait celui qui créait cette harmonie, ou même la symphonie des couleurs et des sons. Haruki voulait être une étoile, une parmi les mille et une autres isolées constellant le ciel et c’est la réponse qu’il continuait à donner à chaque fois qu’on lui demandait ce qu’il voulait devenir plus tard. Plus tard, n’avait jamais assez de sens à ses yeux et plus tard n’existait tout simplement pas; il le comprenait mais voulait quand même devenir une étoile. Ses phalanges attrapaient la grue blanche et acceptaient le trou qui occupait désormais sa place dans la structure de sa symphonie. Il se fraya un passage en replaçant chacun des éléments lorsqu’il les dérangeait, et se dirigea vers la fenêtre pour déposer la grue sur la poignée: un oiseau devait toujours se rapprocher du ciel car dans leur volonté de devenir des astres brillants là haut, beaucoup échouaient et devenaient alors des points noirs mouvant dans les nuages dans l’espoir de se trouver un jour, une place entre leurs consœurs étincelantes. La grue était blanche, elle n’avait pas encore commencé son envol vers plus haut (…)
–
-Megumi, votre fils est…
-Je sais Docteur Valentine, coupe doucement Megumi.
Elle est une mère aimante et des obstacles, elle les surmonte tous les jours pour les pupilles de son fils. Vivant de métiers éphémères, elle mettait de côté dans l’espoir de mieux intégrer son garçon dans une société qui n’aime pas les déviations.
-Mon fils est un jeune Asperger mais, cela je le sais, vous…
-Megumi.
Valentine plante ses yeux dans le regard de cette femme infiniment douce.
-Votre fils est un grand synesthète, commence t-il calmement, -il associe entre autres, des couleurs bien spécifiques aux sons et est capable de percevoir l’inverse. Ces dernières semaines passées avec lui me le confirment et j’ose émettre que ces derniers mois passés avec lui ne mettent pas en doute cet état de fait.
-… Je ne sais pas si cela est une bonne chose pour tout vous dire.
Megumi baisse la tête et ses cheveux noirs lui tombent devant le visage.
-Votre fils a de grandes qualités. Laissez moi m’entretenir avec le Directeur de l’académie. Je pense qu’il pourra trouver sa place dans un cursus musical.
Les larmes montent aux yeux de la femme assise en face de son bureau.
– Tenez.
Une boîte à mouchoir.
-Nous nous arrangerons pour que cela marche, vous avez ma parole.
Pourquoi s’était il montré si tendre ce jour là, pourquoi le sort de ce garçon l’intriguait plus qu’un autre et pourquoi leurs chemins se croisaient ainsi, nul ne le savait. Mais la parole de Valentine avait elle réellement quelconque poids face au hasard de la réalité et si oui, quel poids, et quel honneur…