Cinquième acte de l’arc d’Ëjj le semi-elfe. Bonne lecture !
Quand Nellis et Mú arrivèrent sur place après une course effrénée et dangereuse à travers le bois enneigé, ils ne trouvèrent rien. Mais vraiment. Plus rien. Le néant. La clairière ressemblait à un marécage pollué. Et en son centre, se dressait, tordue de douleur, la carcasse du vieux chêne.
La sorcière entendait encore ses gémissements d’agonie. Le vieux chêne était mort, mais pas tout à fait. Mú voulut la retenir quand elle s’approcha mais elle le repoussa sans aménité. Ses pieds glissaient sur la boue noirâtre sans s’y enfoncer. Elle ne pensait plus, ne comprenait rien. Comment ? Elle était partie seulement quelques heures.
Le vieux chêne s’étira soudainement et émit un long, puissant, écœurant gargouillement. La base du tronc enfla en une masse sombre, menaçante. La sorcière hésita, confuse, puis continua d’avancer. Elle étouffa alors un hoquet d’horreur.
Elle n’avait rien ressenti, aucun frisson. Pour la simple raison qu’il n’émanait d’eux aucune once de vie ni énergie spiritique. Comme s’ils n’existaient pas. Et pourtant, ils étaient là, bien visibles, agglutinés autour du tronc éventré et des branches tombantes. Les plus gros avaient la taille d’un hibou dodu. Des ailes poussaient sur certains. Nellis fut frappée par leurs yeux rouge sang imprégnés de profonde malveillance qui la dépeçaient de leur éclat démoniaque. Certains en arboraient trois, d’autres quatre, les plus gourmands huit. Leurs pattes : longues, noires et poilues. Quatre pour les uns, huit pour les autres. Aucune pour certains.
Des insectes, ça ?
Comment les décrire autrement ? Un rassemblement hétéroclite de fourmis, de mouches, de scorpions, d’araignées et de scolopendres. Des spécimens tous plus déformés les uns que les autres, atrocités sans nom. Cela dépassait toutes les horreurs que Nellis avaient jusqu’ici rencontrées. L’essaim surpeuplé dévorait la carcasse du vieux chêne dont les plaintes brisées tantôt s’intensifiaient, tantôt s’atténuaient. La sorcière assistait, médusée, à l’agonie de son vieil ami. Son oncle de toujours. Son grand-père.
Pourquoi ?
Elle sentit monter en elle une coulée de magma. Sa fureur explosa plus ardente que les nuées du volcan déchaîné. En un clin d’œil, les insectes monstrueux comme le corps violé du vieux chêne retournèrent à l’état de cendres, aussitôt dispersées par l’ire démente. La sorcière, à bout, tomba à genoux, le souffle court, l’esprit vacillant contre le néant. Quelqu’un lui attrapa la main. C’était Ëjj. Mú et lui s’érigèrent en contreforts autour de la voûte branlante de son corps prostré. Son esprit, lui, n’était plus que ruine encore fumante.
Le furet-léopard avait surgi de nulle part dans un état abominable.
─ Mú ? Corne de démon, que fais-tu ici ? Je t’ai dit de rester à la tanière. Hein ?
Elle s’était figée en constatant que l’esprit de son totem lui était interdit d’accès. Ses efforts s’étaient heurtés à une porte étanche, impénétrable. Son troisième œil se bornait à rester clos. Mú l’avait entraînée en panique en direction de la tanière du vieux chêne, courant tel un lièvre détraqué au mépris des pièges de l’hiver.
Jilam… Jilam ! Niu ! Mousse ! Jilam ! Jilam ! Ses appels muets restaient sans réponse, comme si son esprit avait été brutalement expulsé du réseau des pensées du bois. Le silence la terrifiait. Jilam. Niu. Mousse. Aucune trace d’eux, nulle part. Pas l’once d’une pensée réconfortante. Le néant. Un abîme sans fond. Le bois semblait mort. Sa respiration, coupée. Sa vie, éteinte. Comme le vieux chêne. Grand-père.
Sa voix était étouffée par les sanglots impossibles à réprimer. Ëjj et Mú la consolaient au mieux de leurs moyens, bien misérables du fait de leurs propres cœurs broyés.
Mú se sentait aussi isolé et perdu que Nellis. Lui non plus ne comprenait pas pourquoi leur lien totem avait subitement rompu. Il ne pouvait lui communiquer ses pensées, ni elle les siennes. Il était réduit à l’état d’animal, et la peur qui le morcelait se consumait dans une mer de rage. Oh oui ! Il aurait aimé, en cet instant, étriper l’un des monstres à tête de chat, sécher ses larmes et celles de sa sorcière aimée avec le pelage écorché. Par toutes ses tâches, jamais, depuis leur rencontre, il se s’était senti aussi seul et vulnérable.
Il se souvenait. Souvenir entretenu par ses plaies lancinantes. L’odeur du sang. Le sien. Elle était apparue, son merveilleux visage crevant les murailles de l’enfer, enveloppé d’un bonnet de soleil. Il l’avait pris pour un astre tombé du ciel. Il avait souhaité qu’elle l’emporte, et elle l’avait fait. Il se rappelait. Du choc lorsque leurs âmes s’étaient étreintes. L’effroi, aussitôt dissipé par une sensation que son esprit lent de furet à moitié léopard ne saurait décrire. Un bain de sable chaud. Une longue sieste dans la brousse. La caresse d’une brise estivale mêlée au chant larmoyant des nuages. Le poids de la solitude, envolé. La liberté du lien. Lien d’espoir. Espoir jaloux. Espoir consumé.
Le vieux grand-père, parti. La tendre biche à l’haleine fruitée, partie. Même le chapardeur de totem, parti. Enfin, après tant d’années à prier le dieu des queues touffues et des museaux mouillés, son souhait s’était réalisé : il se retrouvait enfin seul avec sa sorcière adorée, comme au bon vieux temps. Sauf qu’en ce bon vieux temps, il pouvait lui parler. Seul. Oui.
Oui, Mú se souvenait. De la bête qui avait envahi la tanière en explosant la fenêtre. De la clairière cernée. D’eux pris au piège…
Les gros matous aux regards de sang ceinturaient la clairière du vieux chêne sans laisser la moindre chance aux deux silhouettes maigrichonnes et à la demi-portion de poils sur graisse ratatinées au pied des racines du grand arbre nu. Les feulements infernaux avaient chassé la bise hivernale. Le bois alentour s’était recroquevillé tel un parterre de fougères, impuissants à déloger leurs racines. La mâchoire se refermait lentement sur eux. Mú connaissait sur le bout des griffes la sensation. Du plaisir que l’on fait durer, sentir la peur grignoter la proie, s’en délecter jusqu’à la lie. Lui seul pouvait saisir l’extase du traqueur au paroxysme de sa traque. Sauf que du rôle du traqueur, il était passé proie.
─ Dans l’arbre, vite ! hurla Niu.
Les monstres les laissèrent grimper, trop heureux de les voir s’agiter. L’odeur du sang bouillonnant dans les artères terrorisées. L’espoir s’accrochant à sa branche. Un délice incommensurable confinant à la folie.
L’elfe déchira sans retenue le bas de sa belle robe bleu nuit afin d’éviter que quelque branche ne s’y accroche comme un amant trop possessif. Jilam, qui n’avait jamais été un bon grimpeur, se collait au tronc comme un puceron, les paupières closes, pensant naïvement que la vision seule appelait le danger.
Le vieux chêne vacilla sous la férocité des fauves, leurs ombres noires feulant entre ses solides racines, lacérant son tronc, lui arrachant son écorce morceau par morceau comme on dépiaute un lapin. Les tourments du grand-père du bois voyageaient ensuite via le tapis d’humus jusqu’aux racines de ses congénères et descendants, témoins misérables de son agonie.
Nos oiseaux perchés étaient, eux, trop terrifiés pour songer à la compassion. Leur propre terreur se nourrissait confusément de celle de Mousse-qui-pique, enfoui dans la poche de Jilam et incapable de contenir ses dons.
Leurs bourreaux auraient pu aller les cueillir sur-le-champ mais préféraient de loin saliver de leurs tortures. Mú savait néanmoins que tôt ou tard les engeances aux airs de chat se lasseraient du jeu. La faim rameuterait l’impatience. Et alors… Non ! Hors de question de périr comme un lapin terré dans son trou.
Le furet-léopard décolla subitement, d’un puissant bond depuis l’extrémité d’une haute branche, sous les regards estomaqués des deux bipèdes retournés à l’état de limaces rampantes. Un instant, il plana au-dessus de la clairière avant d’atterrir dans la boue et d’aussitôt détaler, les yeux rouges à ses trousses. Queue effilée, pattes vives et museau rentré, Mú déguerpit à la vitesse de la bourrasque en survolant le sous-bois enneigé. Il tenta à nouveau de contacter Nellis, sans succès. Son troisième œil était aussi froid que la neige qu’il foulait sans la creuser. Ses oreilles bourdonnaient des feulements sadiques, mais sa truffe n’identifiait aucune odeur spécifique, inhabituelle, comme si des fantômes le pourchassaient. Fantômes ou non, il devait rapidement les perdre ou bien la fatigue le rattraperait, la mort dans son sillage. Le furet-léopard marqua donc une série de zigzags destinés à flouter sa trace, puis décrivit un cercle de plusieurs lieues pour finir par se planquer sous un rocher aux trois quarts enseveli sous la neige larmoyante. Par chance, le ciel le soutenait. Ses larmes givrées recouvrirent bientôt son trou-refuge, camouflant son odeur. Les monstres à tête de chat passèrent et repassèrent près du rocher sans rien noter. Leurs feulements accompagnaient leur absence inquiétante d’odeur.
La nausée écœurait Mú. Rien à voir avec la peur ni le ragondin de cette nuit. Il se sentait mal d’avoir abandonné Niu et Jilam. Il avait trop tardé sous son rocher, à attendre que l’hiver se meurt.
Et voilà où ils en étaient rendus. Le vieux chêne n’était plus. La clairière transformée en lagune pestilentielle. Terrassé le jardin de la sorcière. Enfoui sous la boue le puits. Réduits en poussière les livres de Jilam. Effacé le travail de sa vie. Disparu le nid de leurs souvenirs. Heureux et malheureux. Comment un tel malheur avait-il pu frapper ? Nellis était l’être le plus puissant de ces bois. Esprits et dieux l’évitaient, effrayés à l’idée de goûter son courroux. Alors, comment ?
Pour l’unique et simple raison que l’omniscience lui faisait autant défaut qu’à chacun. Là où elle n’était pas, elle ne savait agir. La puissance aveugle et sourde est une puissance soumise.
Jilam… Nellis tentait désespérément, depuis maintenant des heures, d’ouvrir la porte close du monde des pensées tandis que Ëjj et Mú la couvaient, aux aguets.
Le semi-elfe démontrait ainsi sa patience tant vantée. Ses lèvres ne s’étaient pas descellées une seule seconde, laissant la sorcière seule avec sa peine, car lui-même, en pareille situation, l’aurait souhaité. Perdre son monde, le voir s’émietter entre ses doigts paralysés par l’impuissance, il ne connaissait que trop bien ce sentiment. En plus de cela, il se sentait coupable. Sans lui, ces malheurs atroces ne seraient jamais advenus. Il le savait. Sa malédiction le poursuivait où qu’il aille. Cette fois, elle s’était pressée. En voici le résultat.
Pourquoi fallait-il qu’il s’obstine à vivre ? Détruire ce mal en lui relevait de sa responsabilité. En vain, il avait cherché un moyen de briser la roue infernale. Ne lui restait plus désormais qu’à disparaître. S’effacer pour le bien du monde. Et pourtant… il désirait plus que tout vivre. Oui. Vivre.
*
La Dame du Couchant, revêtue de sa robe de deuil, pleurait au cœur d’un ciel d’hiver peint de nuages sombres aux fumées écarlates donnant l’illusion d’un bois saignant par toutes ses artères et ses veines.
Tous les elfes du Cœur-du-Bois s’étaient rassemblaient sous la butte sacrée, autel des dieux afin de veiller et de prier pour leur protection en ces temps funestes. Pendant que, entre les racines d’un géant aussi ancien que le vieux chêne terrassé, la Gardienne, témoin des malheurs depuis l’aube du bois-monde, offrait l’hospitalité à deux sources primaires du chaos.
─ Partout, la douleur nourrit bouches et gueules de son lait empoisonné. Les geais de givre fredonnent des mélopées mortuaires. Le brame du cerf impérial est fendu de maux. Dans leurs terriers, les dormeurs à fourrure grimacent d’un sommeil peuplé de diables cauchemardesques. Tous pleurent la mort de l’ancien qui a veillé le bois depuis son aube. L’un des derniers témoins de ces temps oubliés. Ce crime ne saurait être pardonné. Le néant l’a enfanté. Tôt ou tard, rétribution tombera. Déjà, sous les futaies gelées, à l’ombre des monts couronnés, à travers le bois endeuillé, les loups de fumée, gardiens de l’ordre naturel, répandent leur fureur embrasée. Oui, toutes les meutes se sont assemblées un vaste ost hurlant sous la bannière de la mère vengeresse. Les entendez-vous ?
Oh oui ! Même à l’intérieur du gosier épais du grand chêne, les notes perçantes arrivaient aux oreilles des habitants de la tanière. Nellis, une timbale de thé froid non-entamé entre ses mains gelées, observait la vieille elfe aux traits de parchemin sous un masque bouffie rougi par les larmes non-versées.
─ Cette haine qui nous unit depuis toujours ne saurait surpasser le chagrin qui nous étreint en ce jour, parla-t-elle d’une voix solennelle écartelée par les sanglots avalés. Nos cœurs à toutes les deux saigne. Je le sais.
La Gardienne lui opposa deux éclairs circonspects, néanmoins teintés de chagrin.
─ Le jour où tu as installé ta tanière, je t’ai conspuée pour cet acte que je concevais sous les traits d’un vicieux méfait envers les ancêtres du bois. Forcée, je fus plus tard, de constater que l’ancien t’avait adoptée. Un lien vous unissait, c’est certain. Semblable à celui qui te liait à Jilam. J’ai eu beau désapprouver votre union, j’appréciais cet humain. Sa détermination et sa curiosité pour notre monde. Je pleure également la mort de Niu. Pauvre enfant. Des parents perdus si jeune. Et voilà qu’elle aussi revient à la terre avant l’heure convenue. Des temps bien sombres, nous vivons. Si sombres.
─ Le temps de l’action ! s’anima brutalement Nellis en écrasant sa timbale sur les tapis de nattes.
─ Le temps de la réflexion, corrigea l’ancienne sans s’émouvoir, puis de siroter une gorgée de thé froid.
Ëjj restait muet dans son coin, les pensées dérivant sans jamais s’ancrer. Le semi-elfe était la proie du doute. Sans crier loup, il se leva.
─ Je devrais partir.
La Gardienne le détailla sans méchanceté ni malice, et pourtant l’hostilité habitait ses paroles :
─ L’occasion est passée, j’en ai peur, enfant. Tu n’aurais, de prime abord, jamais dû poser le pied en ce bois. Tu portes en toi la marque du chaos. Ce troisième cœur qui bat en ton sein bat de malfaisance et ses battements, pareils au miel, attirent les meutes du néant. Des tréfonds de l’obscurité nue, les panthères d’érèbe ont émergé de leur sommeil afin de répandre leur œuvre ravageuse sur nos forêts et nos clairières. Vie et mort elles traquent. Vide dans leur sillage. De leurs noires gueules, nul souffle ne s’échappe, ni puanteur de leur ténébreux pelage. Une morsure, une griffure et la souillure empoigne la vie, s’étend jusqu’à l’étrangler. Des blessures, que nul remède ne comble, se nourrissent les larves de sang qui se muent en essaims infinis et voraces. Il n’est plus grand maux, en notre monde, que ces choses. Le néant les produit de sa chair à vide.
Le silence s’imposa. Interrompu par les tapotements de pied d’Ëjj.
─ D’où la nécessité que je disparaisse au plus vite, déclara-t-il.
─ Ton Peau-de-fer et toi nous seraient utiles, l’interpela Nellis. Maintenant qu’elles sont réveillées, les panthères d’érèbe n’iront pas se recoucher de sitôt.
La Gardienne claqua des dents.
─ Oui. Grondera bientôt le vacarme assourdissant des crocs et des griffes mêlés aux hurlements et feulements. Les loups de fumée contre les panthères d’érèbe. Ces deux espèces constituent des ennemis naturels au sens le plus ancien du terme. La vie face au néant.
Ëjj s’adossa à une racine, sa conviction vaincue. Il laissa choir son sac et s’appuya sur son gourdin. Il n’osait croire que sa petite Nuit était perdue, dévorée, jusqu’à son âme emportée dans les tréfonds éternels.
Nellis sentait naître un zest de compassion envers le semi-elfe, essentiellement nourrie par l’hostilité que lui vouait la vieille peau.
─ Peau-de-fer et moi, on se tiendra à vos côtés, cousins du bois, quitte à aller titiller la queue des dieux sombres dans leurs tréfonds humides.
Et, d’un trait, il avala son thé. Son timbre avait été celui du ciel crachant son orage. Sa colère allait de pair avec son chagrin et tous deux s’abreuvaient aux eaux acides des remords.
Après avoir demandé congé à la Gardienne, ils se dirigèrent tous deux vers la cabane de Niu dans l’intention d’y loger pour la nuit. Mú les rejoignit à son retour de chasse. Il avait meilleur mine, bien que toujours marqué par les balafres de son bref rôle de proie traquée. L’air éreinté, il se roula en boule entre les genoux de Nellis pour s’abandonner aussitôt aux murmures du sommeil. À part lui, les esprits veillèrent, incapables de fermer l’œil. Entourés des affaires de Niu, Nellis et Ëjj étaient hantés par son souvenir, si récent et pourtant déjà froid. Ils leur apparaissait inconcevable qu’elle ne reviendrait jamais passer un coup de balai dans son fatras, à peine mieux rangé que celui de la tanière du vieux chêne.
Le vieux chêne… Nellis sentit une boule grossir dans sa gorge, piquante comme une châtaigne. Des serpents de feu fouraillaient son ventre alors que son cœur s’était changé en glaçon. La fatigue avait étouffé la colère, ne laissant qu’un vide immense que n’arrivait pas à remplir le chagrin.
Idiot. Je n’ai pas assez de larmes pour deux.
De son énorme sac en cuir de buffle à trois cornes, Ëjj sortit une colossale carapace de tortue. Le sourcil gauche de la sorcière se dressa. Un large trou creusait le ventre cramoisi de la carapace tapissé d’une multitude de cordes dorées et argentées, tendues entre les quatre orifices destinées à l’origine aux pattes de l’animal.
─ Un vieux musicien me l’a offert. Ses doigts n’avaient plus la force d’en jouer. C’est un muesodro. Les artisans de son pays les fabriquent à partir d’une espèce qu’ils nomment gadrawyl. Je les ai baptisées moi « tortues-dragon ». De fameux spécimens. Lance un bâton et il te reviendra charbon. Tends ton bras et il deviendra jambon, récita-t-il avec un rire sous-entendu.
Parler rallumait sa voix rouillée et apaisait le brasier de ses pensées.
─ Je n’ai jamais vu une chose pareille durant mes voyages, affirma Nellis.
─ Tes pérégrinations, combien de temps ont-elles duré ?
─ Quinze ans. D’autant que je me souvienne.
Ëjj esquissa un sourire tandis qu’il s’attelait à accorder l’instrument.
─ Et que suis-je censé comprendre ?
La sorcière mima la surdité, mais en réalité elle hésitait. Le deuil avait beau l’avoir enseveli, l’habitait toujours ce vide malicieux.
─ Disons que… j’ai une mémoire de troll, dit-elle en se grattant le sourcil. Mes souvenirs fuient autant qu’une outre percée. Et les restes se mélangent.
Le semi-elfe interrompit sa tâche pour lui jeter une grimace incrédule, haussa les épaules, puis se remit au travail.
─ Je comprends. Quand on atteint un si grand âge, que les souvenirs se bousculent, il faut bien vider la tirelire de temps à autre pour éviter qu’elle explose en morceaux. J’ai moi-même semé des aventures sur ma route. Je confonds parfois deux pays, deux visages, deux voix.
─ Quel âge as-tu, sourcier ?
─ 1 253 ans solaires… Soit 16 289 ans lunaires. Et toi, sorcière ?
─ Je l’ignore précisément. Plus ou moins comme toi, j’imagine.
─ Je vois.
Le semi-elfe s’éloigna de la conversation pour se concentrer sur d’une manivelle tenace. Nellis en profita pour fouiller leur logis en quête d’une goutte de liqueur épargnée par Niu. De son point de vue, elle ne profanait rien, car pour elle Niu vivait toujours, à l’image de Jilam et Mousse-qui-pique. Ils habitaient là, sous forme de pensées, si réelles que la sorcière les entendait parler entre eux. Ils riaient de cette méchante farce qu’ils lui avaient concoctée.
Entre deux robes en soie sauvage soigneusement pliées, elle dénicha une gourde en bois qu’elle déboucha pour renifler. Cerise orfraie ?
L’elfe et le semi-elfe burent jusqu’aux confins de cette nuit, plus sombre que toutes les autres nuits. Ils burent et chantèrent au son de la tortue-dragon et du chœur des loups de fumée. De la cerise, âcre au bec, ne resta bientôt plus que le noyau. La remplacèrent la mûre, la châtaigne et la fraise sauvage. Les notes devinrent plus distordues. La fumée de l’âtre, plus épaisse. Les corps, imbibés de sucre, hilares d’oubli, s’étalèrent lamentablement en conclusion d’une esquisse de danse. Dernière rasade, offrande au plancher salvateur. Bercée par les ronflements de buffle du sourcier, la sorcière sombra.
Elle se tenait debout, à l’ombre d’un immense chêne dont les ramures menaçaient de trouer la voûte céleste. Ses racines, plus épaisses que des troncs normaux, se lovaient et s’entrelaçaient en formant un îlot au milieu d’une mer d’encre étoilée. Ses vagues endormies, elle dessinait un miroir couché sans fin dans lequel se contemplait le ciel nocturne. La sorcière détailla le géant d’écorce les cœurs serrés, la cime de ses branches basses, ombres parmi les nuages, puis avança auprès de l’eau qui lui tendit le reflet d’un visage méconnu et méconnaissable. Elle grimaça à la face des étoiles.
L’îlot de racines disparut, au même titre que le grand chêne et la mer miroir. Elle se trouvait à présent au milieu d’un champ enneigé que la nuit rendait gris, couvé par un dôme de lanternes. Son regard chercha, une lueur d’espoir, mais ne trouva personne d’autre qu’elle. Alors la lueur s’éteignit, et sous le poids des larmes retenues, son corps s’effondra, à genoux dans la neige. L’eau perla de ses yeux, se changea en flocons.
─ Pourquoi pleures-tu, enfant ?
Nellis sursauta. Une des étoiles était descendue sur terre et se tenait au centre de la clairière, à quelques pas d’elle. La lumière astrale l’aveuglait. À l’ombre de son bras dressé devant ses yeux, elle demanda :
─ Qui es-tu ?
─ C’est la première fois que nos chemins se croisent, mais mon nom t’a déjà été murmuré.
L’irradiante lueur s’atténua, révélant une licorne auréolée.
─ Mnémo ?
─ Tu t’égares, fleur d’hiver.
La sorcière se redressa sur ses jambes flageolantes.
─ Non. C’est faux. Tu es Mnémo. Jilam t’a décrit de long en large. Tu es l’ancien gardien du bois.
─ Ce n’est pas là que tu t’égares.
─ En quoi alors ?
─ Le vide dans tes cœurs n’a pas lieu d’être. La nuit sans fin n’est pas encore venue pour toi.
─ Il m’a dit aussi que tu aimais le faire tourner en bourrique, s’agaça Nellis.
─ Jilam… Il vit.
Le choc fut tel que la sorcière ravala l’air qu’elle venait d’expirer.
─ Quoi ?
─ Il vit, je te dis, répéta la licorne de sa voix télépathique du vieux-sage-qui-sait-tout.
─ Mais…
Elle ne pouvait y croire après y avoir tant cru. Elle avait oublié comment croire.
Mnémo s’approcha, toujours vêtu de son aura céleste, colla son museau au front de Nellis et ébouriffa ses cheveux de son souffle chaud.
─ Réveille-toi, enfant du bois. Il n’est plus temps de dormir.
Nellis ne s’éveilla pas en sursaut, ni ne bondit de sa couche, mais décolla, littéralement, sous sa forme de chouette, ne laissant dans son sillage que plumes et vêtements. L’aurore embrassait à peine la canopée encore vibrante de lamentations. Un cri, émanant du ciel lui-même semblait-il, retentit, et sous son écho vacillèrent les couronnes des montagnes.
IL VIT !!! VOUS ENTENDEZ ?!! IL VIT !!!
La suite dimanche prochain…