Le lendemain, Marie et Amélie étaient attablées à la cuisine, mangeant des céréales, quand sa mère lui rappela la demande d’Arturo. Marie la regarda d’un air maussade et lui promit qu’elle allait s’en occuper. Cependant, elle tenait à obtenir des réponses. Elle se mit donc à questionner sa mère. – Pourquoi ne voulez-vous pas me laisser écrire ? J’aime vraiment cette activité. Je ne vois pas où est le mal. Sa mère la regarda et, s’asseyant auprès de sa fille, lui dit : – Je ne peux rien te dire Marie, mais sache seulement que les mots ont un pouvoir puissant et que quand ils sont prononcés à haute voix, ils peuvent parfois faire du mal. Mais si tu veux en savoir plus, je te conseille d’attendre le retour de ton père. Peut-être sera-t-il disposé à te répondre. Sur ces mots, elle se leva et se dirigea vers la buanderie. Marie et Amélie se regardèrent en silence. Il y avait donc bien une raison à tous ses mystères. Elles s’apprêtaient à en débattre quand Amélie regarda l’horloge de la cuisine et s’exclama : – Vite, dépêche-toi Marie! On va rater notre bus! Les filles se précipitèrent dans l’entrée, attrapant cartables et vestes et coururent vers l’arrêt. Quand le bus arriva, les filles s’installèrent et commencèrent à débattre de la meilleure manière de convaincre le père de Marie à dévoiler la vérité sur les événements actuels. – Tu pourrais peut-être lui offrir quelque chose qu’il aime, l’amadouer en douceur ? Marie y réfléchit, mais ne pensait pas que ça pouvait marcher. Son père n’était pas idiot et il devait sûrement s’attendre à ce genre de stratagème. Elles continuèrent à y réfléchir, quand Marie aperçu monsieur Vittorio par la fenêtre du bus .
La porte du bus à peine entrouverte, Marie sauta les marches et s’empressa de rejoindre le vieil homme. – Monsieur Vittorio ? Puis-je vous parler un instant ? Le vieil homme se retourna et la regarda surpris. – Ho! bonjour Marie! Si tu t’inquiètes pour le concours, ne t’en fais pas, je sais que le jury va fixer une nouvelle date pour le concours. Et le jeune homme va beaucoup mieux, même s’il a perdu une certaine partie de son audition à ce que j’ai appris. – J’en suis désolée pour lui, répondit Marie. Mais ce n’est pas de ça dont je voulais vous parler. Pourrait-on se retrouver sur le temps de midi pour discuter un peu ? Le vieil homme la scrutait du regard, mais il finit par accepter le rendez-vous. Satisfaite, Marie rejoignit Amélie et la matinée se passa comme à l’habitude, entre cours de math et révisions en tout genre.
A midi, Marie se rendit sur la petite pelouse qui bordait l’arrière du collège. Assis sur un banc, Monsieur Vittorio l’attendait, dégustant un sandwich à la dinde. Marie s’assis à ses côtés et commença à déballer son propre déjeuner. Ils mangèrent ainsi quelques temps en silence et quand Marie remballa sa boîte à lunch, Monsieur Vittorio prit la parole. -Alors, Marie, que voulais-tu me demander ? Marie le regarda un instant, observant ses cheveux noirs, sa peau bronzée, ses vêtements un peu bohèmes et surtout le collier qu’il portait autour de son coup. Puis elle lui demanda : -Qu’est-ce que c’est un gitan ? Le vieil homme lui sourit et lui répondit : – Tu vois, Marie, chaque nation à un nom, comme par exemple notre nation est l’Amérique. Donc ses habitants sont des américains. Chez les gitans, ce n’est pas pareil. Comme nous n’avons pas de nation, de pays, pas de “Gitanie”, nous n’avons pas vraiment de nationalité. On nous nomme “gitan” ou “rom” parce que nous ne nous installons jamais longtemps au même endroit. Nous sommes plutôt des nomades, des gens du voyage. Bien sûr, il existe de nombreuses sortes de gitans, tout dépend de la région d’où nous venons et des endroits que nous côtoyons. Par exemple, ma famille à toujours habité en Espagne. Mais comme nous n’étions pas toujours bien tolérés par les habitants, nous avons décidé de tenter notre chance en Amérique. Il faut dire que les gitans sont un peuple un peu particulier. On nous attribue des dons magiques, on nous prend un peu pour des sorciers, et il est vrai que certains de nos anciens avaient des prédispositions, mais nous ne sommes pas des monstres sans cœur pour autant. Mais les gens ont toujours peur de ce qu’il ne comprennent pas. Donc, ils ont tendance à nous éviter et même parfois à nous chasser. D’ailleurs, pourquoi cela t’intéresse-t-il, Marie ?
Marie se demanda quoi répondre, puis décida de raconter toute l’histoire au retraité, en commençant par le rêve, puis par l’accident arrivé lors de son audition au concours et en achevant par le comportement étrange de ses parents et la découverte de la boîte que son père avait ramenée chez eux.
Monsieur Vittorio l’écouta attentivement, sans l’interrompre un instant. Quand Marie eut terminé son récit, elle attendit patiemment que monsieur Vittorio prenne la parole, mais le vieux gitan semblait perdu dans ses pensées. Après quelques minutes, il se leva et dit à Marie : – J’aimerais parler à ton père. Pourrais-tu lui demander de venir me voir dès qu’il aura un moment de libre ? – Bien sûr, répondit Marie. Mais pour ce que je vous ai raconté, pouvez-vous me donner des explications ? Le retraité la regarda intensément pendant quelques secondes, mais finit par lui dire qu’il devait s’agir de coïncidences et qu’elle ne devrait pas s’inquiéter de tout ça. Un peu déçue par cette réponse, Marie laissa le vieil homme et rejoignit Amélie au réfectoire de l’école. La cloche allait sonner et les cours reprendre.
De retour à la maison, Marie et Amélie se mirent directement à leurs devoirs. L’histoire, la matière qu’elles préféraient. Amélie avançait bien tandis que Marie paraissait distraite. Son amie l’observa un instant et finit par lui demander un résumé de sa conversation avec Monsieur Vittorio. Marie lui répondit qu’elle n’avait pas appris grand-chose mais qu’elle allait quand même faire des recherches sur ce qu’il lui avait dit à propos des gitans. Était-elle une gitane ? Non, impossible. Ses parents n’étaient pas des gens du voyage. Ils habitaient cette jolie maison depuis sa naissance et n’avaient jamais côtoyé ce genre de personnes. En gros, elle ne savait pas quoi penser. Mais elle se promis d’essayer d’interroger son père le soir même. Après tout, elle ne savait vraiment rien sur leurs origines, sa carte d’identité indiquait qu’elle était américaine, mais était-ce bien vrai ? Sa mère était pâle de peau et avait les cheveux blonds mais son père lui était comme Marie. Elle se remit au travail quand sa mère passa la porte d’entrée. – Bonjour, les filles! -Bonjour madame Torres! dit Amélie.
Marie salua également sa mère et lui demanda comment s’était passée sa journée. -Ho, j’ai fait un peu de shopping aujourd’hui, lui répondit vaguement sa mère. Marie n’insista pas. Elle voyait bien que sa mère avait l’air mal à l’aise. Elle décida de changer de sujet et lui parla un peu de son devoir d’histoire. Sa mère lui demanda si elle avait besoin d’aide mais Marie déclina. Elle lui demanda le menu de ce soir, et sa mère lui sourit en lui répondant : -Pizza party! Les filles se mirent à rire et l’ambiance s’allégea instantanément. Vers dix-huit heures, le père de Marie revint avec deux énormes pizzas et tous se mirent à table. A la fin du repas, Monsieur Torres appela sa fille et lui demanda si elle avait prévenu son professeur de sa décision de quitter le club. Prise de panique, Marie se rendit compte qu’elle avait complètement oublié mais promit à son père de s’en occuper dès le lendemain. Arturo était contrarié mais lui rappela que si elle ne s’en occupait pas, il irait lui-même l’annoncer au professeur.
Marie lui promit qu’elle le ferait dès son retour à l’école et son père sembla se calmer. Il lui sourit et lui demanda d’approcher. La prenant dans ses bras, il lui dit : -Tu sais ma chérie, Dada t’aime plus que tout. -Dada ? dit Marie. Son père parut interloqué puis se reprit : – Papa! Je voulais dire papa ; désolée Marie, je suis fatigué. Tu ferais mieux d’aller te coucher. Je vais raccompagner Amélie chez elle et je viendrais te souhaiter une bonne nuit. Marie ne répondit pas et alla dire au revoir à son amie. Pendant que son père ramenait Amélie chez elle, elle passa la tête à la porte de la cuisine, et demanda à sa mère ce que voulait dire le mot “Dada”. Sa mère se figea et lui demanda où elle avait entendu ce mot. Marie lui expliqua que c’était son père qui l’avait prononcé et vit que sa mère semblait affolée. Marie lui demanda pourquoi elle réagissait comme ça et Evelyne se calma un peu. – Pour rien, ma chérie. Je crois que ton père est surmené et je m’inquiète pour lui. Allez va te laver et te coucher à présent. Elle embrassa sa fille et la serra dans ses bras.
Marie était de plus en plus décontenancée. A l’évidence, ses parents avaient peur de quelque chose, mais quoi ? Elle se rendit à la salle de bains, puis, après une bonne douche, se dirigea vers sa chambre. Arrivée près de la porte, elle entendit ses parents murmurer en bas dans le salon. Elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient mais sa mère avait l’air fâchée et son père tentait de la calmer. Elle entendit son père monter les marches et se précipita dans sa chambre. Dix secondes plus tard, son père frappa à la porte. Marie, allongée sur son lit, lui dit qu’il pouvait entrer. Il ouvrit la porte délicatement et s’approcha du lit de sa fille. Il s’assit près d’elle et la regarda tendrement. – Comment vas-tu ma chérie ? Tu as l’air un peu fiévreuse. J’espère que tu ne couve rien. – Ca va bien, papa, lui répondit Marie. Pourquoi me demandes-tu ça ? Son père l’observa et, sur un ton las, lui répondit qu’il avait des choses importantes à lui apprendre mais se demandait encore si Marie était assez grande pour comprendre ce qu’il avait à lui révéler. Marie l’encouragea à parler. Arturo se mit alors à lui raconter :
-“Je ne sais pas ce que tu as appris de notre famille, ni même si tu sais quoi que ce soit, mais je pense qu’il est temps que je te raconte notre histoire. Après les événements de ces derniers jours, j’estime que tu as droit à quelques explications.
Marie l’écoutait attentivement. Son père reprit : – Ma famille vient d’une région reculée d’Espagne. Même si nous n’étions pas espagnols ; nous vivions dans des caravanes et nous allions d’une ville à l’autre, et ne restions jamais longtemps au même endroit. Je pense que tu comprends où je veux en venir ? – Nous sommes des gitans ? hasarda Marie. Son père fut surpris, mais continua néanmoins. – Oui, je suis gitan et toi aussi, mais pas ta mère. Ta mère est bien américaine. Il y a de cela vingt ans, j’étais comme toi. J’adorais raconter des histoires et un jour, je me suis décidé à les écrire. Je me suis donc inscrit à un cours de littérature et c’est là que j’ai rencontré ta mère. Mais je n’étais pas le seul à participer à ce cours. Mon frère, ton oncle Beniccio, participait également à ce cours. Il voulait perfectionner son français et aimait aussi raconter des histoires. Ta mère et moi sommes tombés follement amoureux, mais n’étant pas gitane, je n’osais pas afficher notre relation. Nos cultures étaient tellement différentes et je ne savais pas comment ma famille allait réagir si je leur disais que je fréquentais une fille qui n’était pas gitane. A la fin du premier trimestre, nous avions des épreuves à rendre. Pour moi, tout se passait bien, mais pour mon frère, malheureusement, ce n’était pas le cas. Il ne savait pas lire, donc ça compliquait évidemment les choses. Il m’a demandé de lui écrire une histoire acceptable pour pouvoir continuer à fréquenter les cours mais j’ai refusé. Tu vois, moi aussi j’avais des épreuves à rendre et en plus, je ne voulais pas qu’il découvre ma relation avec Evie. Comme je refusais de l’aider, il a décidé de m’espionner et un jour, il a tout découvert. Je l’ai supplié de ne pas le dire à nos parents, mais il m’a fait du chantage. Il ne dirait rien si je passais les épreuves à sa place. J’ai oublié de te préciser que nous sommes jumeaux. Comme je refusais de nouveau, il s’est mis dans une grande colère et a essayé de me frapper. Il s’est fait renvoyer de l’académie. Je n’avais plus le choix. J’ai dit la vérité à mes parents. Pour Evy. Mais comme je m’y attendais, ils se sont mis en colère, m’exhortant de rompre avec cette femme et de revenir vers les miens. Mais je ne pouvais pas faire ça! J’aimais ta mère. Alors, cette nuit-là, je me suis sauvé avec Evelyne et nous sommes partis. Mais sur le chemin, nous avons croisé Beniccio. Il m’en voulait énormément, m’a dit que je trahissais notre clan, et il m’a maudit. Levant le doigt vers le ciel et ensuite, le pointant sur moi, il a dit ces mots : – Toi, chien, que chaque mot que tu écriras maudissent la personne qui aura l’audace de les prononcer à haute voix! Que ta famille soit maudite sur plusieurs générations! Tu as brisé mes rêves, je briserais donc les tiens! Va-t’en pierdo (imbécile) et ne reviens jamais! Nous te bannissons à tout jamais!
Au début, nous avons trouvé refuge chez des étudiants du cours littéraire que nous suivions. Mais ensuite, par peur que ma famille nous poursuive, ta mère a décidé de partir tenter notre chance en Amérique. Nous espérions partir assez loin pour être hors de danger. Mais malheureusement, la malédiction de Beniccio avait fonctionné. J’ai tenté de continuer à écrire, mais dès que quelqu’un lisait à voix haute mes livres, il lui arrivait toutes sortes de malheurs à lui, ainsi qu’à sa famille. Donc, j’ai renoncé à l’écriture et entrepris des études en publicité pour finir agent immobilier. Les contrats, je ne les écris pas moi-même, et le client lit lui-même son contrat. Alors, quand j’ai appris ce qu’il s’était passé le jour de ton concours, j’ai compris que la malédiction de mon frère était bien réelle. Voilà pourquoi je ne veux pas que tu y participes. Sans le savoir, tu as jeté une malédiction sur ce garçon et toute sa famille! Bien sûr, tu ne pouvais pas le savoir, mais à présent, tu comprends pourquoi tu dois absolument abandonner. Marie était bouche bée. Ce flot continu d’informations l’avait assommée. -N’y a-t-il pas une solution pour arrêter tout ça ? demanda-t-elle. Une bénédiction, un contre-sort, un exorcisme, je ne sais pas moi ? Son père réfléchit quelques instants, puis ajouta : – La seule façon d’annuler une malédiction est que celui qui a jeté le sort accepte de le lever. Sans ça, rien ne pourra empêcher la malédiction de continuer. Je suis désolée Marie, mais je ne pense pas que ton oncle me pardonne un jour, ni qu’il lève cet horrible sort de nos têtes. De plus, cela fait près de vingt ans que je ne les ai pas revus. Je ne sais même pas où ils se trouvent. Mais j’ai quand même pris quelques précautions pour protéger notre famille du malheur. Je suppose que tu as vu ce que la boîte contenait ? Marie rougit et voulu répondre mais son père l’interrompit : – J’ai remarqué les marques sur le cadenas et les traces de pas sur le sol. C’est pourquoi j’ai décidé de t’avouer le terrible fardeau de notre famille. Mais ne t’inquiète pas, si tu renonce à l’écriture, tout devrait rentrer dans l’ordre.” Marie allait ajouter quelque chose mais son père leva la main pour l’interrompre. “Je t’ai dit tout ce que tu devais savoir. Maintenant dors, il est tard. Nous en parlerons plus longuement un autre jour. Ta mère est morte d’inquiétude. Je vais aller la rassurer du mieux que je le peux.” Sur ce, il souhaita bonne nuit à sa fille et sorti de la chambre. Marie, la tête pleine de toutes ces découvertes, ne savait pas quoi penser. Elle avait peur et en même temps, elle se demandait si ce que lui avait dit son père était la vérité. Il ne lui aurait quand même pas menti sur un sujet aussi grave. Non, pas son père. Il avait toujours été franc et honnête. La peur reprit donc le dessus et Marie eut un mal fou à s’endormir. Finalement, la fatigue eut raison d’elle.