Un tonnerre d’applaudissement a retenti dans Les Halles tandis que le concerto qui vient de chatoyer les ouïes se meurt dans une cadence parfaite, un enchaînement d’éclat de lumières telle une suite logique qui ne parle qu’au musicien assis en face de son clavier. Quand les hertz deviennent des perceptions visuelles vives et colorées dans le temps et que ces lumières deviennent elles-mêmes des mécaniques chiffrées …se fondant brutalement dans les clappements irréguliers des mains d’un public qui jamais ne sera en mesure de percevoir ni de comprendre la véritable interprétation que donne Haruki Lei de la Campanella de Liszt ce soir-là.
Un frisson dégouline le long de son échine, il n’a jamais apprécié le rythme désordonné sans queue ni tête dans lequel la foule s’engloutit à la fin de chacune de ses prestations dans ces immenses salles qu’il préfère vide. Alors, au lieu de se lever pour saluer son public, il fixe droit devant lui, suit les courbes du prénom de l’instrument inscrit, comme s’il gravait de ses yeux les lettres du STEINWAY que ses doigts infinis viennent de marteler avec puissance et dextérité. Ce soir encore, il ne se lèvera pas ni se courbera pour remercier ces centaines d’auditeurs venus écouter ses prouesses. Patiemment il attendra quelques minutes et les lumières s’éteindront un instant pour attiser les applaudissements. Il n’y aura pas d’encore ni de bis, mais on connaît Haruki Lei pour cela, c’est sa signature personnelle.
Quand la scène s’illuminera, trônera le majestueux piano à queue mais le jeune homme lui, aura disparu.
Il y a quelques années, l’effervescence médiatique a fini par dévoiler l’identité d’un jeune prodige musical qui avait à l’époque, coutume de jouer derrière un paravent comme pour préserver son anonymat. Au lieu de calmer les curiosités, le talent couplé aux médias avaient fait polir une nouvelle étoile tombée du ciel. Haruki Lei en était incontestablement une, et une de ces rares qui en sus, marque à jamais les esprits.
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-Mademoiselle, vous n’êtes pas autorisée à passer par ici, ce sont les lieux réservés aux artistes. Vous devez aller faire la queue par là-bas et attendre votre tou…
Une ombre est passée sous le bras de l’homme et Haruki s’est redressé à côté de la jeune femme en question sans lui prêter un regard, trop concentré pour retirer minutieusement le noeud papillon qui lui orne le cou.
-Monsieur, il faudrait que vous vous rendiez dans la salle à côté pour permettre quelques autographes et discuter avec le public…
Le musicien tiré par quatre épingle est visiblement plus occupé à jouer avec le noeud à son cou. Loin les directives données par son manager, la jeune femme à la tête recouverte d’un foulard s’est mise sur la pointe des pieds pour retirer l’élastique autour du cou de Haruki et lui tendre le noeud papillon pour le lui rendre, avant de tourner sur ses talons et sortir sans plus un mot. Perdu dans la contemplation du papillon fictif, Haruki a alors coupé son attention sur son environnement pour emboîter le pas de la jeune femme sous les protestations autour de lui, pour s’éloigner élégamment, loin des remous.
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-Tu as une conception étrange de l’univers mais cela ne fait pas de toi quelqu’un de mauvais. Ni de bon.
Ce jour-là, Haruki ne quittait pas du regard deux oiseaux en train de pépier sur une branche. Des trilles et des onomatopées qui appartiennent à un langage qu’il ne pourrait comprendre, un peu comme celle des humains, souvent. Assis dans une position proche du tailleur les jambes pliées et plaquées contre ses coudes, il contemple là haut, entre les feuilles. Il y a un jeu de clair obscur entre la lumière et les branches qui plaisent à son mental et à ses yeux.
Camélia est allongée à côté, les bras croisés derrière la tête, observant Haruki de son regard gris. Il l’entend mais ne lui répond pas, il comprend mais à ces réactions aériennes et lointaines que la jeune femme a appris à adopter dans le temps. Elle a levé les yeux vers les branches et ses belles feuilles de printemps et s’est mise à entonner une mélodie entendue hier.
-Tu chantes étrangement faux.
Camélia s’est tourné vers Haruki, surprise et a esquissé un sourire, amusée.
-Qu’en sais tu, toi qui ne chante jamais.
Un long silence est passé, les oiseaux sont partis et les branches ont frotté les unes contre les autres dans un chuchotement généralisé. Si Lei était un oiseau, il serait une grue et jamais il ne se poserait au sol.
-Les sons sont des couleurs. Les couleurs sont des chiffres, souffle t-il.
Elle manque de ne pas l’entendre tellement que sa voix est ténue.
-Est ce que tu perçois toujours tout ça ?
Haruki a semblé réceptionner la question mais n’a jamais répondu. Il s’allonge sur le ventre et pose la tête sur un bras pour contempler l’herbe à hauteur de ses yeux. Si frêle, si éparse. Il caresse du bout des doigts quelques une, observe celles entre ses doigts, celles, derrière. Une brise douce, la mélodie du vent qui susurre dans ses tympans. Non il n’entend pas toujours toutes les équations qui l’entoure.
Il s’est soudain crispé en sentant un poids sur son dos. C’est Camélia qui pose sa tête sur lui tandis qu’il se fige.
-Un instant s’il te plaît.
Camélia regarde le ciel et ferme les yeux. La perspective de laisser Haruki seul partir pour le Japon a quelque chose de terrifiant. Tout comme la première fois qu’il devait partir faire une tournée dans le monde pour complimenter les ouïes de milliers inconnus, la jeune femme a cette appréhension qui lui serre les tripes.
-Tu vas me manquer Haruki.
Le jeune homme n’a pas bougé et s’est contenté de contempler la musette de l’herbe devant des yeux sombres. Camélia Valentine a toujours su que s’il partait un jour, ce serait pour retourner à Miyajima, dans ses terres d’origine, Eliott le lui avait déjà dit, un jour.
Bien que ce moment, elle l’ait éternellement redouté.