Sur la plage les enfants courent et rigolent.
– Nous allons rejoindre Papa, ne vous éloignez pas trop.
Le ciel est bleu, le sable jaune, des gens se baignent dans les flaques de mer.
– Tiens-lui la main, Émile.
Une vague se dresse à l’horizon. Elle bouche le ciel. Elle se lève, silencieuse, au-dessus de nos têtes.
– Vite, Mathilde, viens dans mes bras, Émile, accroche-toi.
La vague est entièrement faite d’une écume épaisse. Elle avance sans aucun bruit, implacable, sa tête se courbe, elle déferle lentement et nous enveloppe, gluante.
– Montez sur mes épaules !
Il faut respirer…
Un cri perçant traverse la vague, le rêve. Je saute du lit, moi-même gluante de transpiration. La nuit a été chaude, trop chaude pour la saison, la chambre sent mauvais. Mon mari dort à côté, il n’est pas concerné. Il est en convalescence, ne peut rien porter. Pour les trois semaines à venir à moi de tout porter donc.
– Oui, j’arrive !
Mathilde est debout dans son lit, elle tend les mains par-dessus les barreaux.
– Ma-ma !
– Coucou Choupette ! t’as bien dormi ?
Elle a l’air d’assez bonne humeur. Je souffle. Elle est mignonne, quand même, avec ses bouclettes et ses yeux bleu tout ronds.
– Viens dans mes bras !
– Lait !
– Oui, oui, on va faire le lait !
Avec Mathilde dans les bras je me dirige vers la cuisine. Oh non, elle a fait tomber son Doudou, je me plie pour le ramasser, mes genoux craquent en me levant. Allez ! Le lait, oui. Mais j’ai trop envie de faire pipi, est-ce que je vais tenir le temps du lait ? Le filtre est enclenché, un petit filet d’eau coule dans la casserole pendant que le poids de ma fille pèse de plus en plus lourd sur mon bras. Mais ses petites mains s’accrochent avec douceur autour de mon cou et je peux presque palper son amour.
– Coucou Maman !
C’est le grand, il vient de se réveiller. Son pyjama n’est pas assorti, il a pris un bas nouveau hier. À cause de la gastro.
– Coucou Émile, t’as passé une bonne nuit ?
– Bof, j’ai mal au ventre… je ne sais pas si je pourrai aller à l’école…
Brusque et violente, la colère monte en moi en une seconde. Elle est teintée de panique.
– Émile, c’est pas possible ! hors de question que tu restes à la maison ! Comment veux-tu que je fasse ? Papa est au lit, je dois travailler, je dois être tôt au lycée, dépêche-toi, habille-toi vite et arrête de faire chier !! Oh non !!!
L’eau de la casserole est en train de bouillir depuis une minute, elle est en train de s’évaporer, il faudra tout recommencer. Je la verse vite dans le biberon et je complète avec de l’eau froide. Une… deux… trois dosettes…
– Je suis malade, c’est pas ma faute !
Une nouvelle vague de colère m’attrape, mais cette fois-ci la panique est plus prononcée et une bonne dose de culpabilité s’ajoute au cocktail. Combien de dosettes déjà ? Je vais me faire pipi dessus.
– Va t’habiller ! j’hurle tout en secouant le biberon pour mélanger le liquide. Allez Choupette, on va boire le lait.
– Lait ! dit-elle sur un ton impératif en montrant le fauteuil.
Émile va bouder dans sa chambre, Mathilde boit le lait. J’ai toujours envie d’aller aux toilettes mais, bercée par le bercement que j’imprime au petit corps chaud et comblé dans mes bras, je commence à m’assoupir. Je regarde, il est 6h30.
Je me rappelle m’être endormie en pleurant. Ma fatigue était plus grande que ma tristesse. Hier avait été une journée infernale. Nous nous sommes couchés tard. Philippe avait tellement peur pour son opération. Il m’a demandé que ferai-je s’il meurt. J’avais plus peur de conduire jusqu’à la Clinique pour le chercher. J’ai eu mon permis il y a une semaine. Je n’aime pas conduire. Demain je dois faire comme si je conduisais depuis longtemps, aller seule à la Clinique, ramener un mari affaibli, peut-être plein de sang, coupé de partout. Il faut que je change les draps avant, pas que j’oublie. Et puis, pendant trois semaines, il ne peut rien porter. J’avais deux rendez-vous importants mais il m’a dit :
– Ah non, tu dois les annuler, tu ne peux pas me laisser seul, pas demain ! Je suis venu moi à la maternité !
Le soir il avait sorti tous les papiers, relu toutes les ordonnances, rangé son sac, sorti des affaires, remis tout dedans une seconde fois. Il était 1h du matin quand enfin nous avons éteint la lumière. Le lendemain il s’est levé à 5h et est parti seul, à pied. Dans la foulée j’ai levé les enfants, les ai habillés, leur ai donné à manger, les ai embarqués – Mathilde sur mon vélo, Émile sur son vélo – et les ai déposés chacun. À 9h, de retour à la maison, j’ai appelé la Clinique. Ils m’ont dit que pour l’instant il est au bloc, que je dois rappeler vers midi. Bien, je regarde mes messages. Un message urgent de mon collègue. Nous avons gagné un gros projet de recherche, il faut établir les contrats, on me demande 12 documents à remplir, à scanner, à obtenir. La matinée y passe. Mon imprimante ne marche plus correctement. Pour scanner il faut brancher mon ancien ordinateur, puis envoyer le scan par mail sur mon nouvel ordinateur. L’imprimante envoie une fois sur deux le message qu’il n’y a plus de papier. Il faut que j’achète une autre. Ne pas oublier.
C’est déjà 13h, j’ai un message de Philippe, il est sorti. Je l’appelle, sa voix est faible, il veut rester à la Clinique jusqu’au soir. Finalement, mes rendez-vous, j’aurais pu les garder. J’envoie des messages pour réactiver au moins celui de l’après-midi, c’est important, il concerne l’ouverture d’une nouvelle formation qui pourrait inclure de la philosophie si je joue bien ma carte. La réunion dure longtemps, plus que prévu. J’appelle la Nounou :
– Pouvez-vous rester jusqu’à 19h ? Je vais chercher mon mari à la Clinique, c’est plus facile sans les enfants.
J’appelle Philippe :
– J’arrive !
– Tu n’as pas appelé à 17h30.
– J’étais en réunion, ça a été plus long que prévu. J’arrive maintenant !
Je cours, je pédale, je monte vite, je prends les clés de la voiture. Mathilde vient en courant :
– Coucou Ma-ma !
Mais quand elle voit que je repars, elle se met à hurler. Je n’ai pas le temps de bien sentir la culpabilité. Émile en revanche n’est pas sorti de sa chambre. Je ne sais pas si ça va mieux mais vu la trace sur les toilettes on dirait que non…
Je cours, je conduis, je cours encore. Accueil, couloirs, étage. Non, ce n’était pas à l’étage, il faut descendre, courir encore. Ca y est, j’ai trouvé la chambre. Devant, deux vieux qui discutent. Dedans, Philippe, assis sur le lit. Il fait plus jeune et plus vieux en même temps et des images se superposent de nos jours amoureux, de nos tristes engueulades, de notre vieillesse qui approche.
– Tu peux marcher ? Tu as mal ?
Il m’attend sur un banc le temps que j’approche la voiture. Je l’aide à monter. Je conduis. Ma conduite est trop brusque, ça lui fait mal. Il me dit tout de même que je conduis bien, mais ce n’est pas un vrai compliment. La première fois que j’ai pris le volant avec lui, il y a quelques jours, j’avais très peur mais j’ai conduit bien. Avec prudence. Les enfants, sur la banquette arrière, se sont endormis. Tout à coup, il s’est mis à hurler, a décroché sa ceinture.
– Arrête ! Je descends !
On roulait sur la voie rapide à 90 km/h. Une énorme colère est montée en moi, presque incontrôlable. J’allais m’arrêter et le laisser descendre, appeler son bluff. Pour frapper, il a attendu un moment où j’étais vulnérable, où j’avais besoin de son soutien, sa patience, sa bienveillance. Mais était-il devenu fou à mettre les vies de nos enfants en danger ? Une limite était franchie, je voulais lui faire mal, le taper, mais en même temps garde tes yeux sur la route ! Les mains sur le volant !
De quelle voiture voulait-il tout à coup descendre ? Si on n’a plus besoin de lui, même pas pour conduire la voiture, il allait sauter. Il voulait que je l’arrête, moi je le voyais nous mettre tous en danger. Je l’ai fait descendre au premier feu.
Je me suis assoupie mais je sursaute. Le corps de Mathilde se crispe sur le biberon et une toux grasse sort de sa gorge. Un peu de lait ressort de sa bouche. Elle est malade tout le temps depuis qu’elle va à la crèche, mais j’ai trop peur qu’elle va vomir son lait sur moi, sur le fauteuil que je viens d’acheter.
– Allez Louloutte, on va s’habiller, viens. Émile, t’es habillé ?
– Non, j’ai mal au ventre…
– Allez Émile, habille toi !
Je pose Mathilde, qui trouve un livre à feuilleter :
– Chat ! Petit ! me dit-elle, fière de son vocabulaire.
– Oui, c’est un petit chat ! Mimi chérie!
Je lui réponds mais suis déjà dans la chambre d’Émile.
– T’as changé ton slip ?
– Non
Je lui donne un slip propre, un t-shirt, un short.
– Allez, habille toi s’il te plaît.
J’attrape le slip salle qui est par terre, ses chaussettes d’hier et je vois Mathilde du coin d’œil. Elle m’a suivie dans la chambre d’Émile et, d’un air satisfait, est en train de mettre dans sa bouche une bille en verre.
– Non Mathilde ! Lâche ça ! Donne ! Je vais te trouver autre chose.
J’attrape la bille et je vais chercher un autre jouet quand j’entends le bip de mon téléphone, un message. En même temps, j’entends Philipe remuer. Il a mal. Je vais le voir, il voudrait un verre d’eau pour prendre ses anti-douleur. Je vais chercher le verre d’eau tout en regardant en passant mon téléphone, c’est mon collègue, il faudra que je lui réponde. Je ramène le verre d’eau, Mathilde me colle aux genoux, elle veut son jouet. J’ai encore le slip d’Émile dans ma main, je dois le mettre au salle, et cette bille… dans ma poche. Je prends mon téléphone tout en cherchant un jouet pour Mathilde, je trouve une balle rebondissante que j’avais confisquée à Émile il y a un an.
– Tiens !
Je réponds au message « Oui, je viens de te l’envoyer ». Philippe prend ses médicaments, je peux faire pipi. Mais la porte des toilettes s’ouvre deux secondes après que je me suis installée, c’est Mathilde :
– Ma-ma !
Elle n’est pas contente, Émile lui a repris la balle rebondissante.
– Mais tu es toujours en pyjama ! Habille-toi ! Que fais-tu avec la balle !
– C’est mon jouet ! Tu prends mon jouet et le donnes à Mathilde !
– Oui, parce que toi, tu casses la maison alors qu’elle pour l’instant joue tranquillement. Si elle casse aussi, je la lui confisquerai. Habille-toi, c’est la dernière fois que je te le dise ! J’en peux plus !
Mon ton est monté de manière vertigineuse sur la fin de cette phrase, à nouveau je suis en train de crier sur lui. Philippe émerge enfin, il se rend compte que ce n’est plus tenable, il intervient :
– Émile, viens prendre ton petit dej !
Je vais dans la salle de bain, ferme la porte sur eux, les laisse se débrouiller. Je brosse mes dents et tout à coup les larmes me montent aux yeux, les sanglots m’étouffent, une faiblesse me prend, je dois m’assoir. Je me souviens du soir passé.
Nous sommes rentrés, j’ai installé Philippe, j’ai libéré la Nounou et je me suis mise à préparer le dîner. J’ai donné à manger aux deux enfants, j’ai apporté un plateau à Philippe, puis je me suis servi aussi. Mais le temps que je m’assoie à table Mathilde a renversé son verre d’eau et a jeté la moitié de son plat par terre. Je ne me suis même pas encore assise à table et le repas est déjà devenu la poubelle. Ca me dégoute de mon assiette et en même temps j’ai faim, je suis fatiguée, je voudrais juste me poser, mais je dois nettoyer l’eau, essayer de donner un peu à manger à Mathilde. Émile me voit me noyer. Il prend Mathilde avec lui et joue avec elle. Certes, le séjour est en vrac, des coussins partout. Cinq minutes.
Je cherche le plateau de Philippe :
– T’as besoin de quelque chose ? Ça va ? T’as mal ?
Je mets Mathilde en pyjama.
– Émile, mets ton pyjama ! Tu veux prendre une douche ? Allez Mathilde, je te prépare le lait et puis tu fais un gros dodo ?
Je prépare le lait, Émile est à poil dans le séjour.
– Mais que fais-tu à poil, mets ton pyjama !
Mathilde est dans mes bras avec son biberon, elle commence à fermer ses yeux quand j’entends Émile appeler :
– Maman ! Je peux sortir de la douche ?
– Mais oui, vas-y, mais tais-toi, j’essaie d’endormir Choupette !
– Oui, oui, je me tais, je ferme ma gueule !
Un gros coup de culpabilité m’envahit, depuis que Mathilde est née je suis tellement dure avec Émile. Pourtant je l’aime tellement, mon premier enfant parfait, mon enfant qui est comme descendu d’un monde supérieur pour venir me sauver.
Mathilde a les yeux grands ouverts maintenant, elle a été réveillée par nos cris. Encore 20 minutes avant qu’elle dorme. Je la dépose doucement dans son lit. Je l’aime tellement elle aussi. Je l’aime autrement que j’aime Émile, je lui suis tellement reconnaissante d’avoir choisi de venir quand je ne croyais plus qu’on soit capables d’avoir des enfants. Une fille ! Une fille aussi belle, aussi douce, aussi facile !
– Bonne nuit ma Louloute, je t’aime tellement !
Je ferme la porte, l’heure d’Émile est arrivée, l’heure où il est prêt à se coucher et je me glisse à côté de lui et lui lis un chapitre de Jules Verne. C’est le moment où je me fais pardonner pour toute la violence que j’ai dirigée vers lui pendant la journée, pour tous les cris qu’il a essuyés alors qu’il n’était pas le vrai destinataire.
On lit le chapitre. Je lui fais un câlin.
– Je t’aime tellement ! tu sais ça, non ?
– Oui, dit-il doucement.
– Tu es tellement grand. Je peux compter sur toi maintenant ! Merci !
– Bonne nuit, Maman !
Dernier bisou, j’éteins la lumière, je sors de la chambre.
– Maman ?
– Quoi ?
– Je peux avoir un verre d’eau ?
La colère remonte à nouveau comme un éclair. Ce n’est pas fini donc ! Il y a encore des demandes, ça ne s’arrête jamais ! Je prends sur moi, sinon ça va être encore des cris, Mathilde va peut-être se réveiller… Le verre d’eau est bu, les vœux de bonne nuit refaits.
Enfin la journée est finie. Je vais dans la chambre, j’ouvre mon ordi. Y a-t-il des mails ? Quand une voix faible se lève du lit :
– Est-ce que tu pourrais me scanner ces feuilles et me poster mon arrêt maladie ?
– Quoi ?? Tu veux que je fasse ton administration maintenant ? Mais qu’as-tu fait toute le soirée ? Tu n’es pas un enfant, l’administration tu peux te la faire toi-même ! C’est hors de question que je me mets maintenant à scanner des trucs, l’imprimante ne marche même pas, j’ai fait ça toute la journée. J’en peux plus !!! J’en peux plus !!! Je passe ma journée à vous servir ! J’en ai marre, je me casse !
– Tu es une femme méchante !
Je suis une femme méchante. Je pleure dans la salle de bains. La journée continue, je vais de l’avant. J’avance et j’avance et je ne sais pas où je vais. À vouloir trop ramasser, j’ai tout perdu en chemin. Nous sommes deux méchants avançant l’un à côté de l’autre, attelés à ce ménage qu’on tire de toutes nos forces, qu’on porte sur nos épaules. Ses épaules à lui viennent de se casser. À moi de le porter maintenant, lui aussi. Méchante ma situation, méchante mon apparence, toujours dans une précipitation misérable comme un ouvrier attelé à une chaîne. Méchante cette femme que je suis devenue, une femme étrangère, anonyme, une femme méchante comme bien d’autres sans nom, sans identité, sans qualités, à qui son existence échappe, à qui sa vie coule entre ses doigts comme du sable sur une plage.