Le Corps – Partie 1
Acte 1 – Bloc 1 – Beat 1
1 136 mots
Synopsis :
Le soulèvement imminent des enfers force le nouveau Pape des anges à devancer la fusion corps-esprit de la créature destinée à le conseiller, mais sa tâche se complique lorsqu’il réalise qu’il doit d’abord réparer les blessures psychologiques qu’il lui a infligé de son vivant.
————
« Le pardon c’est choisir de se libérer d’un boulet et de sa chaîne, » disait Mary Grimmins, une invitée régulière à mon talk-show matinal. Je repris une lampée de whisky, ce retour de la pause était prometteur. L’académicienne de Harvard nous promettait rien de moins, que de révéler le secret du paradis. Je sentis monter un désir de paix, mais il fut réprimé par un coup au cœur. Mon cas posait en effet quelques problèmes.
Les harangues de la régie filtrèrent dans l’audio comme une sorte de filet nasillard. « Ne vous laissez pas endormir ! Confrontez-là ! Réagissez ! » hurlait une voix.
Les animateurs de l’émission “Les Éveillés”, deux hommes et une femme, se redressèrent. L’un d’eux ajusta son écouteur, le visage inquiet. La vidéo montrant le laboratoire de la chercheuse défilait à l’écran. Une cinquantaine de personnes travaillaient, installés dans une église. La séquence s’attarda aux tuyaux d’orgues pour se terminer sur un plan large de la nef.
La régie cracha un nouveau fiel. « Demandez-lui pourquoi elle s’est installée dans ce bled perdu. » Une autre voix, plus jeune, ajouta : « …et que fout l’écran de tracking des entités diaboliques sous le crucifix ? »
Le type à cravate, celui dont le sourire niais était proverbial, ouvrit le feu. « Quel est le rôle des moines dans vos recherches ? demanda-t-il. Sa partenaire, une poupée Barbie au décolleté patriotique, enchaîna. « Vos traqueurs sont-ils vraiment des anges tombés des cieux ?
— Non bien entendu. Ils atterrissent avec leurs ailes, » répondit Grimmins.
Une caméra montra la régie exploser de rire, on aurait dit une troupe de diables se vautrant dans un chaudron. La présence de cette invitée doublait d’ordinaire les cotes d’écoute, mais cette fois, l’audimètre allait exploser.
La chercheuse poursuivit, tenant apparemment à ne pas se laisser dérouter. « Il est urgent de se rappeler l’importance du pardon, enchaîna-t-elle.
— Mais comment éviter la damnation si on est engluée dans une relation avec un goujat ? demanda l’animatrice.
— Retrouver l’offense initiale est essentiel, car le pardon doit porter sur une chose précise. »
Les cieux me furent témoins que la trentaine embellissait cette femme. Ce visage long au nez droit et doux, ces lèvres laissées au naturel faisaient le plaisir des caméramen qui ne se gênaient pas pour serrer le cadrage.
Et puis, il y avait ces questions au sujet de l’âme sur lesquelles elle butait. L’incapacité de Mary Grimmins à répondre à une question contenant le mot « âme » attisait les braises sur les réseaux sociaux où les Évangélistes-de-la-Réalité, la secte formant le gros de l’auditoire du réseau SkyFox News prétendaient que le célèbre tableau de bord de la chercheuse servait à coordonner les esprits du mal plutôt qu’à les traquer. Je me penchai sur la télé, ça venait encore de se produire. « Qui avez-vous dit ? » demanda-t-elle les sourcils froncés. Les trois animateurs éclatèrent de rire. L’autre homme, celui au visage faussement sérieux, fit mine de parler à une sourde. « Croyez-vous que certaines âmes soient incapables de pardonner ?
— Je ne connais pas ce peuple, mais le pardon n’est pas une affaire de culture ou de niveau social. Il s’agit d’un travail intérieur. »
Je me tapai sur les genoux, Grimmins avait encore loupé, mais l’animateur à l’œil louche coupa la parole. « Professeur ! Cette histoire de pardon, n’est-ce pas un peu trop vertueux ? L’autre jour, mon épaule a frappé une femme qui s’est étendue de tout son long sur le trottoir. Quand elle a réclamé des excuses, je lui ai répondu “Cesse donc de gémir ma poule ! Le même coup d’épaule aurait pu être bénin pour quelqu’un d’autre. Je n’ai aucun moyen de savoir ce qui va te faire mal.“ Quand elle a insisté sur cette histoire d’excuses, je lui ai répondu qu’au final, la victime dans cette affaire c’était moi, parce que l’attroupement et son insistance à me faire paraître comme un agresseur pouvaient me causer bien plus de torts qu’à elle, qui n’avait au final qu’une petite douleur ! »
Les “ like” sur l’écran se mirent à défiler comme des hordes de griffons sortis de l’enfer. Les Évangélistes-de-la-Réalité approuvaient massivement l’animateur. La barbie retourna un visage de furie vers le professeur Grimmins. « Alors que peut faire cette femme quand le salaud n’a aucun regret ? demanda-t-elle.
— Elle doit cesser de mendier sa compassion.
— Facile à dire. »
Une poussière tomba dans l’œil de l’animatrice. Grimmins poursuivit.
« La clé réside dans notre souffrance. Il est essentiel de saisir combien elle compte à nos yeux, et cela, sans égard à celui qui nous a offensé. C’est le début d’un chemin difficile, mais combien fondateur. »
Mon sang se figea.
« Hey ! Ho ! Ma jolie ! T’es déconnectée de la vie, » lançais-je en direction de la télé.
À l’évidence, cette planquée de Harvard n’en avait jamais bavé ! Le cortège de mes victimes se mit à danser dans mon esprit, comme à l’habitude. Ces soldats morts au champ de bataille, ces blanc-becs envoyés sous mes ordres au combat me hantaient depuis trop de décennies. Je n’allais jamais cesser de souffrir, je le savais. Je revis mes enfants me lâcher, ma femme aussi, à sa manière. Sa décision avait eu l’effet d’un doigt dressé pour me condamner au châtiment avant l’heure. Je me levai pour reprendre une dernière rasade.
« Pourquoi insistez sur le pardon docteur Grimmins, pourquoi maintenant ? » demanda le débile assis à ses côtés.
— Parce que la grande invasion des forces du mal est imminente. Nous brûlerons bientôt tous en enfer si nous ne faisons pas quelque chose. »
Le rire du public en studio se mêla au bruit de mon verre contre la cheminée. Cette femme venait de gâcher ma journée alors qu’elle m’avait emmené tant de fois dans un monde sans souffrance. Je n’étais maintenant plus qu’un colonel à la retraite, un vieil insignifiant qui maugrée sur la politique entre deux parties de golf. Je repris une lampée de Whisky à même la bouteille. Grimmins apparaissait à travers le défilement du générique, l’air empreint de dignité. Je la regardai se tenir droite, les mains plantées entre ses cuisses. Un mouvement d’épaule fit tomber son pull. « J’irais chercher ton âme aux enfers si on me le demandait ma poule ! » grommelai-je.
Et alors ça se produisit. Une bosse dans le mur apparut et se déplaça au-dessus de la tablette des faïences, celles que mon épouse adorait tant. L’une d’elle s’en alla choir au sol emmenant avec elle la photo de nos cinq enfants dans une volée de porcelaine. Je m’approchai, au risque de m’effondrer. Après huit décennies, mon équilibre n’était plus ce qu’il était. Le gypse déformé était chaud comme à chaque fois. Il y eut une vibration et puis, plus rien, le plat.
Jusqu’à ce que ça recommence. Ce phénomène avait lieu à chaque entrevue du professeur Grimmins. Cette fois le toubib allait me couper les calmants.
Merci à toi d avoir relevé le défi avec brio…j attends la suite impatiemment !
Je ne sais pas ce qu’il prend, mais j’en veux!
Non je plaisante… Très bon écrit, fluide et captivant.
Ce corps qui devient forme. Cette forme qui devient corps.