Mais qu’a donc ce fichu projecteur à siffler ainsi ?…

3 mins

      Mais qu’a donc ce fichu projecteur à siffler ainsi ? Attablée sur le bureau de la salle, Hortense s’agace. Elle a passé l’après-midi à corriger des copies plus horribles les unes des autres, n’ayant pour seul réconfort à sa solitude que le ronronnement du lecteur vidéo. Pour accentuer sa mauvaise humeur, ses stylos refusent de fonctionner. Pire, le rouge est venu étaler sa fatigue sur sa main, laissant l’encre dégouliner de ses doigts. 

– Dis donc, qu’est-ce qui te prend à injurier ainsi un pauvre crayon innocent, rigole un homme en passant la tête à travers la porte. 

– Alexandre, sourit Hortense. Toi qui est prof d’art plastique, tu dois savoir leur parler. Alors pourrais-tu le discipliner ? Ou bien je le jetterai. 

L’homme à la barbe rousse s’approche du bureau. Son mètre 90 s’impose dans la lumière de la fenêtre. Pourtant monsieur Poitevin est loin de ces hommes charismatiques et imposants que l’on prend pour vigil ou directeur d’entreprise. Lui se serait volontiers contenté d’un petit mètre 70, juste assez pour se faire oublier dans les grandes réunions ou les dîners organisés. Seulement voilà, qui ne veut pas être vu se retrouve dévétu, et son corps a poussé en haricot jusqu’à offrir un buste mince et frêle sur lequel s’est miraculeusement posé une tête joliment arrangé en ovale dans laquelle deux billes vertes s’accrochent. Son air calme et jovial a laissé de coté le géant imposant et déroutant des années de jeunesse pour un être discret que la quarantaine gate d’une barbe roussatre. Il est le premier à avoir parlé à Hortense depuis son arrivée. Un croisement dans les couloirs qui s’est fini en déjeuner improvisé dans la superette d’à côté. Hortense lui avait paru froide et distante, et cette méfiance lui avait redonné un air de jeunesse, lui qui avait connu les aigreurs des premières années du métier. Ils avaient alors continué de se voir entre deux cours, puis les mois avaient espacé les repas extérieur. Hortense s’est trouvée d’autres collègues, Alexandre est retourné à sa cantine. Une amitié de carton mouillé sur laquelle chacun avait peur de tirer. 

– Je suppose que tu n’es pas venu jusqu’au deuxième étage pour me calmer, commente Hortense en coupant court le silence qui venait de s’installer.

– En effet, répond-t-il avec un air de défit. Page t’attend. 

– J’arrive, alors.

Le ton impacible fait bondir Alexandre, visiblement troublé par son calme. Hortense s’active. Elle range ses affaires en vitesse, priant pour que ce fichu stylo ne recommence pas à fuir dans son sac et accourt vers la porte.

– Attends ! 

Alexandre la tient par le bras. Peu habituée à cette pratique chez son collègue, Hortense s’écarte doucement de lui. Par sa bouche entrouverte et son regard fixe, elle cherche à déceler s’il s’agit de crainte ou de surprise.

– Pardon, s’excuse-t-il en la lachant aussitôt. Je….c’est vrai ce qu’on dit à ton sujet ? Pour…l’année prochaine. 

Sa soudaine timidité la fait sourire. Elle ne s’imaginait pas être au centre des conversations, mais encore moins à être dans les préocupations d’un homme pourtant si distant des autres.

– Laisse les rumeurs au vent, Alexandre. Tu verras bien. S’il revient vers toi c’est que tout est vrai. Sinon tu ne l’auras pas suivi pour rien.

En s’enfuyant dans les escaliers, il lui semble entendre le long soupir de son collègue. Mais la salle est déjà loin derrière, et les escaliers s’avalent à grande vitesse. Hortense ne peut s’empêcher de le remercier intérieurement. Il est le premier à lui avoir demandé. Ce qu’elle ignore en revanche, c’est qu’il est loin d’être le dernier. 

Madame Page se tient bien droite sur sa chaise, le regard sévère. Son chemisier blanc s’ouvre légèrement sur un collier fin en perles rosatres. Les rideaux fermés laissent entrevoir la fin de journée pressée et attendue. Hortense entre et s’asseoit sur un fauteuil couleur menthe au dossier lasséré d’années de labeur. 

– Vous comptiez n’en parler à personne ? Partir, comme ça ? 

– Je ne vois pas l’interêt de mettre plus en avant mon départ que celui de plus de dix autres collègues, madame. 

Le ton glacial la fait frissonner de surprise. La principale réajuste une mêche insolente et se pince les lèvres. L’entretient s’annonce compliqué.

– Bien. Oserais-je vous rappeler que les demandes de mutation sont en cours ?

– En effet, j’ai fait les miennes, répond Hortense avec calme.

– Et donc ? S’impatiente l’intéressée.

– Je m’en vais en Inde mi-juillet. 

La phrase résonne dans le petit bureau clos. Il semble à Hortense l’entendre cogner les murs, la fenêtre, les classeurs sur l’étagère, et dans un grand fracas, heurter la tête de la principale. Sonnée, cette dernière rassemble ses mains et la regarde.

– Ainsi ce que je croyais mensonge est une vérité. Et pourquoi l’Inde ?

– Est-ce qu’il faut une raison ? Tente Hortense.

– Pas pour vous à ce que je vois. Et qu’allez-vous faire là-bas ?

L’expression attendait Hortense, elle le savait. Ce “là-bas” de dégout, de mépris, comme un lieu de dernier recourt. Là-bas se trouve la chaleur d’une vie encore ensommeillée, tout juste accoutumée aux changements du monde. Mais dans ce là-bas se niche le prix d’une liberté jusqu’alors étouffée.

– Enseigner, madame. Enseigner l’Histoire et la Géographie, répond-t-elle avec assurance. 

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1 Commentaire
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DeJavel O.
2 années il y a

Toujours cette même atmosphère de froideur entre les partis, si bien ressentie, avec à l’intérieur une cocotte minute prête à exploser. Vraiment bien !

Je remarque une chose (à corriger idéalement car facile dans ce cas-ci ) : Dans une scène, on ne doit être que dans la tête d’un seul personnage. Or, la ligne a été franchie à cet endroit : "Hortense lui avait paru froide et distante…" – parce que nous sommes dans la tête d’Alexandre alors que dans le reste du texte, nous habitons la tête d’Hortense.
——-
Donc un déplacement en Inde serait à prévoir ! Intéressant ! Souhaitons à Maryse de trouver un peu de chaleur humaine dans ce mouroir où elle vit !

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