A Vannes, sur la place Henri IV bordée de maisons médiévales à colombages, Laure se presse vers sa voiture, les véhicules des riverains ne peuvent stationner que vingt minutes depuis que le centre intra-muros es devenu entièrement piétonnier. Elle pose son grand sac fourre-tout sur le capot pour y prendre ses clés et son badge de stationnement, s’agace à les chercher, lève la tête en soupirant d’énervement et le voit qui débouche sur la place par la rue de la Monnaie, à l’opposé d’elle. Tout en fouillant dans son sac, elle tient à suivre du regard sa silhouette élancée, légèrement replète, jusqu’à l’endroit où elle disparaîtra de son champ de vision. L’allure familière la rend songeuse, les souvenirs remontent.
Une averse diluvienne a balayé la ville et vient de s’arrêter aussi brusquement qu’elle a déferlé, Fabien s’est abrité sous un porche, il ne prend jamais de parapluie, maintenant il se hâte en évitant maladroitement les grandes flaques d’eau qui stagnent sur le sol pavé, l’esprit tendu vers le moment à venir, vers la rencontre, qui dès la première fois, l’a bouleversé avec une telle force que sa vie lui apparaît aussi irréelle qu’un songe. C’est pourtant elle qu’il aperçoit venant vers lui, il ne rêve pas, il s’arrête au milieu de la place, paralysé, s’affole en pensant que des passants pourraient avoir les yeux braqués sur eux.
Amélie sourit, elle pense que la vie est belle, que la ville est belle, que la place est féerique avec ses vieilles maisons à pans de bois à étages comme un décor de cinéma, elle ne manquerait pour rien au monde son rendez-vous comme les précédents, elle l’a rencontré enfin, elle a réalisé son désir, elle avait peur qu’il soit gêné, indifférent, qu’il n’éprouve rien pour elle et à son grand soulagement, les choses s’étaient déroulées bien mieux qu’elle ne les avait imaginées. Il avait pris sa main qu’il avait serrée dans les siennes, la contemplant longtemps en silence, ses yeux bleus sidérés. Elle est trempée à cause de l’averse, elle s’en fiche, elle va le voir dans leur petit bar déjà habituel, en tournant la tête elle le découvre soudain et se précipite vers lui oubliant toute prudence, c’est plus fort qu’elle, elle a tellement besoin de lui.
Pour l’instant, Laure est mélancolique en évoquant mentalement les années passées auprès de lui, leur amour caché, leur mariage contre vents et marées, ses parents l’avaient accepté difficilement, Fabien n’était pas du même milieu social qu’eux, et plus tard, sa réussite dans le développement de l’entreprise de son père avait fait taire toutes les réticences familiales, leurs enfants, des enfants de l’amour comme on dit, et même s’ils n’étaient pas aussi amoureux qu’autrefois, un attachement fort les liait toujours. Pour l’instant, elle se sent émue, elle lui sourit de loin, il ne l’a pas vue, son mari pressé et distrait.
Sur le coup, Laure ne comprend pas ce qu’elle voit, une jeune fille coure vers lui et se jette dans ses bras, il semble hésiter mais finalement entoure ses épaules et tous les deux s’étreignent avec force, l’étreinte dure, elle lui paraît durer longtemps tant elle est dense, non ce n’est pas son mari, elle s’est trompée, c’est un homme qui lui ressemble, ce n’est pas lui, pas avec cette gamine, son esprit se brouille, refuse l’impitoyable réalité, mais dans la seconde qui suit, elle ressent le coup dans l’estomac, la douleur qui remonte dans la gorge à la limite de la nausée, le cri étouffé, les larmes qui ruissellent sur ses joues.
Elle ne sait pas comment elle est sortie de Vannes, elle conduit comme une somnambule, elle vient de réaliser qu’elle est sur la route de la presqu’île de Rhuys, elle est secouée alors, tout à la fois, de larmes et de rires âpres, elle a rejoint la cohorte des femmes que leurs maris trompent avec des filles tout juste sorties de la puberté, elle était certaine que ça ne leur arriverait jamais, pas à elle, pas venant de lui. Elle actionne son clignotant tardivement pour s’arrêter au niveau d’un petit bois, la voiture qui la suit freine brutalement, le conducteur fait hurler son klaxon puis accélère en l’insultant, elle n’entend pas, elle claque la portière et part en courant dans le bois où elle hurle toute sa douleur.
Fabien se rase dans la salle de bains, il se regarde durement dans la glace, il se dégoûte d’être lâche, il avait peur de foutre leur vie en l’air en lui disant la vérité, maintenant c’est pire depuis que Laure est dans le coma, il s’en veut tout le temps, il se torture par des reproches continuels. Elle a eu un accident de voiture sur la route de la presqu’île de Rhuys, où allait-elle , elle ne devait pas se trouver se trouver là.
En pénétrant dans la chambre d’hôpital, il tombe sur l’infirmière qui finit la toilette de sa femme, elle l’accueille d’un sourire encourageant ;
– parlez-lui comme d’habitude, je vous assure qu’elle vous entend, c’est important qu’elle sache que vous êtes proche d’elle.
Il est seul avec Laure dans la chambre, elle est pâle dans son sommeil profond, il regarde tous les fils qui retiennent sa vie, prend sa main, la caresse délicatement avec sa joue, il hésite encore, puis d’une voix tremblante, il s’arrache l’aveu :
– Laure, ma chérie, il faut que je te dise, j’aurais dû te parler d’elle, pardonne-moi, j’avais peur de te faire du mal, de tout briser, voilà : elle s’appelle Amélie, elle a dix neuf ans et c’est ma fille.