Chaque fois qu’il regardait son violon, il se remémorait ce moment. Lorsqu’avec son père, Lorenzo était allé voir l’orchestre philarmonique itinérant de Zurich. Si en entrant dans le théâtre de Naples ce jour-là, Lorenzo ne portait pas grand intérêt pour la musique, en y sortant, cela avait changé. Voir cet homme sur scène. Le premier violon Alvaro Da Firenze. Le soliste parmi les solistes. Celui qui n’avait aucun égal. Surement le plus grand prodige de sa génération. Lorsqu’il l’avait vu joué, comme transcendé par son art, Lorenzo en fut sidéré. Il s’était alors sentis comme plaqué au fond de son confortable et moelleux fauteuil en velours pourpre. La chaire de poule avait gagné ses avant-bras. Dressant ainsi, en un long frémissement frissonnant, ses poils, sur toutes leurs longueurs. Quelle magnificence. Jamais Lorenzo ne s’était douté que la musique avait tant à donner. Qu’elle pouvait toucher quelqu’un, si profondément. Tout comme les cordes du violon, son âme vibrait.
Le prodigieux musicien suscitait l’admiration de tous. La foule semblait captivée, absorbée par cet homme. Comme si elle était suspendue au moindre de ses gestes, au moindre son, à la plus petite nuance qu’il donnait à son jeu. Le petit garçon de 8 ans qu’il était alors, ne désira plus qu’une chose à partir de ce moment : Qu’on le regarde un jour, ainsi. Depuis, chaque fois qu’il regardait son violon, c’est cet homme qu’il voyait. Sa superbe.
Ce splendide violon, que son père lui avait acheté dans les jours qui suivirent cet évènement ; et qui valait une petite fortune, était devenu dès lors son seul exutoire. Une échappatoire pour la prison dorée dans laquelle il vivait. 5 années de cours particuliers assidus, et un niveau plus qu’avancé pour son jeune âge, l’avaient mené sur ce banc. En ce jour, où suite à une requête de son paternel, il venait de passer une audition pour intégrer le conservatoire de Naples. Surement l’un des plus renommé d’Europe. Son père, Giuseppe Barioni, le plus éminent sénateur de la province Napolitaine, s’entretenait avec le directeur de l’établissement en ce moment même. Lorenzo attendait à l’extérieur du bureau du maitre des lieux. Sur ce banc au rembourrage molletonné. A humer l’odeur boisé qui se dégageait du bâtiment, tout en écoutant les notes virevoltantes qui s’échappaient des différentes salles de classes.
Les deux hommes discutaient les termes d’une possible intégration de l’établissement par Lorenzo. Bien que le fils du sénateur ne doutât nullement de ses capacités, l’âge minimum requis pour intégrer le cursus supérieur était de 15 ans. Il n’en avait que 13. D’où cette audition, puis cet entretien. Ainsi que les insistantes négociations de son père, pour le faire accepter prématurément au sein de cette structure.
Ce cursus se déroulait sur 4 années et se concrétisait par l’obtention d’un diplôme, faisant office de preuve de toute la richesse musicale, acquise par le diplômé en question. La qualité d’un art ne se mesure pas à un bout de papier, mais avec ce papier, les portes des plus grands orchestre et Opéras s’ouvraient à son détenteur. Chose nettement plus compliqué sans. Puisqu’une multitude de musiciens se bousculaient pour seulement quelques rares places disponibles. Ce diplôme permettait donc de ne pas faire partie du premier tri lors d’une audition pour une place de concertiste. Il plaçait son détenteur dans le haut du panier. Lui octroyant ainsi une chance accrue d’être sélectionné.
Giuseppe Barioni, tenait absolument à donner à son fils unique une éducation musicale. Les Elites attachaient un soin particulier à l’éduction de leurs progénitures. Les éduquer aux arts était une chose importante. Cela leur inculquait un certain sens du bon gout et leur accordait une nette emprise sur la culture. Les meilleurs musiciens étant issu généralement de la noblesse. Ils étaient d’ailleurs les seuls à avoir accès à ce genre d’éducation musicale.
Giuseppe souhaitait le meilleur pour son fils. Si bien, qu’il avait estimé que Lorenzo, devait sans plus attendre commencer ce cursus. S’il s’investissait tant dans la vie musicale de ce dernier, c’est parce qu’il s’était rendu compte bien trop tard, que la vie luxueuse qu’il avait donné à son fils, alors bien trop gâté et couvé, avait fait de lui un assisté. Un rêveur dénué de volonté et de quelconque courage. Un gamin fragile, aux épaules trop frêles pour embrasser une carrière similaire à la sienne. En bref, un feignant, sans grande vertu. Du moins, c’était son avis.
Son père. Lorenzo le craignait. Leur relation était ambiguë. C’était un sombre mélange d’amour et de haine. C’était un homme colérique, autoritaire, qui entretenait une énorme rancœur à l’égard de son fils. Un ressentiment datant de sa naissance, puisque sa mère avait perdu la vie en le mettant au monde. La vie du jeune Napolitain avait donc arraché à cet homme, sa femme, son amour et les rêves de fonder un foyer aimant, le jour même où son père pensait ceux-ci sur le point de se réaliser. Lorenzo était l’incarnation de la désillusion de la vie de Giuseppe. Le symbole de sa plus grande peine. La personnification de toutes les failles que son père gardait enfouit au plus profond de lui-même. Lorenzo le détestait de surcroît. Son paternel lui imposait depuis toujours, sa volonté et sa doctrine rigide. Comme si Giuseppe ne l’aimait pas assez pour lui témoigner de l’affection, mais qu’il l’aimait suffisamment pour l’éduquer, bénéficier de sa protection, de sa notoriété et d’un confort matériel, qui hélas ne remplaça jamais vraiment l’amour qu’un fils attend de son paternel. Peut-être que Giuseppe couvait tant cet enfant par respect pour sa femme. Car ce fils était le dernier vestige de son amour. Les yeux vert de Lorenzo lui rappelaient d’ailleurs ceux de celle qu’il avait tant aimé. Cependant, le sénateur tentait perpétuellement d’endurcir ce gamin. Sans franc succès… Mais sa femme, celle qu’il chérissait tant, ne pouvait pas avoir donnée sa vie en échange de celle d’une chiffe molle. Lorenzo se devait de mériter ce sacrifice. De devenir quelqu’un d’important. Bien qu’il ne trouvât jamais vraiment grâce aux yeux de son père, ce dernier voyait en la musique le moyen de faire de son fils, quelqu’un. C’était la seule et unique chose en quoi s’intéressait Lorenzo. L’unique domaine où il excellait vraiment. Depuis sa tendre enfance, le fils du sénateur n’avait donc essuyé que reproches et n’avait cessé d’être rabaissé, mis au défi, et même parfois violenté par ce chauve à la carrure imposante et à l’épaisse barbe rousse qu’était son père.
Bref, sortit du violon et de la musique, la vie de Lorenzo était en réalité bien pauvre, malgré l’immense fortune de sa famille.
La porte du bureau s’ouvrit. Les deux hommes sortirent de la pièce et se serrèrent la main.
« Je vous laisse lui annoncer la nouvelle. Sur ce, Monsieur Barioni, je vous souhaite bonne continuation, annonça le directeur.
— Également monsieur Faniracci. »
Puis, les deux hommes tournèrent les talons. Giuseppe se dirigea droit vers Lorenzo.
« Voilà Fils. En septembre, tu commenceras le cursus supérieur avec deux années d’avance.
— C’est super. Merci père.
— Tu seras le plus jeune élève de l’histoire de ce conservatoire à avoir intégré ce cursus. Même les plus grand n’ont pas eu ce privilège.
— C’est un immense honneur.
— Comme tu dis.
— Je donnerai mon maximum, et je tacherai de ne pas vous décevoir.
— Ça vaudrait mieux pour toi… »
Lorenzo déglutit. Il ne répondit rien à ça. Le père et son fils se contentèrent de marcher silencieusement, jusqu’à leur fiacre. Leur cochet personnel attendait devant le conservatoire. Ils montèrent dans l’élégante voiture. Les chevaux prirent la direction de leur somptueuse demeure. C’est dans cette splendide geôle que Lorenzo continua longuement d’affiner son art.